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Mai / 11

Traite négrière : Rouen, une ville prête à assumer son passé

By / Florian Dacheux /

Après un important travail sur les mémoires de la guerre d’indépendance de l’Algérie, la ville de Rouen poursuit celui sur les mémoires de l’esclavage. Mercredi 10 mai, pour la journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions, une balade commentée par la Youle Compagnie a notamment précédé le lancement d’une exposition sur la mémoire de l’esclavage, fruit d’une réflexion collégiale avec les villes d’Honfleur et du Havre. Après Bordeaux, Nantes ou La Rochelle, c’est une grande première pour ce coin de France qui entend faire la lumière sur l’implication du territoire normand dans le commerce triangulaire aux XVIIIe et XIXe siècles en confrontant objets des collections et témoignages contemporains. De la Seine à la Manche.

Traite négrière : Rouen, une ville prête à assumer son passé

Certes, les esclaves ne sont pas passés par Rouen. Mais armateurs et négociants locaux ont prospéré grâce au système de la traite. Dès 9h15, en ce 10 mai, les Rouennais avaient rendez-vous avec leur histoire près du bassin de l’esplanade du Champ de Mars. Sur place, le metteur en scène Ulrich N’toyo et les membres de la Youle Compagnie les attendaient en compagnie d’élèves de 5e et 4e du collège Camille Claudel pour une balade commentée sur les traces visibles de l’esclavage en ville. Pendant près d’1h30, collégiens et comédiens professionnels ont alterné des tableaux écrits et répétés tout au long de l’année scolaire, sous la direction artistique de la Youle Compagnie, actuellement engagée dans la création d’un spectacle lié à cette thématique. « Le but était de travailler sur la notion d’esclavage, explique Ulrich N’toyo. Montrer la différence entre la notion d’esclavage qui existait dès l’antiquité et la traite négrière avec cette déshumanisation des noirs. Montrer la dimension commerciale de la traite, le business. On raconte comment ces hommes ont résisté. On dénonce aussi cette Méditerranée qui aujourd’hui avale ses fils. » Pour nourrir leur réflexion, les élèves se sont inspirés d’un bois du Brésil (ornements de façade d’un hôtel particulier de la rue Malpalu, XVIIe siècle) exposé au Musée des Antiquités de Rouen. « Ce bois sculpté montre des corps d’esclaves beaux et sains, en vie, c’est pourquoi il y avait cette volonté d’écrire ces saynètes avec la Youle en redonnant la parole aux esclaves, témoigne Soizig Kernoa, l’enseignante référente du projet. Mes élèves étant en option LCA (langues et cultures de l’antiquité), ça nous intéressait de travailler sur la question de l’esclavage, de cette exploitation des humains par des humains, de se poser la question du racisme. »

« On montre comment ceux qui se sont enrichis se sont faits théoriciens de l’inégalité des races »

Ces questions, Patrick Le Moal et son collectif se les posent depuis quelques temps… Présent au village d’animations monté aux abords du Palais de Justice par TST Radio, Citémômes, Servi’Plume et Amnesty international, ce Rouennais a coordonné l’ouvrage Rouen colonial paru en janvier aux Editions Syllepse à l’issue de deux années d’écriture. Un livre accessible au plus grand nombre qui nous invite à décoloniser nos imaginaires. « Le but est de regarder Rouen autrement, de voir en quoi les noms des rues, des places, des boulevards, des quais, des établissements scolaires, des statues sont des hommages rendus encore aujourd’hui à la colonisation qui a structuré l’économie de la ville. Cette valorisation masque quelque part la réalité de la colonisation et le commerce d’esclaves. Notre point de départ était de s’intéresser aux racines du racisme, comment on a justifié que les Noirs étaient des êtres inférieurs, cette façon de théoriser la suprématie blanche. Le commerce triangulaire a amplifié cela, avec cet esclavage réservé aux Noirs. On montre comment ceux qui se sont enrichis se sont faits théoriciens de l’inégalité des races en justifiant ces conquêtes. Partout on trouve les traces de ce passé qui a assuré la magnificence de cette ville. » Au fil des pages, on fait alors la connaissance d’un dénommé Bettencourt qui s’est enrichi en conquérant les Canaries pour se lancer dans la production de fibre textile et de cotonnade, l’un des secteurs rouennais les plus concernés par le commerce triangulaire, mais aussi d’un certain Pelissier, l’un des instigateurs des enfumades lors de la conquête de l’Algérie en 1830. De nombreuses familles fortunées rouennaises ont en effet contribué à cette traite négrière, telles que la famille Le Couteulx, des banquiers notamment propriétaires encore aujourd’hui de plusieurs châteaux (ndlr : la ville de Canteleu a même repris à son compte le blason des Le Couteulx). Sans oublier Levavasseur et Asselin, dont les hôtels particuliers se situent dans le centre, ou encore Elie Lefebvre, qui a donné son nom à une rue de Canteleu. « Les familles d’armateurs, autrement dit celles qui finançaient les trajets en bateau pour en retirer un bénéfice, étaient pour la plupart rouennaises, confirme-t-on du côté de la Réunion des Musées Métropolitains de Rouen. Mais comme les embarcations partaient du Havre et dans une moindre mesure de Honfleur, on a longtemps prétendu que le commerce triangulaire ne concernait pas Rouen, pourtant très impliquée dans le financement de cet éco-système commercial. Le conglomérat Rouen-Le Havre-Honfleur a eu un poids comparable à celui de Bordeaux ou Nantes. Revenir sur cette histoire était absolument nécessaire sur un plan éthique, mais aussi au regard de ses conséquences à moyen et long terme sur le territoire et son développement. » 

Laura Slimani et Patrick Le Moal ©FDacheux
« Reconnaître que la ville s’est construite sur cette base (la traite), c’est un premier pas »

Toutes ces initiatives sont la preuve que la ville de Rouen passe un véritable cap dans l’acceptation et la transmission de cette page sombre de son histoire. Une avancée visible à travers les discours des élus lors de la cérémonie officielle qui a eu lieu au pied de la stèle commémorative inaugurée par la Ville en 2022 à proximité du marégraphe, près du pont Guillaume-le-Conquérant. « Commémorer l’esclavage, ses martyrs et ses héros implique de connaître, de comprendre, d’expliquer, a d’abord rappelé le sous-préfet Clément Vives. Les ports de la Seine-Maritime ont joué un rôle important dans la traite négrière, qui était l’un des principaux piliers de l’esclavage. » De son côté, Laura Slimani, adjointe au maire en charge en charge de la démocratie locale et participative et de la lutte contre les discriminations, s’est dit très émue de la portée pédagogique prise par cette journée du 10 mai, autour de laquelle elle estime que « c’est important de revenir sur cette histoire, car on ne parle pas d’esclavage au passé, c’est une histoire intiment liée à celle du racisme », rappelant au passage la loi Taubira du 21 mai 2001 « qui fit de la France le premier pays à reconnaître que la mise en esclavage de millions de personnes au profit de la richesse d’autres fut un crime contre l’humanité ». Selon Ulrich N’toyo, « il était temps », avant de poursuivre : « On attendait cette prise de conscience politique depuis un moment. Mais ce n’est pas fini. Il y a encore des choses à creuser, à fouiller. On découvre à peine que nous sommes sur des terres qui ont participé à la traite qui a été, d’une certaine manière, le carburant du capitalisme. Reconnaître que la ville s’est construite sur cette base, c’est un premier pas. » Alors que cette journée d’actions s’est ponctuée par le lancement de l’exposition inédite Esclavage, mémoires normandes – Rouen, l’envers d’une prospérité (lire encadré) et la programmation d’une conférence de l’historien Eric Saunier, la Youle Cie s’est d’ores et déjà remise au travail. Actuellement en résidence au Théâtre de l’Etincelle (Chapelle Saint-Louis) dans le cadre d’une création théâtrale sur l’esclavage et les migrations contemporaines intitulée Le Bourdon, Ulrich et les siens s’apprêtent à repartir au Congo Brazzaville, en Martinique, Guadeloupe ainsi qu’en Guyane afin de s’enrichir d’histoires familiales. « Dans certains territoires, les blessures sont encore vives, ajoute Ulrich. C’est pourquoi on s’appuie dans le texte sur ces histoires qui se racontent à table, qui ne sont pas dans les livres. » Pendant que Soizig Kernoa entend activer pour la prochaine année scolaire un travail de fond sur le harcèlement scolaire, l’association Rouen Colonial cherche des fonds pour éditer un guide de 16 pages sur 20 lieux emblématiques liés au rôle joué par la ville. A l’instar du bâtiment attenant au palais de justice qui n’est autre que la prison de la conciergerie qui servait de dépôt de la police des noirs au XVIIème siècle. 

 

Florian Dacheux  

« Esclavage, mémoires normandes » :

Rouen, Honfleur et Le Havre main dans la main

 

Pour la première fois dans l’histoire, les villes du Havre, d’Honfleur et de Rouen présenteront simultanément l’exposition Esclavage, mémoires normandes. Chacun des parcours d’exposition (trois sites) comprendra un tronc commun réunissant des documents d’archives, des objets et des œuvres des musées normands, mais aussi des œuvres empruntées mettant en exergue : la Normandie, son contexte économique, industriel et commercial, ses acteurs maritimes (armateurs, capitaines) ; les différentes étapes de la traite (capture, vente, déportation des esclaves de l’Afrique aux Antilles, travail dans les plantations) ;  l’évolution des mentalités et les différentes abolitions (1794 et 1848), et la mémoire. On y apprend notamment que les Normands ont, bien avant le XVIIIe siècle, des habitudes de voyages transatlantiques. Le commerce du bois de braise au Brésil ou encore les tentatives de colonisation en Nouvelle-France les ont conduits aux Amériques tandis que de premiers comptoirs normands sont ouverts en Afrique de l’ouest dès le 17e siècle.

 

Jusqu’au 10 novembre, le musée Eugène Boudin d’Honfleur présentera plus particulièrement la dimension maritime avec l’exposition D’une terre à l’autre. Pendant la même période, l’exposition havraise Fortunes et Servitudes, présentée aux musées d’Art et d’Histoire du Havre à l’Hôtel Dubocage, traitera pour sa part de la question des protagonistes impliqués (équipages, armateurs, propriétaires de plantations, sociétés de commerce, abolitionnistes, présence noire au Havre…).

 

 

Ouverte jusqu’au 17 septembre, l’exposition Rouen, l’envers d’une prospérité sera présenté à La Corderie Valois. Elle s’attardera sur les aspects économiques et industriels de la production de pacotille, le financement des armements. L’accent sera mis sur le système économique découlant de la traite, les fonds investis par les financiers rouennais équipant les bateaux ou encore l’impact dans la vie quotidienne de toutes les strates de la population normande et des personnes mises en esclavage. Avant d’être supplanté par le port du Havre, le port de Rouen avait été choisi en 1716 pour être port du commerce triangulaire, fonction qu’il a poursuivie ensuite en participant à son financement. Environ 400 navires négriers sont partis de Rouen. La puissante Compagnie du Sénégal fut par exemple placée aux mains des Rouennais. En 1754, près d’un tiers des armements du Havre impliqués dans la traite négrière appartient à des négociants rouennais. Le port de Rouen devient également un port de continuation d’entrepôt où sont stockées les marchandises arrivant du Nord. De nombreux capitaines de bateaux ou marins étaient rouennais, Le Havre ne pouvant pas à elle seule fournir tous les équipages. En peu de temps, le complexe Rouen-Le Havre-Honfleur fut le deuxième plus grand centre de traite négrière après Nantes. Au total, ce sont près de 500 bateaux qui sont partis de Normandie entre le XVIIIème et le XIXème siècle.

 

Un passé bien présent

 

Si l’exposition du Musée Industriel de la Corderie Vallois à Rouen met au jour certains éléments du passé, le plus intéressant est peut-être l’écho que cet effort d’élucidation trouve dans certaines de nos problématiques contemporaines. À l’heure où les vêtements sont fabriqués en Inde, notamment, avec le coût humain que l’on sait… La production de fibre textile et de cotonnade et l’un des secteurs rouennais les plus concernés par le commerce triangulaire. Les fabriques de la vallée du Cailly ont notamment participé à la production des indiennes, sortes de toiles de coton peintes ou imprimées. Mais il ne s’agit pas seulement de documenter le passé pour lui-même, puisque l’exposition questionne notre ère post-industrielle à la lumière de celui-ci.

 

(sources : RMM Rouen)

 

  • A noter qu’en 2023, l’esclavage dit « moderne » persiste en toute impunité. Dans certaines parties du monde, telles qu’en Mauritanie ou au Qatar, des personnes sont encore esclaves. Il peut s’agir de traite d’êtres humains, d’exploitation sexuelle, de travail forcé, de servitude pour dette ou de mariage forcé ou arrangé. Lire à ce sujet les derniers rapports publiés par Amnesty International.

 

  • A noter enfin que la cérémonie nationale, qui se tenait au Jardin du Luxembourg à Paris, a rendu hommage à Toussaint Louverture, cet homme exceptionnel passé en un demi-siècle du statut d’esclave à celui d’artisan de l’abolition de l’esclavage et libérateur de la colonie française de Saint-Domingue.

 

Après des ateliers journalisme autour de la Guerre d’Indépendance de l’Algérie en juin et décembre 2022, l’équipe de D’Ailleurs & D’Ici sera de retour à Rouen en décembre 2023 pour des ateliers liés au rôle de Rouen dans la traite négrière. Une action soutenue par la ville de Rouen et la Fondation pour la Mémoire de l’Esclavage.

 

 

Florian Dacheux