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Juin / 02

Nantes et la traite négrière : une ville lucide face à son histoire

By / Florian Dacheux /

Nantes fut le premier port négrier français au XVIIIe siècle. Plus d’un demi-million d’esclaves ont été transportés par des armateurs nantais dans le cadre du commerce triangulaire, un trafic lucratif qui a fait la fortune de grandes familles locales. Nantes fut également l’une des premières villes de France à assumer ce passé peu glorieux sur la voie publique. Acteurs associatifs et culturels multiplient les projets pédagogiques. Immersion au cœur d’une ville pionnière sur ces questions mêlant mémoire, histoire et lutte contre le racisme.

Nantes et la traite négrière : une ville lucide face à son histoire

Saviez-vous qu’au milieu du XVIIIe siècle, entre 600 et 700 personnes réduites en esclavage vivaient à Nantes, avec leurs maîtres ? Sombre époque de la traite négrière. Au temps béni des colonies, n’est-ce pas ? Des terres indispensables à la richesse nationale. Avec la cité des Ducs, en première ligne du commerce triangulaire. Au total, entre la fin du XVIIe siècle et 1830, Nantes est à l’origine d’au moins 1 754 expéditions négrières recensées, bien avant Le Havre (451), La Rochelle (448) ou encore Bordeaux (419). Nantes devient le premier port négrier français. Jusqu’aux révoltes de 1791, l’île de Saint-Domingue, « la perle des Antilles », est la destination privilégiée. « Nombre de familles issues du négoce se tournent vers la traite, s’affichant comme les héritières biologiques et/ou culturelles des négriers du XVIIIe siècle », explique l’historien Olivier Grenouilleau dans le Dictionnaire de Nantes. « Et comme, malgré la législation, les mentalités tardent à changer, on continue, au moins jusqu’en 1825, à pratiquer au grand jour une activité pourtant désormais devenue illégale. » En un peu plus d’un siècle, les navires nantais auront transporté plus de 550 000 captifs noirs vers les colonies d’Amérique où ils étaient vendus à des propriétaires de plantations. C’est notre histoire. D’où que l’on soit, d’ailleurs ou d’ici. 

 

Coming out

Cette histoire, enfouie le temps d’une longue période d’oubli programmé et de rejet, la cité des ducs de Bretagne a commencé à la regarder en face dans les années 1980. Juillet 1985, soit 300 ans après la promulgation de l’ordonnance royale à l’origine du Code noir : Des universitaires prennent l’initiative d’organiser De la traite à l’esclavage, un colloque international sur la traite des Noirs. Face au déni et au refus municipal de financer une opération qu’elles baptisent Nantes 1985, visant à lancer des programmes de recherche et d’événements dédiés, une dizaine d’associations locales liées à la communauté antillaise impulsent une démarche collective. « Beaucoup de gens ne voulaient pas que l’on parle de ça car ils pensaient que ce n’était pas très glorieux de présenter la ville de Nantes comme le premier port négrier français », se souvient Michel Cocotier, président de l’association Mémoire de l’Outre-mer.

En décembre 1992, ces associations finissent par avoir gain de cause par le biais d’une première exposition internationale consacrée à la traite des Noirs et à l’esclavage. Intitulée Les Anneaux de la mémoire à l’initiative de l’association éponyme, elle attirera près de 400 000 visiteurs venus du monde entier. Un tournant majeur. « Nantes fait pratiquement son coming out, constate Françoise de Cossette, guide conférencière. On ressort le sujet. Ce qui sert, c’est d’en parler pour que ça ne se reproduise plus. On va de l’histoire à la mémoire. »

Six ans plus tard, le 24 avril 1998, est dévoilée sur le quai de la Fosse la sculpture d’un esclave brisant ses chaînes, marquant le 150e anniversaire de l’abolition de l’esclavage. La sculpture est saccagée quelques jours après. Le chemin est encore long.

Mémorial

En juin de la même année, profitant d’un large soutien populaire, dans la continuité des revendications de la marche du 23 mai 1998, Jean-Marc Ayrault, maire de Nantes, très à l’écoute sur ces sujets, décide d’édifier un monument de grande ampleur reflétant l’implication de la ville dans le commerce des esclaves. Le comité de pilotage, constitué en 2000, accouche du projet définitif en 2005 et les travaux débutent en 2010. Le 25 mars 2012 voit l’inauguration du Mémorial de l’abolition de l’esclavage, en présence de l’ancien président du Bénin, Nicéphore Soglo, de l’ex-footballeur international Lilian Thuram, à l’initiative quatre ans plus tôt de la création d’une fondation d’éducation contre le racisme, ou encore de l’ex-députée de Guyane, Christiane Taubira, à l’origine de l’adoption en 2001 de la loi tendant à la reconnaissance de la traite et l’esclavage comme crime contre l’humanité. Une loi dont l’article 2 fait entrer l’esclavage dans les programmes scolaires d’histoire comme une page à part entière de notre histoire nationale. « Ce fut un long processus de créer un consensus politique autour de cette question, assure Jean-Marc Ayrault. Ce n’est pas un sujet simple ; il est conflictuel et s’inscrit dans une attente. C’est l’occasion de mieux comprendre ce qui a pu nous diviser et ce qui nous divise encore, pour mieux nous rassembler. » 

 

Méditation

Implanté en bord de Loire, quai de la Fosse, ce mémorial, en accès libre, atteste que Nantes ne cache plus son passé. Les visiteurs pénètrent dans cet espace par un vaste escalier à ciel ouvert. Les marches les conduisent vers un passage souterrain. Comme s’ils entraient dans la cale d’un navire. Les murs en bois rappellent les soutes où s’entassaient les esclaves enchaînés pendant la traversée transatlantique. Immergés dans un parcours propice à la méditation, où le silence se mêle au bruit des vagues du fleuve, les visiteurs sont accueillis par la Déclaration universelle des droits de l’homme, derrière laquelle s’affiche le mot Liberté, traduit dans 47 langues issues des pays touchés par la traite négrière. S’ensuit une immense plaque de verre inclinée à 45° et longue de 90 mètres où se succèdent témoignages, œuvres littéraires, chansons et autres textes fondamentaux de personnages clés de l’abolition tels que Toussaint Louverture. Morceaux choisis avec les mots de Nelson Mandela : Je ne suis pas vraiment libre si je prive quelqu’un d’autre de sa liberté, aussi certainement que je ne suis pas libre si l’on me prive de ma liberté. L’opprimé et l’oppresseur sont tous deux dépossédés de leur humanité. En fin de parcours, Édouard Glissant lui répond : L’oubli offense, et la mémoire, quand elle est partagée, abolit cette offense.

« Ce mémorial, c’est une fierté car il symbolise le courage et le sens des responsabilités d’une ville dans l’acceptation de son passé, poursuit Michel Cocotier. Ce qui s’est passé en 1700, en 1800, personne aujourd’hui n’en est responsable. Donc parlons-en sereinement. On ne cherche pas les coupables : ils sont déjà morts depuis longtemps. On ne cherche pas les victimes : elles sont, hélas, parties depuis très longtemps. Aujourd’hui, ce qui est important, c’est qu’on puisse, avec nos propres cultures, aborder ces questions en toute sérénité. »

Pour compléter ce dispositif commémoratif, invitant les visiteurs à prendre conscience de l’ampleur de la tragédie, le cheminement s’étend à l’extérieur du Mémorial, le long de l’esplanade, entre le pont Anne-de-Bretagne et la passerelle Victor-Schœlcher. Très empruntée par les piétons et cyclistes, cette dernière mène au palais de justice et à la rue Olympe de Gouges, honorant le juste combat de deux grandes figures de l’opposition à l’esclavage. Disséminées au sol, enfin, jalonnant l’esplanade, près de 2 000 plaques rappellent le nom des navires nantais, les dates des expéditions, ainsi que le nom des ports d’escale et de vente.

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Ce reportage, dans son intégralité, est publié dans notre livre 100% inclusif, coordonné par Florian Dacheux, préfacé par Lilian Thuram, en librairie et sur toutes les plateformes en ligne.
Florian Dacheux