Fév / 07
Qu’ils choisissent ou non de rejoindre la France, des milliers de migrants, travailleurs, éprouvent d’importantes difficultés à obtenir leur titre de séjour. Illustration dans les Yvelines où cette situation crée abusivement des sans-papiers avec des conséquences sociales souvent dramatiques.
Migrants : des travailleurs à bout de souffle
Des délais de traitement des dossiers inacceptables, un déficit criant de communication et de suivi, des difficultés innombrables liées à la dématérialisation des procédures… La situation s’est gravement détériorée pour les étranger.e.s vivant et travaillant en France, et ce en particulier dans les Yvelines où des associations ont manifesté le 1er février devant la préfecture située à Versailles, le jour même où les ministres Darmanin et Dussop présentaient en Conseil des ministres leur dernier projet de loi sur l’immigration. En rejoignant le collectif « Bouge ta Pref d’Ile-de-France », ces organisations solidaires engagées dans l’aide aux migrants en ont assez. Elles alertent sur les dysfonctionnements des Préfectures. « Les demandes de rendez-vous pour déposer un dossier peuvent rester sans réponse pendant des mois, expliquent les coordinateurs du Réseau AMY (Accueil Migrants Yvelines). Plus d’un an même pour des salarié.e.s en demande de régularisation. Il arrive souvent qu’un titre de séjour, qui doit être renouvelé régulièrement, soit périmé avant d’obtenir le rendez-vous qui permet d’en faire la demande. Dans ce cas, l’étranger peut perdre son travail et ses droits sociaux. La dématérialisation des procédures ne fait que multiplier les difficultés avec un système rigide, parfois incompréhensible et inadapté à une population étrangère. Alors qu’il n’y a pas de réelle alternative humaine à ce tout informatique qui est pourtant inscrit dans la loi. »
Le 1er février 2023, devant la préfecture de Versailles. (© Florian Dacheux)
Dans ces moments-là, à passer des heures dans les files d’attente, beaucoup risquent l’expulsion malgré un emploi qui pallie bien souvent un manque de main d’œuvre française, sans parler des dernières polémiques en date liées aux chantiers des JO de Paris 2024 ou encore ces figurants du film Tirailleurs soumis à des obligations de quitter le territoire. « Le premier ministre propose un titre de séjour d’un an pour les métiers en tension, mais c’est quoi un an », s’insurgent les manifestants. Ces derniers font ici référence au dernier projet de loi dont « les deux principaux volets semblent doucher les espoirs d’une régularisation d’ampleur des sans-papiers » selon Jean-Christophe Dumont, directeur de la Division des migrations internationales au sein de l’OCDE (Alternatives Economiques, déc. 2022), à savoir : l’accélération des procédures d’expulsion d’une part et l’introduction d’un nouveau titre de séjour destiné à répondre aux emplois dits en tension et aux besoin en personnel soignant.
Mais comment y croire quand les parcours administratifs semblent être faits pour user. Gouvernante en CDI dans un hôtel, Amina, 46 ans, habite Poissy depuis 2017. De nationalité marocaine, elle a eu plusieurs cartes de séjour, successivement renouvelées, avant de tomber dans un cercle vicieux. « Des ping-pong successifs, de préfecture en sous-préfecture, l’ont amenée à se retrouver abusivement sans papiers, et à perdre 3 mois d’activité professionnelle et de salaire, alors qu’elle exerce un métier en tension, s’agacent des membres de la Ligue des Droits de l’Homme. Elle a pu reprendre le travail début janvier 2023 mais l’instruction de sa demande de titre de séjour continue. » Rien d’étonnant quand on sait que, depuis la crise sanitaire, la sous-préfecture de Saint-Germain-en-Laye n’est plus accessible au public, seules les personnes ayant une convocation sont autorisées à entrer. « Pour obtenir des renseignements, on doit envoyer un mail ». Pourtant, Linda, 22 ans, qui vit en France depuis qu’elle a l’âge de 14 ans et qui suit actuellement une formation d’auxiliaire de puériculture, a envoyé mails et autres relances. Elle est restée « sans réponse de la sous-préfecture pendant quatre mois ». La direction de son école lui réclamait un titre de séjour en cours de validité, nécessaire pour passer les examens prévus en février. Sans papier, elle a finalement reçu ce récépissé le 23 janvier. Valable 6 mois. Côté sentiment d’injustice, Ahmed, en connaît également quelque chose. Employé dans la restauration depuis cinq ans, il vit toujours sans aucun droits sociaux neuf mois après sa demande de régularisation. Ce matin, encore, il est pourtant monté dans un RER pour se rendre… au travail.
Chaque vendredi soir, des bénévoles du Comité des Tilleuls organisent des permanences administratives à bord d’une péniche située à Triel-sur-Seine. (© Florian Dacheux)
Et ce n’est pas les fermetures successives de foyers qui vont arranger les choses. Dernier événement en date ? Le conflit entre des travailleurs migrants des Hauts-de-Seine et Adoma, le gestionnaire de leur foyer de la rue Nationale à Boulogne-Billancourt. Une décision de justice a en effet ouvert la voie à l’expulsion de 118 résidents. A Triel-sur-Seine, le centre d’hébergement d’urgence des demandeurs d’asile (HUDA) de la Croix-Rouge a pour sa part définitivement fermé fin décembre, faute de terrain d’entente trouvée entre l’EHPAD de Sartrouville, propriétaire des lieux, la Croix-Rouge, le gestionnaire, et l’Etat. Si la grande majorité des 140 résidents a pu être relogé dans un autre centre situé à Limay, d’autres cherchent encore. Une déchirure pour les bénévoles du Comité des Tilleuls qui, depuis sept ans, multiplient les actions solidaires telles que la permanence administrative du vendredi soir, les cafés voisins et les matchs de foot du dimanche. Des bénévoles très précieux pour créer du lien social et rompre l’isolement. « Nous dénonçons le traitement indigne des étrangers pénalisés par la dématérialisation des procédures, le manque de rendez-vous et de personnel pour traiter les dossiers dans des délais décents, les obstacles y compris au renouvellement des titres de séjour, mais aussi la multiplication des refus de séjour et les menaces que fait peser le projet Darmanin, que bien des préfectures ont déjà anticipé dans leurs pratiques », affirme le Comité des Tilleuls.
Las du sort qui leur est réservé, mais toujours déterminés à aller de l’avant, Khalid et Haji, deux Afghans, s’interrogent pour leur part sur la différence de traitement entre les réfugiés ukrainiens fuyant la guerre et les étrangers non-européens. « On sent bien que nous ne sommes pas prioritaires alors que ça fait plus de 5 ans que nous vivons ici, témoignent-ils. Les Ukrainiens bénéficient de protections temporaires, d’allocations, de soins médicaux. Nous, même si on a un travail, c’est soit la rue, soit on est baladé d’hébergement en hébergement. » Des guichets uniques ont en effet été mis en place pour les Ukrainiens dans certaines préfectures. Une procédure simplifiée, à contrario des exilés d’autres nationalités qui doivent quant à eux adresser leurs demandes d’asile à l’Ofpra, l’Office Français de protection des réfugiés et apatrides. « On souffre des on-dit, il faut changer le regard des gens », estiment, dignement, Mohamed et Aliou, deux amis guinéens qui ont également connu le centre d’hébergement de Triel. Imaginez que, d’un coup, on reparte chez nous. Comment ferait la France pour tous les postes où il manque des travailleurs ? »
Tout cela pose la question de quelle société voulons-nous. Quel recul prendre alors sur notre politique d’immigration ? Selon des militants de la Ligue des droits de l’Homme de Conflans, « l’urgence, ce n’est pas une nouvelle loi qui assimile étrangers et délinquants ». Avant d’argumenter de concert : « L’urgence, c’est le respect des droits et de la dignité des personnes vivant et travaillant en France. L’urgence, c’est un vrai accueil et des rendez-vous, des réponses dans des délais raisonnables, le renouvellement sans délai des titres de séjour pour éviter les ruptures de droits, l’élargissement des voies de régularisation pour ceux qui étudient, vivent et travaillent en France. La régularisation de tous ceux qui participent à la vie économique, sociale et culturelle de notre pays. Ces mesures sont possibles dès maintenant, sans nouvelle loi ni titre de séjour au rabais, avec la volonté politique de refuser les contre-vérités et les logiques xénophobes. » Parmi eux, certains ont pu être reçu le jour de la manifestation par la direction des migrations de la préfecture de Versailles. « Nous avons vraiment insisté sur le fait qu’il fallait prendre en compte la diversité des situations et des profils, affirme Alain Boudou de la Ligue des Droits de l’Homme de Mantes-la-Jolie. A l’issue de la rencontre, il a été prévu de mettre en place des réunions de travail en commun, pour faire remonter les bugs du site internet et proposer des améliorations car chaque cas est différent. Les agents sont conscients que derrière chaque dossier, des gens sont en galère, parfois à la rue. Le vrai problème, c’est le manque de personnel et de moyens. Mais tout cela dépend d’au-dessus. Réduire les moyens, ne pas recruter ou ne pas remplacer des employés en arrêt maladie, c’est une façon d’instrumentaliser l’administration au profit d’une décision politique. La loi Darmanin à venir est encore plus dure pour les étrangers. C’est pourquoi il faut rester mobiliser ».
Alors qu’ils ont reçu le soutien des députés Benjamin Lucas et William Martinet, ainsi que du maire de Trappes Ali Rabeh, les différentes organisations appellent à des mobilisations d’envergure partout en France le 4 mars prochain, ainsi que le 25 mars à l’occasion de la journée internationale contre la racisme. Dans les Ardennes, des artisans privés de leurs apprentis sans-papiers tentaient début février de faire annuler des procédures d’expulsion. C’est dire où nous en sommes… « Les migrant-es sont déshumanisé-es et considéré-es uniquement comme de la main d’œuvre potentielle, qui n’a droit qu’à des propositions de régularisations précaires, limitées aux métiers dits en tension. Le droit du séjour et le droit d’asile vont être encore plus restreints, alerte le Collectif Unies Contre une Immigration Jetable (UCIJ). Le projet prévoit des moyens pour empêcher d’accéder ou de rester sur le territoire, au lieu de les utiliser pour accueillir dignement celles et ceux qui fuient la guerre, les persécutions, la misère ou les conséquences du dérèglement climatique… Les droits protégés par les conventions internationales sont de plus en plus bafoués (asile, droit de vivre en famille, accueil des femmes et des personnes LGBTQIA+ victimes de violences…) y compris ceux des enfants (enfermement, non-respect de la présomption de minorité, séparation des parents…). Les droits des étranger-es sont de plus en plus précarisés. » Pendant ce temps-là, des militants yvelinois du Rassemblement National et de Reconquête, le parti d’Eric Zemmour, n’ont rien de mieux à faire que de dénoncer la présence de migrants au château de Thivernal-Grignon, réquisitionné depuis décembre dans le cadre du plan grand froid. Pire, un tract a été distribué le week-end dernier dans les boîtes aux lettres de la commune pour inviter les habitants à manifester le 11 février devant le château. Le titre du document fait froid dans le dos : « Non aux migrants dans nos châteaux ! Mobilisons-nous ! ». La municipalité s’étonne quant à elle d’une manifestation contre un lieu d’accueil et d’hébergement d’urgence géré par l’association Emmaüs. Ainsi va la France, à l’heure où le projet de loi immigration pourrait, d’ici son arrivée au Sénat, voir son volet répressif encore renforcé pour tenter de convaincre la droite. En réponse, loin des plateaux télé, des eurodéputés planchent en parallèle sur une politique migratoire européenne plus harmonieuse, avant que les gouvernements les plus populistes d’Europe ne bloquent toute avancée sur le sujet. On avance ?
Florian Dacheux
A relire… :