Juil / 14
Ancienne ministre de la Justice, l’écrivaine humaniste Christiane Taubira était l’invitée d’une conférence animée par Laure Adler sur les notions de politique et de justice, thématique abordée dans plusieurs spectacles de la 78e édition du Festival d’Avignon. Un moment de théâtre imprévu sans aucun sujet défini à l’avance. Elle y pose son regard sur les législatives, les origines du racisme, les nouvelles technologies ou encore sa vision de la gauche, tout en affirmant « attendre rapidement un gouvernement Front Populaire ». Dans quelques jours, elle célèbrera sur les planches le précurseur de la négritude Claude McKay.
Christiane Taubira : « la maturité d’un peuple »
Il fallait voir le monde se presser pour voir et écouter Christiane Taubira samedi dernier dans la cour du Cloître Saint-Louis, l’antre multifonctionnel du Festival In d’Avignon. Pendant près de deux heures, l’ancienne garde des Sceaux a joui d’une certaine popularité, répondant aux questions de la journaliste Laure Adler et du public. Forcément, la conférence a tourné majoritairement sur la situation politique du pays. « Le résultat du 2e tour des législatives est vertigineux, éblouissant, a exprimé Christiane Taubira. Il faut se dire que des candidats, arrivés en 3e position, se sont massivement retirés. Quelques jours après, des Français, le ventre serré, ont fait l’effort de ce bulletin-là et pas l’autre. C’est un message de maturité, de ce peuple extraordinaire, extravagant, passionné, inconstant. »
S’agit-il d’un réel sursaut démocratique ? Pouvons-nous être continuellement contre ? Comment commencer un nouveau cycle ? Les questions fusent. « Depuis une vingtaine d’années, il y a en effet ce cycle déprimant du vote contre. Il ne faut pas que la société s’enlise. La gauche piétine dans son incapacité aux audaces, à penser le monde, la vie, à comprendre la complexité du quotidien, ce que permet ou non de bien les nouvelles technologies. » Comment redevenir pour ? « Dans notre capacité à être hospitaliers, solidaires, à chercher la beauté. C’est le temps du retour réel et vigoureux des partis politiques. Si des services publics fonctionnent différemment, si l’école est vraiment gratuite, si la solidarité fonctionne partout, ça fera la différence sur les petits salaires. D’autres disent qu’on va défiscaliser les milliardaires, comme ça ils vont financer Tiago (ndlr : Tiago Rodrigues, directeur du Festival In). » Devant une foule hilare, l’écrivaine, qui dit « cracher le feu jusqu’à plus soif », poursuit son show : « Je dis très clairement que le président n’avait pas le droit de voler ces trois ans là (ndlr : son mandat court jusqu’en 2027). C’est une République intense qui a inventé le citoyen abstrait depuis la Révolution. La 3e République a ensuite glorifié la conquête des territoires sur d’autres continents. Et je fais partie de ceux qui depuis plus de 20 ans appelle à une 6e République. On peut penser à des initiatives citoyennes et à des espaces afin qu’on ne consulte pas uniquement tous les cinq ans. La question est : comment on agit sur les faits, car le conspirationnisme nie la vérité des faits. (…) Aucune communauté humaine ne peut vivre sans justice. Quand on aime intensément, on n’accepte pas les dysfonctionnements du monde. On n’aime pas que la justice soit approximative, ne soit pas rendue, ne soit pas lisible, pas juste. Il faut au moins qu’elle soit intelligible. »
Christiane Taubira, samedi 13 juillet au Festival d’Avignon, lors d’une discussion libre avec la journaliste Laure Adler © Florian Dacheux
Face à la libération de la parole raciste, bien aidée par l’empire Bolloré et ses médias d’extrême droite dont la propagande gagne les esprits, une déconsidération de l’égalité entre les êtres humains est bien réelle. « Le F-RN c’est plus une pathologie qu’un programme politique. La plaie que permet ce parti, c’est de supprimer les inhibitions. Il y a du racisme car cette représentation est liée à l’histoire. Le racisme ne tombe pas du ciel. L’histoire coloniale a fabriqué du racisme. Pour justifier la colonisation, et notamment la première liée à la traite et l’esclavage, il y a eu des doctrines construites et élaborées en sciences sociales et sciences dures : le code Noir, la mesure du crane, du nez, pour expliquer une soi-disant hiérarchie de race. Cela s’est matérialisé dans les métropoles coloniales avec les zoos humains. Le raciste est convaincu que l’autre lui est inférieur. Il va agir dans la vie de l’autre, lui entraver toute possibilité. » Pour lutter, Christiane Taubira a rappelé l’importance du vote, comparant l’acte à « la beauté du geste ». « La désinformation finit par essorer les gens et les jeunes. Il faut savoir, nous, comment utiliser ces nouvelles technologies pour les rendre suffisamment marginaux et impuissants, hors état de nuire. C’est ça qu’on doit viser. Césaire disait : haïr, c’est dépendre ».
Questionnée au sujet de la situation instable en Nouvelle-Calédonie où la question de l’indépendance ressurgit, Christiane Taubira a d’abord rappelé que la loi de départementalisation du 19 mars 1946 (ndlr : également nommée loi d’assimilation), érigeant les quatre « vieilles colonies » de Guadeloupe, Guyane, Martinique et la Réunion en départements, répondait essentiellement au souci d’assurer aux populations locales l’égalité des droits sociaux. « C’est aux gens de décider. Selon moi, on sort de l’empire colonial par la rupture. » Problème. Depuis fin 2021, Etat, indépendantistes et non-indépendantistes ne dialoguent plus. Après les deux référendums de 2018 et 2020 sur l’indépendance, le troisième a été boycotté. « Lors du dernier référendum, les indépendantistes ont demandé de reculer la date car c’était pendant le covid. Pire, l’Etat a avancé la date. Il y a eu une campagne active pour l’abstention. L’Etat décide de ne pas lire politiquement ce qu’il se passe. Quand on cherche les difficultés, elles arrivent. »
Présente au Festival d’Avignon pour notamment participer le 18 juillet à une lecture à trois voix de l’œuvre de Claude McKay (ndlr : figure phare de la Harlem Renaissance dans les années 20, Claude McKay a notamment inspiré Aimé Césaire et son concept de Négritude) au Théâtre de la Chapelle du Verbe Incarné, aux côtés du conteur-comédien Lamine Diagne et du poète-slameur afro-américain Mike Ladd, elle « attend rapidement un gouvernement Front Populaire ». Elle souhaite des politiques culturelles ambitieuses dans tous les territoires, et ce jusqu’à l’école maternelle la plus reculée dans les campagnes. « D’ici 5 ans, nous allons flamboyer à nouveau », clame-t-elle. Va-t-elle se représenter en 2027 ? « C’est vrai que je ne vieillis pas, ironise-t-elle. Je suis tourmentée par le passage de relais. J’ai porté une charge. Je crois qu’il faut savoir quitter la scène. Il faut laisser monter sur scène la génération suivante. » A sa sortie, toute sa bibliographie lui tombe dans les bras, d’une partie du public qui a longuement échangé avec elle, autographes à la clé. En mémoire commune, les lois 2001 et 2012.
Florian Dacheux