Juifs et musulmans :  plus d’histoire, moins de clichés…

Mai / 29

Juifs et musulmans : plus d’histoire, moins de clichés…

By / Charles Cohen /

Juifs et musulmans:

 

plus d’histoire, moins de clichés…

Volontiers présentés comme des ennemis irréductibles, les juifs et musulmans de France ont pourtant en partie partagé les mêmes langues et la même culture pendant près d’un millénaire au Maghreb jusqu’à la colonisation française. C’est pour apporter un regard plus apaisé sur cette histoire commune, méconnue ou caricaturée – où la France coloniale a joué un rôle clé – que le Musée national de l’histoire de l’immigration propose une exposition inédite jusqu’au 17 juillet. Suivons les éclairages de Benjamin Stora et Karima Dirèche, commissaires de l’exposition. 

« Plus d’histoire, moins de clichés ». C’est à travers cette formule que vous proposez aujourd’hui une exposition sur les relations entre juifs et musulmans de la France coloniale à nos jours. Pourquoi les stéréotypes perdurent concernant cette histoire pourtant commune ? 

L’histoire entre juifs et musulmans est, en effet, trop souvent réduite aux tensions liées au conflit israélo-palestinien et à l’image d’une guerre héréditaire entre deux groupes volontiers présentés comme des « frères ennemis ». Alors que la France est aujourd’hui le pays d’Europe qui compte les populations juive et musulmane les plus importantes du continent, il nous semblait nécessaire – avec cette exposition – de déconstruire une partie des préjugés autour des relations entre ces deux communautés. D’autant qu’elles ont partagé les mêmes langues et la même culture pendant près d’un millénaire en Afrique du nord jusqu’à la colonisation française ! Et pour mieux comprendre de telles interactions qui prennent ainsi leur source au Maghreb et se poursuivent en France métropolitaine depuis les années 1960, encore fallait-il procéder à ce décryptage clé de l’expérience coloniale et de ses effets sur l’évolution des communautés indigènes en Algérie, Maroc et Tunisie. De quoi alors échapper à cette approche essentialiste de la fatalité de l’antagonisme atavique entre ces deux peuples, qui est très réductrice. 

 

L’exposition détaille donc le rôle clé de la France coloniale dans l’histoire des relations entre ces deux communautés au Maghreb, et ce, en leur imposant un couple à trois ? Qu’en est-il exactement ? 

En effet, ce destin partagé et séparé se distingue par la façon dont les pratiques de la colonisation française ont impacté et transformé les relations judéo-musulmanes des sociétés maghrébines. L’État français colonial a été un acteur-clé dans l’évolution des deux communautés. Et ce, en amenant l’une à l’intégration sinon l’assimilation à la francité, favorisée par le fait qu’en France, les juifs étaient déjà reconnus comme citoyens depuis la Révolution. Mais tout en discriminant l’autre, les musulmans, dans une relation d’inégalité les enfermant dans la catégorie de sujets coloniaux. Bien entendu, ce rapport est loin d’être binaire puisque la France a apporté avec elle, au XIXe siècle, un horizon politique, social et culturel qui a permis aux juifs maghrébins de s’affranchir de la situation de minorité religieuse protégée –autrement dit, du statut de « dhimmi » – spécifique aux sociétés musulmanes. Résultat : l’abolition d’un tel statut place les juifs de la régence d’Alger à égalité avec les musulmans, désormais tous désignés comme « indigènes ». De quoi protéger in fine ces premiers de certaines formes d’antijudaïsme présentes dans la culture populaire maghrébine. Cela explique en partie l’adhésion d’un très grand nombre d’entre eux à l’autorité française coloniale. Par cette approche, l’idée est donc de montrer les enchevêtrements complexes de cette histoire à la lumière de la relation triangulaire juifs, musulmans, État français dans son évolution politique, culturelle, religieuse et spatiale. 

 

Peut-on dire que c’est le décret Crémieux de 1870 qui a vraiment sonné le glas de ce destin partagé ? 

En accordant la nationalité française aux 30 000 juifs d’Algérie, le décret Crémieux créé en effet dans son empire au Maghreb une différence de statut juridique entre les juifs et musulmans. Et ampute désormais la population désignée comme « indigène » de sa partie juive. Dès lors, le terme «musulman» ne renvoie plus à une appartenance religieuse mais à un statut juridique d’indigénat par nature inégalitaire : le musulman ne peut être qu’indigène et arabe. Par le droit donc, en Algérie en 1870, et par une politique d’intégration via l’éducation et la scolarisation avec, notamment en Tunisie et au Maroc, le soutien de l’Alliance universelle israélite et son réseau d’écoles calquées sur celui du système français, le rôle affranchisseur de la France a permis globalement une acculturation précoce au profit des juifs. Un mouvement émancipateur dont les musulmans ont donc été écartés. 

 

Malgré la mise au ban des musulmans, l’antisémitisme colonial n’a toutefois pas non plus été inexistant… 

En effet, les juifs n’ont pas pour autant été épargnés par les vagues d’antisémitisme européen exporté par la France. La haine des juifs est très répandue parmi les colons en Algérie au moment de l’affaire Dreyfus. Elle s’exprime à travers des émeutes antisémites très fortes à Oran. Ces violences vont rapprocher les juifs d’Algérie des républicains français de gauche qui les protègent contre l’abrogation du décret Crémieux réclamée par l’extrême droite française. Les violences antisémites des années 1930 en Algérie –comme le pogrom de Constantine de 1934 – démontrent alors les limites du modèle assimilationniste colonial. Un contexte difficile lié à la montée des nationalismes arabes qui luttent contre les colonisateurs et pour les indépendances politiques. C’est aussi à cette époque qu’émerge le sionisme, né à la fin du XIXe siècle, qui constitue déjà une force politique significative. Malgré l’abrogation du décret Crémieux par le régime de Vichy, destituant les juifs d’Algérie de leur nationalité française durant la seconde guerre mondiale, ces derniers n’en basculeront pas moins durablement du côté de la République. Aussi, durant les années 1950 / 1960 marquées par le bouleversement des indépendances, on assiste dès lors à l’exil de la plupart des juifs d’Afrique du Nord vers la France. Ils s’en vont parce qu’ils ont peur pour leur avenir, leur sécurité. Peur de se retrouver, en tant que minorité, dans une situation de régression, d’infériorité juridique avec un islam devenu religion d’État. Une sorte de retour en arrière sur le plan historique…

  

Benjamin Stora et Karima Dirèche

Donc la métropole représente vraiment pour eux la garantie de l’égalité républicaine ? 

C’est cela. Même s’il ne faut pas, non plus, sous-évaluer à cette période l’importance des départs vers Israël d’un grand nombre de juifs marocains et tunisiens et dans une moindre mesure vers le Canada. En déroulant le fil de cette histoire, faite de persécutions, de conflits, d’exodes, mais aussi de traditions et savoirs partagés – poésie, littérature populaire, le judéo-berbère et judéo-arabe, les répertoires musicaux, la cuisine, les imaginaires communs…- cette exposition décrypte donc clairement cet écart de temporalité entre deux communautés qui n’ont pas le même rapport à la France : lorsqu’en 1962, un juif d’Algérie arrive en France, il est déjà français depuis cinq générations, alors qu’un immigré algérien qui arrive après la Première Guerre mondiale n’est toujours pas français. Ce sont les enfants de cet immigré qui deviendront français à leur tour, une génération plus tard. Le rapport à la nationalité et la citoyenneté de ces deux communautés est très différent en raison des codes et fonctionnements de la société française à l’aune de la valse des statuts juridiques ayant notamment ponctué la période coloniale. 

 

Le conflit israélo-palestinien n’a donc finalement que rendu définitive cette séparation, ce fossé entre juifs et musulmans maghrébins qui se profilait déjà de manière inévitable, avec la colonisation française ? 

Oui, et c’est l’année 1967, avec la guerre des Six Jours opposant Israël à ses pays voisins, qui annonce sans aucun doute les éléments futurs de cette rupture désormais définitive, via la radicalisation progressive des positions respectives des uns et des autres. Le soutien majoritaire des Maghrébins de France à la cause palestinienne, qui s’est transmis aux générations plus jeunes, constitue aujourd’hui une dimension majeure de leur culture politique. Tandis que la critique antisioniste à l’égard de la politique d’occupation puis de colonisation de l’État d’Israël est considérée, aujourd’hui, par nombre de juifs, non seulement comme une position anti-israélienne mais aussi parfois comme antisémite. Ces derniers y voient l’expression d’un islam français devenu agressif et hostile à leur égard, sympathisant avec le parti du Hamas mais également en connivence tacite et/ou explicite avec les actes terroristes islamistes à leur encontre et ayant endeuillé la société française des années 2010. De la même façon, l’identification de plus en plus forte à Israël qui traverse les différents segments des français juifs interroge la question de l’appartenance nationale et contribue à la polarisation des identités religieuses. Ainsi, la question israélo-palestinienne, les débats sur l’islam et son intégration dans le paysage religieux national depuis l’affaire du voile en 1989, la déflagration liée aux attentats terroristes ont exacerbé les deux communautés en les opposant dans l’espace français. 

 

Difficile alors d’imaginer, ici, un rapprochement entre juifs et musulmans – au-delà de la situation au Proche-Orient – surtout dans une société française toujours plus divisée face à l’extrême droite nourrissant un climat anti-immigrés et anti-islam…  

En effet, les débats récurrents sur l’immigration maghrébine postcoloniale – déjà suite à la guerre d’indépendance algérienne – ont contribué à une surexploitation médiatique et politique de la figure « hostile » et « dangereuse » de l’arabe, puis du musulman. Dans le contexte d’aujourd’hui qui voit se mettre en œuvre, plus encore, le processus d’ethnicisation, de racisation et de confessionnalisation des populations catégorisées comme musulmanes, le terme « musulman » vient renforcer, dans l’imaginaire collectif, l’image de l’intrus, de l’éternel étranger qui, de plus, représenterait, pour la société française, une menace permanente. Alors que la République « indivisible, laïque, démocratique et sociale » peine à avoir une approche équilibrée et dépassionnée autour de cette mémoire coloniale plurielle partagée par ses juifs et ses musulmans, c’est dire l’importance d’une telle exposition pour au moins apporter un regard plus apaisé sur cette histoire inconnue ou caricaturée.

 

Recueilli par Charles Cohen

5 avril au 17 juillet 2022. Du mardi au vendredi de 10h à 17h30
Samedi et dimanche de 10h à 19h. Nocturne les mercredis jusqu’à 21h.

Musée national d’histoire de l’immigration, Palais de la Porte Dorée
293, avenue Daumesnil
75012 Paris
Charles Cohen