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Fév / 16

Une série docu pour décoloniser les savoirs

By / Marc Cheb Sun /

En racontant l’histoire du point de vue des colonisés, les réalisateurs de Décolonisations, disponible en replay sur Arte jusqu’au 5 mai, invitent délibérément à décentrer le regard.  Décliné en trois épisodes, ce contre-pied à l’histoire officielle de l’Europe colonisatrice fait resurgir cent cinquante ans de combats emblématiques et méconnus contre la domination. Immersive, cette fresque ose poser la question d’un déni qui perdure. Entretien avec Karim Miské, co-auteur de la série avec Marc Ball et l’historien Pierre Singaravélou.

Une série docu pour décoloniser les savoirs

C’est percutant et rythmé, parfois même très urbain avec une forte présence hip-hop. Est-ce pour interpeller la nouvelle génération ?
On fait toujours un film pour ses contemporains. On a essayé d’être accessibles, en parlant un langage commun, qui donne envie de rester devant son écran, et non un langage de savants qui regardent de haut. Cette histoire appartient à tout le monde, il n’y a pas de raison de la raconter de manière solennelle. Les choix artistiques que nous avons effectué correspondent à la réalité de nos personnages. Les gens dont on parle étaient pleins de fougue, animés par l’énergie de la révolte. Si aujourd’hui ils avaient 25-30 ans, ils écouteraient du rap. C’est une manière de traduire leur époque pour nos contemporains, avec du Fela, du Niska ou encore du Burna Boy.

 

Les programmes scolaires omettent de nombreuses parties sombres de cette histoire coloniale. Quel est votre sentiment ?
J’ai des enfants de différents âges donc j’ai un peu suivi ce qu’ils ont appris de l’histoire de la décolonisation à l’école. On va dire qu’ils l’ont fait assez rapidement. Visiblement, c’est en train d’évoluer. Beaucoup de professeurs ont réagi positivement à notre film. C’est aujourd’hui distribué par Educ’Arte et le portail histoire-géographie du ministère de l’Education Nationale l’a mis en avant sur ses réseaux. Je ne sais pas si les programmes vont changer. Mais les professeurs sont confrontés à des élèves qui arrivent avec des mémoires familiales différentes et qui sont en demande de ça. Il y a un morceau de rap de Kalash Criminel qui dit « ma prof d’histoire ne connaissait pas Thomas Sankara, je trouve ça regrettable ». L’institution éducative est mise au pied du mur sur ces questions épineuses de la colonisation/décolonisation. Mais au delà même du cadre scolaire, j’espère que notre série va donner envie aux gens d’en savoir plus. Bien sûr, en retraçant un siècle et demi d’histoire entre l’Asie, l’Afrique et l’Europe, on ne peut être exhaustif. Notre souhait est de susciter la curiosité des spectateurs, sans renoncer à rendre compte de la complexité des situations. Car il est crucial de prendre du recul par rapport à toutes sortes de théories visant à instrumentaliser les conflits de mémoires, il est utile de revenir sur les faits car ça permet de dégonfler certains fantasmes tout en posant un regard nouveau sur des réalités connues. Par exemple, je trouve intéressant qu’Arte, à la fin d’une vidéo promotionnel sur les Mau Mau, pose la question des réparations non seulement au Kenya mais aussi en Algérie. C’est intéressant qu’une chaine publique franco-allemande prenne position dans un débat public de cette manière-là. Cela signifie que des choses changent en ce moment. C’est le moment d’en profiter pour essayer de se débarrasser d’un certain nombre de fantômes et d’avancer ensemble.

«Cela prend du temps d’arriver à une société qui soit un minimum apaisée (…), surtout après avoir vécu la colonisation fondée sur une déshumanisation»

Si on fait le lien avec ce que l’on vit aujourd’hui… Qu’est ce qui a fonctionné ou non dans les décolonisations ?
Je dirais que l’histoire est globalement un phénomène chaotique. Souvent on voudrait que les choses soient linéaires et se passent bien, mais ce n’est jamais le cas. Les conflits entraînent toujours d’autres conflits, des rancœurs, des vengeances. Et puis, il y a la longue litanie des errements, des ratés. Et aussi cette soif du pouvoir qui caractérise beaucoup d’êtres humains, notamment ceux qui profitent des opportunités offertes par l’histoire pour se frayer un chemin jusqu’au sommet et qui ont tendance à ne pas supporter de partager leur place. Les décolonisations ont engendré toutes sortes de régimes.

En Algérie, l’indépendance a suscité un énorme espoir puis le système s’est grippé, il y a eu la décennie noire suivie d’une nouvelle période d’apparent immobilisme et aujourd’hui, avec le Hirak, l’histoire reprend. On a cru à Sékou Touré en Guinée et malheureusement on a vu ce qu’il a fait ensuite. Certains disent que les Français l’ont encerclé et lui ont rendu la vie insupportable, et qu’il en est devenu paranoïaque. Dans la plupart des autres ex-colonies francophones, c’est une fausse décolonisation qui a eu lieu. Quant à l’Inde, on est passé de la non-violence de Gandhi à l’ultra-violence de la Partition avec le Pakistan. Cela prend du temps d’arriver à une société qui soit un minimum apaisée et qui prenne le contrôle de sa propre histoire sans trop de violence, surtout après avoir vécu des décennies, voire un ou deux siècles d’une colonisation fondée sur la déshumanisation. On ne peut pas penser que du jour au lendemain, ça va bien se passer. Même si les années 1960 étaient pleines d’espoir, c’est logique qu’il y ait eu beaucoup de violences et d’oppressions ensuite car les acteurs politiques eux-mêmes ont été profondément marqués par ces évènements tragiques. C’est un peu comme le printemps arabe. Beaucoup se plaisent à dire que c’est un échec. Mais qu’aurait-on dit de la Révolution française au moment où Napoléon mettait l’Europe à feu et à sang ? Il est encore un peu tôt pour juger.

 

Malgré la dépendance encore très forte à l’Europe, des formes de réappropriation culturelle naissent dans de nombreux pays ? L’observez-vous également ?
La Françafrique va finir dans les poubelles de l’histoire. On est passé à une autre époque. Les sociétés avancent, elles se créent leurs propres références dans un univers mondialisé. J’ai l’impression que le monde est devenu multipolaire. C’est un peu la tarte à la crème de dire ça, mais c’est la réalité. On a des vraies puissances régionales telles que le Nigéria, le Kenya, l’Afrique du Sud autour desquels les choses se réorganisent de manière très différente. Je vais souvent sur le continent. D’un point de vue musical, de nombreux pays inventent leurs propres formes depuis longtemps et les exportent de plus en plus. Il y a une vraie production artistique, on le voit avec Nollywood au Nigéria comme avec l’explosion artistique et théâtrale à Kinshasa. Oui, ce mouvement de réappropriation culturelle est en route.

Emmanuel Macron a identifié le passé colonial français comme « un crime contre l’humanité », une Fondation pour la Mémoire de l’Esclavage est née en novembre dernier pour notamment travailler sur les programmes scolaires via un conseil scientifique. Seraient-ce des signaux positifs pour sortir du déni ou le racisme ambiant est-il trop ancré dans les têtes ?
Au bout d’un moment, on va avoir l’air ridicule en Europe à s’arcbouter sur cette vieille suprématie blanche. Car c’est quand même la base de la colonisation. Cela prend du temps de s’en défaire. J’ai l’impression qu’on va vers un type de société à l’américaine. Parmi les jeunes générations, il y a des suprémacistes blancs qui considèrent qu’on avait raison de dominer les autres, et d’autres qui pensent qu’il serait temps de passer à autre chose. Beaucoup de gens ont envie de vivre dans l’Europe telle qu’elle est aujourd’hui, multi-ethnique, multi-religieuse, avec plusieurs couleurs.

Il y a bien sûr un renouveau des nationalismes et des mouvements identitaires dans le monde entier. Il faut voir ce qu’il se passe en Inde avec les répressions sur les minorités musulmanes et chrétiennes. C’est déstabilisant que le monde s’ouvre à ce point-là. Un certain nombre de gens préfèreraient refermer les portes. Je pense que le travail que l’on fait les uns et les autres sur ces questions-là est important. Je crois beaucoup à l’écriture, aux films, à la culture populaire. L’installation du mouvement hip-hop en France a produit quelque chose de partagé par tout le monde. Ce mouvement véhicule plein d’idées qui peuvent être diverses et variées, voire conflictuelles. Cela accouche de ce qu’est la France moderne. Tous les moins de 35 ans écoutent du rap. Si on a mis un morceau de Niska, ce n’est pas pour rien. Dans sa musique, il y a des riff congolais, ouest-africains. Cela rend cet héritage culturel accessible à tout le monde. C’est vraiment très important que les programmes scolaires s’ouvrent. En fait, c’est aussi important que la question du réchauffement climatique ou l’écologie pour arriver à faire une société vivable par tous. Les élites doivent arrêter de refuser la réalité de la société. Dans ce gouvernement, c’est intéressant, nous avons les deux. Quand on voit Blanquer se crisper sur des questions identitaires, c’est un peu inquiétant. De l’autre côté, on a Macron qui fait des déclarations iconoclastes sur le passé colonial, qui aimerait bien se débarrasser de cela et passer à autre chose. Ce qui ne l’empêche pas de se laisser aller à faire des remarques plus que douteuses sur les Kwassa Kwassa nombre d’enfants des femmes d’Afrique. On sent bien que cette élite blanche et masculine est travaillée par des choses qui la dépassent. C’est intéressant car ça n’existait pas précédemment sous cette forme.

 

Cela vous donne-t-il envie de poursuivre plus que jamais votre travail ?
Oui bien sûr ! Pour le moment, avec Marc Ball et Pierre Singaravélou, nous travaillons sur le livre adapté de la série qui sortira en octobre prochain aux éditions du Seuil. La série sera diffusée début avril par la télévision sénégalaise, au moment des festivités pour le soixantième anniversaire de l’indépendance.

Une projection est prévue en Côte d’Ivoire où certains intervenants souhaitent montrer la série dans les établissements scolaires. TV5 Monde la diffusera dans deux ans. On a toujours eu en tête que ce film puisse être vu dans les ex pays colonisés. Cela semble plutôt bien parti.

 

Recueilli par Florian Dacheux

Grande image horizontale : Kenya-MauMau ©GettyImages

Grande image verticale : Guerre d’Algérie combattantes du FLN ©Andia

Image 3 : Nguyen Ai Quoc ©Bridgman

eImage 4 : Alice Seeley Harris avec des enfants congolais ©AntiSlavery

 

Marc Cheb Sun