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Nov / 28

Andrea Dworkin : une prophétie féministe

By / Marc Cheb Sun /

Andrea Dworkin : une prophétie féministe

Cette œuvre perturbante d’une figure de proue du féminisme américain décédée en 2005, a été publiée en 1976 et enrichie d’une préface contextuelle de l’auteur en 1981 lors de sa republication. Traduit pour la première fois en France, l’ouvrage est la réunion des discours qu’Andrea Dworkin a tenu sur des campus américains pendant l’année 1975. La préface nous apprend que ce fut son seul moyen de diffuser cette parole radicale que le milieu universitaire et éditorial boycottait, condamnant l’autrice à une quasi-mendicité que la solidarité des milieux féministes a empêché. Inflexible face à sa mission, cette dernière n’a pas renoncé à arpenter les routes pour prêcher l’urgence d’un féminisme sans compromis, conscientisé, radical et emprunt de sororité. Zoom sur un livre qui ne laissera personne de marbre !

« Toute femme qui refuse de participer à sa propre destruction est qualifiée de déviante »

Viol, place des mères, institution du mariage, gynocide (génocide des femmes), figure de la sorcière, lesbianisme, pornographie, patriarcat, Amerike (intentionnellement écrit avec le K en référence au Ku Klux Klan), autant dire qu’Andrea choisissait des thèmes qui marquent et que les oreilles chastes n’avaient qu’à passer leur chemin. Le monde décrit par l’autrice semble apocalyptique pour toute femme en dépit de son ressenti et son parcours personnel. Elle énonce des contextes intimes et personnels dramatiques, faits de renoncement, de reniement, d’adaptation a minima, de violence, de meurtres et de masochisme souvent. On pourrait se dire que ce sont les paroles d’une névrosée et pourtant, à la description des mécanismes qui rythment la vie des femmes, de leur rapport au monde et surtout aux hommes, on ne peut nier la grande part de vérité que recèlent les mots d’Andrea, aussi difficiles soient-ils à accepter.

Une fois passée l’idée -difficile à digérer- que les femmes vivent en étroite collaboration avec leur ennemi intime, au cœur même d’un système qui valide leur avilissement, on peut analyser avec distance les arguments avancés par l’autrice sur la caractère global et banal du phénomène de viol, sur la dimension génocidaire et symbolique du meurtre des sorcières (comme était appelée toute femme indépendante, insoumise aux traditions et à un homme), sur la prison à ciel ouvert que représente le mariage au sein duquel une femme passe de la propriété de son père à celle de son mari et abandonne par la même le peu d’ambition propre qu’elle pourrait avoir en dehors du cadre familial.

Autre point de vue radical encore, elle postule le fait que l’asservissement généralisé de 50% de la population humaine a fait le lit de la possibilité des autres formes d’esclavages car, si on peut objectiver et chosifier sa mère ou sa sœur, il est encore plus facile de le faire à l’égard d’une personne qu’on regarde comme différente et foncièrement inférieure. La critique de la société « amérikaine » construite sur une violence qui rejaillit sur les siens est présente dans tout l’ouvrage. Andrea passe en revue l’esclavage, le génocide des autochtones, et les lient au sort des femmes.

Passant en revue son histoire personnelle à travers son rapport à sa propre mère, Andrea professe une sororité qui irait au-delà des féministes, mais qui embrasserait les femmes de toutes conditions, y compris celles qui ne sont pas encore sensibilisées à cette philosophie, car elles sont celles qu’on doit convaincre et surtout elles forment le gros des troupes de celles qui souffrent du système patriarcal. Quel que soit leur niveau de conscience, elles affrontent courageusement cette vie dans un monde fait par et pour des hommes qui s’évertuent à les mettre sur la touche.

A travers l’étude de notions historiques, philosophiques, des grilles de valeur communément admises comme viriles ou féminines, Andrea détricote le système général qui enferme les femmes, souvent avec leur collaboration, conduisant à faire d’elles des citoyennes subordonnées qui ont toutes les chances de passer à côté de leur vie, et de souffrir -parfois jusqu’à la mort- du fait d’être des femmes.

Dérangeants mais aussi profondément pertinents, ces discours radicaux ont été nécessaires au féminisme, autant qu’un Malcolm X le fut à l’antiracisme. Ces figures permettent de lever la tête, de réaffirmer le pouvoir et la force collective et individuelle des sujets discriminés, et leur capacité d’agir pour changer le monde qui les oppresse. Si on peut lui reprocher une lecture trop apocalyptique et écorchée de toutes les existences féminines, il est pour autant difficile de remettre en question la critique qui sous-tend ces dénonciations.

Pour finir, quelques citations qui donnent le ton et qui pourraient vous inviter à creuser l’œuvre d’Andrea Dworkin.

« On importait des femmes dans les colonies pour procréer. Un homme possédait son épouse et tout ce qu’elle produisait. »

« La notion malveillante de l’infériorité biologique, née pour justifier l’abject asservissement des femmes aux hommes, était à présent élargie pour justifier l’abject asservissement des peuples noirs aux peuples blancs »

« Cette vision morbide de la femme comme négatif de l’homme, « femelle en vertu d’un certain manque de qualités », infecte la culture toute entière »

« En fait, nous vivons dans une société homosexuelle puisque toutes les transactions sérieuses de pouvoir, d’autorité et d’authenticité ont lieu entre hommes »

« On mesure l’érotisme féminin au degré auquel une femme a besoin d’avoir mal, d’être possédée, maltraitée, de se soumettre (…) toute femme qui refuse de participer à sa propre destruction est qualifiée de déviante ».

 

Bilguissa Diallo

 

Notre sang, éditions Des femmes – Antoinette Fouque.

Marc Cheb Sun