Juin / 02
ENQUÊTE LONG-FORMAT
Vivre en France avec un handicap physique
Florian Dacheux, avec Cynthia Augustin
En 2025, encore et toujours ce même constat : le handicap reste le premier motif de discrimination en France, devant l’origine et l’état de santé. Principaux obstacles pour les 12 millions de Français concernés : l’accès à l’emploi, à un logement adapté, aux transports, à l’école, aux loisirs, à la culture, à la santé… Pourquoi stagne-t-on ? Quelles sont les causes d’une telle inertie ? Qu’en est-il de la loi de 2005 ? Comment s’extraire des limites validistes de notre société et de ses mécanismes handiphobes ? Ne serait-il pas temps d’associer au débat et aux décisions les personnes directement concernées ?
Dans cette enquête, nous nous intéresserons avant tout aux personnes vivant avec un handicap physique – le sujet serait, sinon, bien trop large à traiter dans un seul chapitre – et souvent touchées par des discriminations plurielles. Car oui, les obstacles sont légion. Pourtant, des leviers existent bel et bien face aux effets d’annonce.
Mi-novembre 2023, le long du boulevard National à Marseille. Une dame en fauteuil se retrouve dans l’impossibilité de monter dans un bus. La raison ? Le chauffeur du véhicule n’a pas été formé pour utiliser la rampe d’accès. Et c’est le troisième bus consécutif qui la refuse ce jour-là ! Un an plus tôt, une centaine de kilomètres plus au nord, en zone rurale cette fois, Amaury – qui est paraplégique – médiatisait l’inaccessibilité de la gare du Thor (Vaucluse) en entamant une grève de la faim. « La gare du Thor, comme beaucoup d’autres, n’est pas adaptée pour permettre à une personne en fauteuil de monter dans un wagon sans aide, nous confie-t-il. Si personne n’en parle, ça ne bougera jamais. La région Sud n’est pas la seule concernée. »
Transports : le casse-tête
Selon une étude européenne publiée en février 2024 par Omio, une plateforme de réservation de train, bus, avion et ferry, seuls 33 % des quais des 3 000 gares que comptabilise notre pays sont praticables par les personnes en fauteuil. Soit un tiers. Ce qui fait de l’Hexagone l’une des nations ferroviaires les moins accessibles d’Europe, très loin derrière les Pays-Bas (99 %). « Même les services en gare dégringolent, peste Catherine, une Marseillaise qui prend régulièrement le TGV depuis la gare Saint-Charles. Un jour, j’ai dû faire un aller-retour Paris-Marseille dans la journée. La SNCF a un service d’assistance en gare pour les personnes à mobilité réduite (PMR). Mais depuis qu’ils l’ont « réorganisé », c’est n’importe quoi. Il n’y avait personne pour m’accueillir à la descente du train à l’aller, personne au retour. Aucun responsable du train ne s’en est préoccupé. On régresse ! »
Autre mésaventure récente, celle du parathlète Axel Alletru qui, en janvier dernier, devait se rendre en urgence à Paris depuis la gare de Lille-Flandres pour récupérer un fauteuil roulant. Ce jour-là, il se déplace exceptionnellement grâce à des béquilles. Arrivé dans la rame, il se rend compte qu’une erreur de réservation l’a placé à l’étage du train. Voyant une place PMR inoccupée au rez-de-chaussée, il décide de s’y installer. Résultat : amende de 149 euros. « Pourtant, perdre 80 % de mes capacités dans les jambes, ça ne disparaît pas simplement parce que je suis debout ou en béquilles, réagit-il sur son compte LinkedIn. Bien au contraire : sans mon fauteuil, mes jambes doivent compenser encore davantage, ce qui demande un effort colossal au quotidien. Ce genre de situation montre à quel point il est urgent de comprendre que le handicap ne se limite pas à une chaise roulante. Arrêtons de réduire le handicap à des clichés ou des règles absurdes. Chaque parcours est unique, chaque histoire mérite d’être respectée. »
En avril 2023, le Conseil de l’Europe pointait bon nombre de manquements en matière de respect des droits des personnes handicapées en France, citant en premier lieu l’inaccessibilité des moyens de transport et exigeant des « mesures immédiates » de la part de l’État français. À la sixième conférence nationale du handicap, le 26 avril 2023, Emmanuel Macron assurait faire de l’accessibilité « une priorité nationale ». Un an plus tard, à quelques mois des Jeux olympiques et paralympiques (JOP), le cas parisien nous a sauté à la figure. Et pourtant, là non plus, il n’y avait pas lieu de croire au miracle. Car si le réseau des RER, bus et tramways est annoncé accessible aux personnes à mobilité réduite, dans les faits, ce n’est pas du tout le cas. Bon nombre de bus ne disposent pas de rampe d’accès et leur activation n’est pas automatique, contrairement à ce que l’on peut observer dans les métropoles de nombreux pays voisins. Quant au métro, il est quasiment interdit aux PMR faute d’ascenseurs adaptés. Selon les chiffres 2024 d’Île-de-France Mobilités (IDFM), qui organise les transports en région parisienne, 10 % du métro est accessible. Soit 27 stations sur 309 au total ! Il suffit de faire l’expérience à Châtelet, station emblématique de l’hypercentre où les ascenseurs manquent à des points stratégiques. Outre la question budgétaire, sur ces lignes centenaires et classées, « essayer d’élargir des couloirs ou de mettre des ascenseurs entraînerait des risques d’effondrement et de fortes impossibilités techniques », alléguait à l’époque le vice-président d’IDFM, Grégoire de Lasteyrie, lors d’un point-presse organisé par le comité d’organisation des JOP.
Et quand l’unique solution reste de prendre un taxi, même combat : pas sûr d’être autorisé à monter ! « Aujourd’hui, j’en ris, mais ça fait mal », confie Lil Skuna, jeune figure de TikTok, remarqué pour ses vidéos pleines d’autodérision décrivant son quotidien en fauteuil. Il se souvient de ce soir de décembre 2021 : « Le pire, c’est que je sortais des Diversidays à l’Olympia à Paris, une rencontre fédératrice basée sur les différences. Je commande un Uber pour rentrer chez moi, en Seine-et-Marne. Le chauffeur me voit en fauteuil et me fait signe qu’il ne me prend pas. C’est inadmissible. »
Logement, emploi : même combat
Côté logement, là encore, les mésaventures sont nombreuses. L’absence de coordination de l’action publique entre logement et handicap maintient les intéressés dans le flou. À l’image de Nabéla qui se bat depuis des années avec son bailleur dans le sud de Paris. Obligée de multiplier les grèves de la faim pour obtenir un logement digne et adapté, cette ancienne DRH devenue hémiplégique à la suite d’un accident de la route tweete sans relâche pour alerter l’opinion publique. Impossibilité d’ouvrir les placards, de circuler, de se doucher, d’ouvrir les fenêtres… Des conditions de logement telles qu’elles annihilent sa vie sociale. « Dans le logement PMR en particulier, il est difficile de se rapprocher des bailleurs sociaux et de les mettre en porte-à-faux, du fait des politiques menées en amont, affirme-t-elle. Soit ces politiques sont insuffisantes, soit on ne respecte pas les délais de réalisation pour le nombre d’appartements PMR, et c’est comme ça pour le transport et tout le reste. »
La loi du 11 février 2005 précitée prévoyait que 100 % des logements neufs soient accessibles et adaptables. Ces règles sont revues à la baisse le 23 novembre 2018 avec la loi dite « ÉLAN » (portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique) qui prévoit que 20 % seulement des logements soient adaptés aux personnes à mobilité réduite. En réalité, même ce texte n’est pas mis en œuvre comme il le devrait. Et sans contrôles réguliers de l’application des lois ni condamnations systématiques des bailleurs et promoteurs immobiliers par les tribunaux, les personnes concernées, qui n’ont bien souvent pas d’autres revenus que l’allocation adulte handicapé, se retrouvent seules.
Idem pour l’emploi : le fait d’être en situation de handicap multiplie par trois le risque de discrimination au travail. 12 % : voilà le taux de chômage des personnes handicapées. Soit deux fois plus que pour l’ensemble de la population. « Les textes sont nombreux en matière de discrimination, les outils sont là, mais ils ne sont pas respectés ou pas mobilisés, ou sont parfois non conformes au droit international », confirme Elisa Rojas, avocate spécialisée dans les droits des travailleurs. Elle-même en fauteuil, Elisa Rojas compte parmi ces experts qui ont popularisé la notion de validisme. « Le problème n’est pas tant l’absence de textes à proprement parler car, bien souvent, ils sont là, poursuit-elle. C’est l’accès à la justice qui est difficile pour les personnes handicapées, ce qui est très différent. Cela s’explique par l’absence d’accessibilité des lieux de justice, des cabinets d’avocats, par le faible nombre de professionnels compétents dans ce domaine, mais aussi évidemment par la précarité des personnes handicapées et la méconnaissance qu’elles ont de leurs droits, de surcroît très complexes, techniques et éparpillés. »
Habitant de la Barbière, un quartier populaire d’Avignon, Mimoun, qui est paraplégique, peut en témoigner : « Vous savez, quand on est handicapé, il n’y a pas un jour où on ne rencontre pas un souci. Quand ce n’est pas un bout de trottoir inadapté ou défoncé par les racines d’un platane, c’est une place PMR occupée par un véhicule qui n’en a pas le droit. L’emploi, je ne cherche même plus, tellement je galère. Concernant mon appartement, je ne peux même pas aller sur le balcon. Et devant l’entrée, j’ai une pente, sûrement conçue à l’origine pour sortir les poubelles. Mais en fauteuil, la pente ne doit pas être trop inclinée. »