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Déc / 21

La Méditerranée pour civilisation commune

By / Florian Dacheux /

Alors que le Mucem à Marseille présente actuellement l’exposition Une autre histoire du monde où l’Europe et l’Occident ne seraient plus au centre, l’artiste Sabine Réthoré réalise des cartes depuis plusieurs années dans l’objectif de rééquilibrer le rapport Nord-Sud, dominant-dominé. Dans cette utopie sans frontières, elle nous présente la Méditerranée comme une civilisation commune et nous invite à décentrer notre regard.

La Méditerranée pour civilisation commune

Dans une époque où les guerres n’en finissent plus de nous déchirer, où l’extrême droite se renforce un peu partout en Europe et où le repli sur soi devient une tendance irrémédiable, se pencher sur une carte de Sabine Réthoré en devient une démarche bien utopique. Enseignante en arts plastiques pendant une dizaine d’années, cette cartographe autodidacte s’est lancée dans la création artistique de globe terrestres à la fin des années 1990, avant d’aboutir en 2011 à l’édition d’un projet dédié à la Méditerranée. Renversante, sa carte intitulée “Méditerranée sans frontière” questionne les représentations habituelles de cette partie du globe dont les eaux ont permis des échanges culturels et commerciaux dès les fondements de la civilisation occidentale. Un autre imaginaire, tout cela en ayant eu l’idée de centrer la carte sur la mer… « Je dessine les cartes avec une orientation Ouest en haut et Est en bas afin d’abolir les notions de hiérarchie Nord-Sud, affirme Sabine Réthoré. Le déclic, c’est que je voulais dessiner du bleu. Puis j’ai eu envie de présenter la Méditerranée telle que je la conçois : un lieu de mouvements autour d’une grande surface bleue. Je n’ai pas dessiné les frontières qui nous divisent, mais les milliers de routes qui nous relient. »

« L’Europe est au centre du monde, on grandit avec cette idée-là et tout va bien. Non ! »

C’est en chinant chez divers libraires et autres bibliothécaires que Sabine a concrétisé son cheminement intérieur vers ce berceau commun de civilisations que représente la Méditerranée. De Rabat à Istanbul en passant par Gaza. « Je n’ai pas trouvé de carte générale de la Méditerranée, explique-t-elle. L’Europe est au centre du monde, on grandit avec cette idée-là et tout va bien. Non. On a une représentation de la Méditerranée du Nord tournée vers l’Europe, et celle du Sud tournée vers le Maghreb. Mais ça s’arrête là. J’en ai déduit que tout cela est diplomatique, que personne ne peut tracer des frontières, comme avec Israël par exemple. Je me suis dit, quitte à représenter la Méditerranée, autant le faire en enlevant les frontières qui nous divisent. Je n’ai mis que les villes qui nous relient. Je ne cause aucun problème diplomatique. Ce n’est pas le Sahara ni le Cachemire (ndlr : région entre le Pakistan, l’Inde et la Chine, avec des frontières qui ne sont acceptées par aucun des trois États). »

« C’est une carte apaisante avec laquelle on a le droit de rêver de quelque chose d’autre. »

Par son travail artistique qui relie graphiquement tous les Méditerranéens, Sabine nous pousse ainsi à épouser un nouveau regard. Un point de vue décentré, comme pour mieux réorienter notre vision d’ensemble, tournée vers nos histoires et cultures communes. Dans une même et unique région. « Le problème méditerranéen est transposable au golfe du Mexique, aux Caraïbes, développe Sabine. Cela raconte le croisement de plusieurs manières de pensées, le commerce d’objets. Les traductions de nos philosophes grecs ont fait le tour de la Méditerranée en passant par le Maghreb, l’Espagne pour arriver à Aix-la-Chapelle. La traduction des grecs par l’arabe a été un moyen de transmettre les philosophies grecques à la culture européenne. Tout ça, on ne veut pas le voir. C’est comme une famille très religieuse qui a des enfants homosexuels et qui ne veut pas les voir tel quels. C’est du déni. » En produisant des œuvres en dehors des standards de la cartographie classique, Sabine se sert surtout des cartes comme un prétexte pour tisser des liens. On peut commander ses cartes en ligne, s’en saisir comme outil pédagogique pour un atelier. Une façon de se réapproprier la géographie qui a séduit le programme Med Dialogue for Rights and Equality de l’Union Européenne dans le cadre de son festival organisé à Catane (Sicile) en juin 2022. Sabine a eu le plaisir de participer à des conférences liées aux droits et au rêve de construire un destin commun entre les peuples de cette région. « Ma carte de la Méditerranée est toujours diffusée, toujours appréciée, commente Sabine. Elle porte mille et un messages, elle porte le message de chacun. J‘aime beaucoup la liberté qu’elle propose, sans frontière. Tout le monde peut en discuter. Je suis très heureuse que ça puisse entrer chez les gens. J’ai aussi des très grands formats sur lesquels on peut marcher. Cela crée de l’interaction, autre qu’un écran. C’est une carte apaisante avec laquelle on a le droit de rêver de quelque chose d’autre. De le vivre avec ses voisins. Si on veut échanger des choses avec des gens, on ne peut pas être dans la revendication. Je peux parler à une personne qui porte un hijab si elle ne me parle pas d’islam radical. Si elle n’a pas de discours prosélyte vis à vis de la religion, il y a d’autres sujets de discussions. »

« Il n’y a plus personne pour assurer les Droits de l’Homme. C’est devenu une chanson, une ritournelle. »

Sétoise aujourd’hui installée en région parisienne, Sabine a passé 25 ans de sa vie à Marseille, cité multiculturelle par excellence. Une ville où le Mucem accueille depuis le 8 novembre, et ce jusqu’au 11 mars 2024, l’exposition Une autre histoire du monde. A l’aide de plus de 150 œuvres et objets issus de collections publiques et privées, cette exposition présente une histoire décentrée du monde du XIIIe au XXIe siècle et propose aux visiteurs d’abandonner la perspective occidentale encore dominante aujourd’hui. A l’instar de La Vraie Carte du Monde de Chéri Samba qui met en scène un auto-portrait de son auteur placé au milieu d’un planisphère évoquant celui de Peters, mais renversé et aplati dans son hémisphère sud. Une démarche qui fait directement écho à celle de Sabine. Tout comme la récente communion (ndlr : inédite pour le monde du foot) entre des supporters de l’Olympique de Marseille et l’AEK Athènes, pour deux villes liées par une histoire commune, quand on sait que Massalia (aujourd’hui Marseille) a été fondée vers 600 avant J.C. par des Grecs venus de Phocée, en Asie Mineure… Qu’en dit notre ex-phocéenne ? « Je suis contente de savoir ça, réagit Sabine. Je suis contente d’avoir pu dire un jour : je suis Marseillaise. Marseille est un concept à elle toute seule. A partir du moment où tu aimes cette très belle ville, tu aimes sa mythologie. La culture marseillaise est faite de plein de cultures, mais un peu trop tournées vers le passé. On n’a pas à porter les péchés de nos grands-parents. Quand plusieurs cultures qui cohabitent vénèrent trop le passé, on trouve toujours un ancien événement qui va empoisonner le présent de ceux qui la transmettent. » A 60 ans, Sabine Réthoré avoue être un peu désabusée par les temps qui courent où elle observe « un monde qui se referme ». « L’Europe n’est plus, poursuit-elle. Chacun a son coup de soleil. Il n’y a plus personne pour assurer les Droits de l’Homme. C’est devenu une chanson, une ritournelle. D’où je viens, certains ont encore peur des Sarrazins comme ils disent. On s’est toujours un peu tiré dans les pattes. Ce qui fait la richesse de la Méditerranée, c’est la capacité des écoutes de chacun. Ce n’est pas regarder son nombril. Si on modifie la lecture, le sens de la lecture, on change le monde. C’est un point de vue. Mais bon, que voulez-vous. On choisit mal nos chefs. On est face à une logique mortifère, de Trump à Poutine. Alors l’amour de la vie, on le met où on le peut. » Ironie du sort, c’est sa nouvelle vie en région parisienne qui lui donne encore confiance en l’humain. « Les rapports y sont finalement plus sains. On s’assoit sur les différences, il y a autre chose de plus important. Le cosmopolitisme de Paris va dans le sens de mes convictions. Aujourd’hui, la Seine me fait rêver comme le Nil. Je le vis comme une hétérotopie. » 

 

Florian Dacheux

Jusqu’au 11 mars 2024, l’exposition Une autre histoire du monde, qui ouvre ses portes le 8 novembre 2023 au Mucem à Marseille, entend présenter une histoire décentrée du monde du XIIIe au XXIe siècle et propose aux visiteurs d’abandonner la perspective occidentale encore dominante aujourd’hui. À travers sculptures, peintures, textiles, cartes, objets archéologiques, manuscrits et arts décoratifs, cette exposition révèle l’infinie diversité des expériences africaines, asiatiques, américaines et océaniennes. Elle donne à voir d’autres mondialisations, dont l’Europe n’est pas le seul moteur.

Florian Dacheux