<span class=Mohamed Mbougar Sarr, l’éclosion d’un grand auteur">

Oct / 04

Mohamed Mbougar Sarr, l’éclosion d’un grand auteur

By / Florian Dacheux /

C’est le roman événement de la rentrée littéraire, en lice pour de nombreux prix parmi les plus prestigieux (Goncourt, Femina entre autres). Les critiques sont dithyrambiques.

Rédigé dans une langue élégante et audacieuse, l’ouvrage demeure inclassable pour sa complexité narrative, son caractère à la fois sérieux et satirique, ainsi que les multiples thèmes abordés : le rôle de l’auteur dans la société, l’impact de la colonisation, la tradition face à la modernité, les luttes sociales. Son auteur, Mohamed Mbougar Sarr, entre dans la catégorie des grands auteurs à tout juste 31 ans et surprend par son érudition et sa maturité. Il nous a confié quelques éléments sur sa démarche à travers cette œuvre qui fera date.

Mohamed Mbougar Sarr, l’éclosion d’un grand auteur

Texte à tiroirs, philosophique, satirique : votre roman est indéfinissable et très différent des précédents, quelle est l’origine du choix du sujet et d’ailleurs comment résumeriez-vous le propos du livre ? 
C’est la rencontre de deux choses, j’ai une sorte d’obsession pour Yambo Ouologuem, l’auteur du Devoir de Violence. J’ai découvert ce texte lorsque j’étudiais au Sénégal, je l’ai lu à plusieurs reprises et j’ai démarré une thèse que j’ai ensuite mise de côté pour m’attaquer à sa vie sur un plan fictionnel parce que sa vie est un roman. D’autre part, l’écriture m’interroge beaucoup, la plasticité du roman, sa définition, les libertés narratives et stylistiques qu’on peut prendre via ce genre. Pour ce qui est de la place de l’auteur, il y avait la question de l’engagement, de ce que ça met en jeu, et surtout ce que signifie vouloir tenter de dire quelque chose de soi et du monde, avec la volonté que ça reste pour la postérité, sans assurance d’y parvenir la plupart du temps.


Le narrateur principal, Diégane, vous ressemble, avec une belle dose d’auto-dérision. Partagez-vous sa quête du roman ultime, ou vous êtes-vous prêté à une sorte d’exercice philosophique à travers lui ? 
C’est un fantasme, la quête du roman parfait, pas nécessairement un objectif. Mais tendre vers ça aboutirait à être débarrassé de cette quête littéraire, ce livre ultime qui requiert d’aller le plus loin en nous et aboutirait à nous libérer d’une sorte d’angoisse existentielle de toujours chercher à dire quelque chose, et pourtant c’est bien cette angoisse qui nous pousse à écrire. Pour autant, toutes ces questions doivent être abordées avec recul, c’est un rêve chimérique, comique et presque ridicule. Il faut pouvoir rire de ces prétentions qu’on prend parfois trop au sérieux ! Diégane est bien mon double sur cette obsession, mais il me permet de me moquer de tout ça.

« Ça serait bien qu’on ait une relation différente et plus respectueuse aux écrits afro-descendants. »

Elimane, la figure centrale du roman, est complexe et insaisissable.

Tous vos personnages le cherchent sans jamais parvenir à le connaître vraiment, comment l’avez-vous construit ?
Yambo Ouologuem est l’inspiration première du personnage d’Elimane, ceux qui le connaissent reconnaîtront des références claires à son parcours, et pour ceux qui ne le connaissent pas, ce livre peut être une occasion de découvrir ce grand auteur qui n’a pas eu l’occasion de donner toute la mesure de son talent parce qu’il a été abattu en plein vol pour des raisons littéraires, politiques et symboliques. Elimane possède beaucoup de points communs avec lui, sur sa psychologie et sa quête, mais pas sur le plan du développement du personnage dont les aventures n’ont rien à voir avec la vie de Ouologuem. L’analogie entre les deux réside surtout dans la posture de l’écrivain plagiaire, déchu, qui alimente presque sa propre malédiction en arborant plusieurs masques, avec une face sombre. L’écrivain Robert Bolano a également eu une grande importance. Il s’agit d’un écrivain chilien qui a vécu la moitié de sa vie en exil. Il a produit une œuvre protéiforme (poésie, roman, essai), il est mort relativement jeune et comme Ouologuem, il donne l’effet d’avoir été suspendu dans sa création. C’est une personne qui ne s’interdisait rien en termes d’inventivité et de créativité, il a incarné le renouveau des auteurs latino-américains parce qu’il avait la dent dure contre ses aînés tout en reconnaissant leur place. Il a cherché à les questionner, à avoir un rapport fécond face à eux parce qu’il a cherché à les dépasser. Et il est traversé par des questions qui m’interpellent comme la responsabilité de l’écrivain face à la politique, la société, la force de la poésie, la question du mal et celle de la solitude face au désir d’écrire. Chez lui l’écriture est postulée comme une lutte d’autant plus grandiose qu’elle est perdue d’avance. Cette dimension est romantique, lucide et tendre, cela me touche et cela a nourrit Elimane et les thèmes de ce roman.

 

Parlez-nous de votre perception de la place des auteurs afrodescendants en littérature francophone… Vous croquez de façon savoureuse ce microcosme fermé sur lui-même. Comment cela se conjugue avec cette grande littérature qui semble s’ouvrir à vous avec cette vertigineuse mise en lumière et ces candidatures aux prix qui se succèdent ?
Ça m’intéressait de mettre chacun devant sa manière de recevoir les livres, de les lire, de les entrevoir. Et ça concerne autant les afro-descendants que la critique, quelles caricatures nous nourrissons de chaque côté. On a l’impression de vivre dans des univers parallèles et justement que se passe-t-il quand ce croisement s’opère, quelle réception se fait et comment se regarde-t-on soi-même. Il y a du comique et du désespérant dans tout ça parce que ça pose des questions sérieuses, littéraires et politiques. D’une certaine manière, beaucoup de critiques doivent être prudents face aux commentaires, puisque je me suis attelé à donner de petites claques ironiques à tout le monde, et en ce moment ça me revient en pleine face. Ça serait bien qu’on ait une relation différente et plus respectueuse aux écrits afro-descendants. On doit s’interroger sur cette marginalisation, ces caricatures et ces préjugés, pour qu’on cesse d’être enfermés dans ces catégories dans lesquels on peut parfois se complaire.

 

Propos recueillis par Bilguissa Diallo

Photo © Jean-Luc Bertini

Florian Dacheux