Mar / 27
Maboula Soumahoro : « L’hybridité est au coeur de mon ouvrage »
L’universitaire Maboula Soumahoro livre dans son essai Le triangle et l’hexagone une réflexion sur son parcours personnel mais aussi, plus largement, sur la question des identités noires au sein de la société et de l’université française. Interview.
Ce texte est à la fois un récit, celui d’une expérience personnelle, subjective et aussi une analyse d’une expérience sociale, collective…
Votre parcours s’est construit de manière triangulaire…
Exactement puisque mes parents sont originaires de la Côte d’Ivoire et que je suis née à Paris. Plus tard dans ma vie, j’ai passé énormément de temps aux Etats-Unis, mais également dans le reste des Amériques. Je visite également régulièrement des pays africains. Je navigue à travers les eaux de ce triangle Atlantique depuis des décennies. Au départ, je n’en avais pas conscience. Petit à petit, par le biais des études, de ma recherche et de mes voyages, je me suis rendue compte du sens et de l’histoire des espaces que je traversais
L’objet de vos recherches n’a pas été simple à faire reconnaître au sein de l’identité française ?
C’est le moins qu’on puisse dire! J’ai du changer d’université pour trouver une personne qui acceptait de diriger mes recherches à partir de la deuxième année de master…. Et en fait, c’est vraiment aux Etats-Unis et à la Jamaïque que j’ai suivi les cours et séminaires qui portaient sur mes centres d’intérêt intellectuel. J’estime que c’est la-bas que j’ai reçu ma formation universitaire. Sans parler de tous les colloques auxquels j’ai participé ou j’ai pu assister: Guyana, Barbade et le Brésil, plus récemment.
Pensez-vous que la relation française à la question raciale évolue tout de même positivement ? Ou pas?
Oui, je pense que la relation française hexagonale, je le précise, à la question raciale évolue positivement. Mais cet aspect positif se situe au niveau de la fin du silence. C’est à dire l’impossibilité actuelle de passer à côté de cette question. Malheureusement, cela ne signifie pas que nous soyons déjà parvenus au stade où l’on pourra discuter sereinement cette question afin de pouvoir la dépasser.
On sent chez vous un désir de s’affranchir de frontières décidées par d’autres, par exemple entre la recherche universitaire, le hip hop qui l’un et l’autre participent à votre construction…
Je dois l’admettre. Mais à mes yeux, il est simplement question d’assumer pleinement toutes les facettes de mon identité et de mon existence. J’ai baigné dans la culture hip hop avant de devenir étudiante, ou même chercheuse. J’ai grandi dioula, ivoirienne, africaine, musulmane, noire, pauvre, en cité. Pourquoi devrais-je laisser tous ces aspects de côté uniquement parce qu’à présent j’appartiens à une classe sociale différente. Cela n’a pas de sens. Et ce type d’injonction montre bien que les personnes comme moi ne font généralement pas partie de cette classe sociale. Sinon, on ne me demanderait pas de nier ces aspects de mon existence.
Vous écrivez « chaque pays à son Noir »…
L’identité noire, cette catégorie construite par l’histoire, est une identité très vaste et complexe. On l’aborde fréquemment de manière bien trop simpliste à mes yeux: de manière totalisante. Alors qu’en réalité, être noir ne signifie absolument pas la même chose selon le lieu et l’époque dans lesquels on se trouve. Il n’est donc pas simplement question de la seule apparence des corps, mais d’une combinaison de plusieurs éléments: la nationalité, la citoyenneté, la classe sociale, le genre et l’orientation sexuelle, la langue parlée etc… Les Etats-Unis et la France, les pays que je connais le mieux, traitent les personnes noires de manières très différentes. C’est vraiment cela que j’ai découvert en voyageant, étudiant et menant des recherches.
Les cultural studies, black studies et gender studies sont-elles remises en cause sous Trump ?
Pour une fois, Trump, on va tout lui mettre sur le dos! La remise en cause de toutes ces spécialités de recherche ne date pas de lui, mais de l’instant même de leur arrivée respective au sein de l’institution universitaire. Cela dit, évidemment, le contexte actuel n’est pas des plus favorables pour leur expansion. Mais gardons en tête que le domaine de l’enseignement relève des Etats et non du gouvernement fédéral. De plus, pour ce qui est de l’enseignement supérieur, il existe bien plus d’établissements supérieurs qu’en France, notamment par que bon nombre d’universités sont privées aux Etats-Unis. Ce que je veux dire ici c’est que plus il y a d’établissements, plus il y a de chances de trouver des départements qui se consacrent à ce type d’études. Après, se pose la question du financement de ces départements et du soutien institutionnel qu’on veut bien leur accorder, mais c’est une autre question. Trump, il est le représentant d’une tendance rétrograde et réactionnaire qu’il est impossible de négliger. Mais toute forme de domination va de pair avec la notion de résistance. Les personnes qui sont dans les Cultural/Black/Africana ou Gender Studies sont des résistantes de fait! La période est dure, il est vrai. Mais elles tiendront bon, comme toujours! Elle n’ont pas et n’ont jamais eu le choix. C’est d’ailleurs ce qui épuise.
Propos recueillis par Marc Cheb Sun
Photo : Patricia Khan
Le triangle et l’hexagone, éditions La Découverte. Le livre est actuellement disponible en ebook.