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Jan / 03

La capoeira : des racines de l’esclavage aux tatamis du monde entier

By / Florian Dacheux /

Elle fascine comme elle intrigue. Invite aux rencontres et aux langages. Fusionnelle, la capoeira, cet art martial qui combine danse, chant et musique, tient ses racines dans les techniques de combat des peuples africains du temps de l’esclavage au Brésil. A l’origine de nombreux changements dans la capoeira contemporaine, le Grupo Senzala, formé au Brésil dans les années 1960, est aujourd’hui présent aux quatre coins de la France. Sa renommée résonne notamment du côté de l’ouest parisien où Marcio Da Silva dirige depuis plus de 20 ans l’école Senzala 78. Entretien avec un maître capoeiriste qui contribue avec les siens à la transmission d’une pratique unique par sa dimension multiculturelle.

La capoeira : des racines de l’esclavage aux tatamis du monde entier

Quand et comment avez-vous débuté la capoeira ?
Mon premier contact avec la capoeira, c’était lors d’un carnaval à Teresopolis, une ville de l’État de Rio de Janeiro au Brésil. J’avais également des voisins qui faisaient de la capoeira. Je m’y intéressais et ils m’ont dit d’aller voir en centre-ville un maître qui enseignait. J’ai fait quelques cours avant de rejoindre à l’âge de 14 ans, en 1992, Mestre Elias, de l’école de capoeira du Grupo Senzala dont je fais encore partie aujourd’hui.


Qu’est-ce qui vous a séduit d’emblée dans la pratique de la capoeira ?
Les acrobaties ! Au carnaval, les personnes en faisaient beaucoup. Pour ma part, étant donné mon gabarit, ce n’était pas évident car je suis assez grand, alors qu’un capoeiriste mesure en moyenne 1m70. Mais j’étais déterminé à m’entraîner et à m’investir. Au fur et à mesure, j’ai découvert la musique, les instruments, les chants. Dès 1994-1995, j’ai donné mes premiers cours en tant que professeur remplaçant. J’avais à peine 16 ans. Puis au bout de quatre ans, j’ai reçu cette proposition de venir en Europe.


Racontez-nous la genèse de Senzala 78 qui depuis 20 ans développe énormément d’activités dans l’ouest parisien…
En mai 1999, je pars en France où je rejoins Contra Mestre Torneiro et Bem Ti Vi. Je commence à enseigner sur Paris, Melun, Amiens et Cergy. Puis en août 2000, je retourne à Teresopolis où j’obtiens la corde violette et deviens Profesor Banana. Les maîtres me demandent si ça m’intéresse de rejoindre l’école de capoeira à Saint-Germain-en-Laye dans les Yvelines pour y développer mon travail. Ce que je fais. A l’époque, en septembre 2000, nous avions six élèves. Depuis, le nombre d’élèves ne cesse d’augmenter chaque année. En 2003-2004, nous avons lancé des cours dans une maison de quartier de Poissy, puis en 2006 la mairie de Triel-sur-Seine nous a proposés de créer une association sur place. Fort de ce succès, on a continué à développer des cours sur Chatou, Le Vésinet, Carrières-sous-Poissy et ailleurs. En 2013, j’ai obtenu la corde rouge et ai eu l’honneur de devenir Mestre Banana. Aujourd’hui, nous avons près de 550 adhérents (740 avant covid). Les plus jeunes ont 4 ans. L’adulte le plus âgé a 72 ans. 

« Les danses, la musique et les chants exprimaient une forme de rébellion contre la société esclavagiste. Ils s’entraînaient, tout en faisant croire qu’ils dansaient. »

« Les esclaves se sont aperçus qu’ils avaient une possibilité de se libérer, en s’entrainant à lutter sous l’apparence d’un jeu. » (© Archives Grupo Senzala)

Cet art martial fut pratiqué à l’origine par les esclaves dès le XVIIe siècle pour dissimuler un entraînement au combat qui leur était interdit. Etait-ce un moyen pour les esclaves noirs déportés au Brésil de se recréer une identité et de faire survivre leur culture africaine?
Exactement. Les esclaves arrivaient de différents pays d’Afrique. Ils ne parlaient pas tous la même langue mais avaient une histoire en commun. Une lutte en commun. C’est à ce moment-là que différentes coutumes ont fusionné. Ils n’avaient pas la possibilité de faire un sport de combat mais avaient le droit de danser. Ils se sont aperçus qu’ils avaient une possibilité de se libérer, en s’entrainant à lutter sous l’apparence d’un jeu. Les danses, la musique et les chants exprimaient une forme de rébellion contre la société esclavagiste. Ils s’entraînaient, tout en faisant croire qu’ils dansaient.


Dans cette envie de liberté et ce côté « rituel » qui transpirent encore aujourd’hui dans l’enseignement et la pratique de la capoeira partout dans le monde, la musique et le rythme semblent être au cœur du jeu, n’est-ce pas ?
On dit que la capoeira, sans la musique, pourrait devenir un sport de combat comme un autre. Il y a toujours eu la musique. La capoeira vient d’Afrique mais s’est développé au Brésil. On y retrouve différentes percussions africaines telles que le berimbau. C’est cet instrument qui décide du rythme de la musique et du type de jeu que doivent produire les capoeiristes lors de la roda (jeu en cercle).


On ressent également beaucoup de discipline et de respect entre vous ?
Oui, c’est certainement lié au fait que cet art vient des anciens pour les plus jeunes. Il y a une hiérarchie à respecter. Cette transmission des connaissances se perpétue indépendamment de nous. La capoeira fait désormais partie de notre mémoire collective et a été inscrite en 2014 sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’Unesco.

Comment expliquer le succès de cette pratique ? Est-ce lié à son aspect ludique, sa philosophie ?
C’est une question délicate car je suis l’enseignant titulaire. Je transmets la capoeira comme je la ressens. Il y a peu, je discutais avec des adultes qui venaient de commencer en septembre la capoeira. Tous me disaient qu’ils n’avaient jamais vu d’autre activité ressemblante. Car, quand ils arrivent dans la salle, ils voient plein de mouvements qui paraissent compliqués à réaliser. Puis quand le professeur décompose les différents mouvements, ils voient que c’est accessible et qu’il y a de tout avec la musique et l’aspect sportif. C’est un art martial qui associe accompagnement musical, lutte et danse. C’est pourquoi ça plaît car c’est pluridisciplinaire et très formateur. C’est une activité qui a une discipline sans être rigoureuse comme les arts martiaux asiatiques. On commence le cours à l’heure et on finit à l’heure. On porte toutes et tous la même tenue. C’est très important. Cela signifie que l’on fait partie d’un club, au même titre qu’un club de judo, de foot ou de natation.


La tenue se compose d’un T-shirt et d’un pantalon souple, sans oublier la corde pour le grade n’est-ce pas ?
Oui il s’agit d’un pantalon très souple qui ne colle pas au corps. Concernant le grade, ça dépend des écoles. Chez nous, au Grupo Senzala, un jeune débutant a sa première année pour apprendre les mouvements de base. Il passe ensuite la corde blanche l’année suivante, puis la corde blanche avec un pompon jaune et ainsi de suite jusqu’en sixième année avec la corde jaune. Du côté des adultes, ça va de la corde blanche en 1ère année à la corde bleu après 10 années. A chaque fois, c’est un investissement. Si la personne maîtrise plusieurs différents mouvements et sait jouer trois rythmes différents au berimbau, elle peut passer la quatrième voire la cinquième corde directement. Pour obtenir la corde bleue, l’élève doit être allé au Brésil pratiquer un stage de capoeira, et avoir connaissance des valeurs, du fonctionnement et de l’histoire du Grupo Senzala. Il ou elle peut alors commencer à donner des cours. Il passe instructeur puis est reconnu professeur quand il obtient la corde violette. Ensuite, par la corde marron, il est reconnu comme contremaître. C’est un peu le bras droit du professeur titulaire. Enfin, il y a la corde rouge, celle du maître. L’accord de 85% des cordes rouges du groupe est nécessaire pour pouvoir recevoir sa corde. Nous sommes aujourd’hui 86 personnes à porter des cordes rouges à travers le monde. Chacun étant reconnu comme maître dans le monde de la capoeira, soit près de 150 pays.

« Notre philosophie, c’est ensemble et mélanger »

Longtemps interdite par les autorités brésiliennes en raison de son caractère subversif puis enfin reconnue en 1974 comme sport national, la capoeira a connu une progression fulgurante au pays du football. Quelle place occupe-t-elle en France et en Europe ?
La capoeira est partout en Europe. J’ai des amis qui enseignent en Allemagne, en Belgique, au Danemark. En France, nous sommes très présents dans les Yvelines, en Seine-Saint-Denis, à Perpignan, en Alsace, mais aussi dans le Sud notamment à travers le Festival International de Capoeira et culture brésilienne organisé à Montpellier par l’association Senzala de Mestre Sorriso, le pionnier en France. En septembre 2021, la fédération française de capoéira a été créé à Saint-Etienne, avec l’accord du ministère des Sports. C’est donc une grande nouvelle pour nous. Mestre Sorriso voit cela d’un bon œil mais attention à ne pas perdre la philosophie Senzala. Nous serons attentifs au maintien et à la reconnaissance des acquis Senzala. Je parle d’un point de vue technique et philosophique de l’enseignement. Par exemple, si demain, on chante en français à la place du portugais, c’est toute une culture qui va se perdre. Chez nous, tout le monde chante en portugais. C’est une transmission. C’est aussi une façon pour eux d’apprendre une deuxième langue.


En cette période de crise sanitaire et sociale, la capoeira n’est-elle pas un bon exemple à suivre, tel un levier pédagogique universel ?
Un adhérent nous dit souvent : je ne fais pas les choses pour moi, je fais les choses pour vous et pour nous. C’est ça en fait. Notre philosophie, dans notre école, c’est ensemble et mélanger. A partir du moment où l’élève passe la porte d’entrée de l’académie, il devient monsieur tout le monde, indépendamment de son statut social, son sexe, sa couleur de peau, etc. Il fait de la capoeira comme tout le monde. Nous accueillons chacun comme il est.


En quoi pourrait-on dire que la capoeira permet de se libérer intérieurement ?

Car au-delà des acrobaties et des mouvements, il y a la musique, ainsi que beaucoup de lectures qui nous font devenir des raconteurs d’histoire. On peut se spécialiser dans la pédagogie et transmettre sa passion. Dans la musique, nous avons six instruments différents et donc six possibilités pour s’exprimer, chanter. Vous pouvez devenir chorégraphe, acteur, scénariste. Vous pouvez tout faire dans une même activité. D’ailleurs, à côté de la capoeira, nous avons lancé depuis 8 ans un cours de batucada à La Clef à Saint-Germain-en-Laye. Ce que l’on observe souvent, ce sont des personnes qui avaient tendance à rester fermer pour s’exprimer face à d’autres et qui aujourd’hui sont beaucoup plus à l’aise. Au début, ça peut être dur pour un adhérent de montrer un mouvement ou de s’exprimer devant un groupe. Car le regard de l’autre peut être pesant parfois. Au fur et à mesure, les personnes arrivent à lâcher prise et à s’amuser. Car l’objectif, c’est vraiment de s’amuser. A partir du moment où cela devient une contrainte, ce n’est pas la peine. Il n’y a pas de compétition. Il y a des objectifs avec les grades et la validation des acquis dans la pratique globale. C’est toute une ouverture d’esprit.


Une annonce à faire pour 2022 ?

L’événement majeur en ce début d’année 2022 sera la rencontre France-Brésil les 22, 23 et 24 avril à Jouy-le-Moutier dans le Val d’Oise. On va faire venir des professeurs et des maîtres du Brésil et d’ailleurs. L’un de chez nous recevra sa corde marron et deviendra ainsi contremaître.

 

Recueilli par Florian Dacheux
(Illustrations © Capoeira Senzala 78)

 

À lire plus bas: La Capoeira et l’Unesco

La Capoeira et l’esclavage

La capoeira selon l’Unesco
Inscrite en 2014 sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité, la capoeira est une pratique culturelle afro-brésilienne qui relève à la fois du combat et de la danse et peut être considérée comme une tradition, un sport et même une forme d’art. Les capoeiristes forment un cercle au centre duquel deux d’entre eux s’affrontent. Les mouvements exécutés exigent une grande souplesse du corps. Les autres capoeiristes autour du cercle chantent, tapent des mains et jouent d’instruments à percussion. Les cercles de capoeira sont constitués d’un groupe de personnes, hommes et femmes, comprenant un maître, un contremaître et des disciples. Le maître est le détenteur et le gardien des connaissances contenues dans le cercle. Il est chargé d’enseigner le répertoire et de maintenir la cohésion du groupe tout en veillant au respect d’un code rituel. Le maître joue généralement d’un instrument à percussion composé d’une seule corde, entame les chants et dirige la synchronisation et le rythme du jeu. Tous les participants doivent pouvoir fabriquer des instruments et en jouer, chanter un répertoire commun de chants, improviser des chants, connaître et respecter les codes d’éthique et de conduite, et exécuter les mouvements, déplacements et gestes d’attaque. Le cercle de capoeira est un espace dans lequel les connaissances et les savoir-faire sont transmis au moyen de l’observation et de l’imitation. Le cercle de capoeira permet aussi l’affirmation du respect mutuel entre communautés, groupes et individus, encourage l’intégration sociale et la mémoire de la résistance à l’oppression historique. (source Unesco)


La capoeira et la mémoire de l’esclavage
Selon Mestre Paulo Boa Vida, la capoeira est née au Brésil, de mère noire et de père inconnu. A l’époque, la vie des esclaves n’intéressait pas grand monde. Les archives ont été pour beaucoup détruites après l’abolition de l’esclavage (Loi d’Or du 13 mai 1888). Beaucoup de mythes se sont alors créés autour de la capoeira. Elle a sûrement, plus que tout autre chose, été un moyen pour les esclaves noirs déportés au Brésil de se recréer une identité : de faire survivre sa culture d’origine (africaine), d’oublier sa condition d’esclave, de se réapproprier des moments de loisir, de lutte, de liberté. Un moyen aussi de gagner une reconnaissance sociale, de prouver sa valeur, du point de vue de la société esclavagiste. La capoeira a représenté une soupape de sécurité identitaire tolérée dans une certaine mesure. Au cours du XIXe siècle, les capoeiristes, s’ancrèrent davantage dans le monde urbain et devinrent des hommes de main au service des différents partis politiques. Ils constituèrent alors une menace pour l’ordre public et une dure répression s’ensuivit qui mit à mal la capoeira. C’est à Salvador de Bahia, dans les années 1930 qu’elle reprit son essor pour devenir l’ambassadrice de la culture brésilienne. (source Grupo Senzala)

Florian Dacheux