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Avr / 22

«J’ai eu un coup de foudre pour Chanteloup»

By / Florian Dacheux /

« J’ai eu un coup de coeur pour Chanteloup »

Installée à Chanteloup-les-Vignes, là même où a été tourné en 1994 le film La Haine, la Compagnie des Contraires ne cesse d’impulser des pratiques artistiques innovantes en banlieue. Spécialisée dans l’éducation populaire par les arts du cirque, cette association contribue à l’égalité des chances et la lutte contre les discriminations. A l’aube de ses 30 ans d’existence, entretien avec sa fondatrice Neusa Thomasi.

Racontez-nous votre parcours qui vous a menée du Brésil à la France ?
Je suis née au Brésil en janvier 1962 à Sao José du Pinhal Grande. J’ai commencé très tôt, dès l’âge de 16 ans, à travailler dans les quartiers sensibles de Santa Maria dans l’État du Rio Grande do Sul dans le sud du pays. C’est là-bas que j’ai également fait mes études universitaires avec six années de spécialisation en art scénique. J’étais dans du théâtre de revendication, très engagé. C’était une époque pas facile. Nous étions en train de sortir de la dictature. La parole était surveillée et la censure très forte. On défendait la liberté d’expression et l’université gratuite pour tous. Du théâtre, j’en ai toujours fait. J’étais une enfant hypersensible et révoltée, avec un grand décalage avec la société. Ma mère a décidé de m’envoyer dans un monastère pour étudier. C’est là que j’ai découvert le théâtre. Et j’y suis retournée à mes 20 ans pour y travailler en tant que professeure et metteure en scène. Puis je suis partie à Sao Paulo. J’y ai passé une audition pour entrer dans la compagnie Macunaima, un centre de recherche dirigé par Antunes Filho, considéré comme le plus grand metteur en scène du Brésil. J’ai été prise et j’ai pu entamer un processus de travail autour de pièces de grands écrivains brésiliens. Deux ans après, on est parti en tournée en Europe. Celle-ci a débuté au Théâtre des Amandiers à Nanterre en avril 1987, puis s’est poursuivi en Espagne, en Allemagne, jusqu’à Montréal. Mais après trois mois de tournée, je décide de rester en Europe.


Qu’est-ce qui vous a poussé à rester ?

Je prends conscience que mon destin n’est pas au Brésil où la situation économique était trop difficile. J’ai toujours considéré le monde comme un espace sans frontières. Quand l’avion est parti avec la troupe, j’ai eu très peur. Me voilà seule à l’aéroport de Roissy, sans visa et sans parler le français. Puis je me souviens avoir gardé le numéro de téléphone d’Edson Audi, le traducteur brésilien du Théâtre des Amandiers. Je l’appelle et il me dit de prendre un bus jusqu’à Créteil. Il m’a logé chez lui le temps que je m’organise. Il fallait vite apprendre le français, raser les murs de peur d’être contrôlée. J’ai laissé mes vêtements colorés au fond de la valise pour devenir madame tout le monde. J’entame une nouvelle vie faite de petits boulots de serveuse, de baby-sitting. Puis je réussis à obtenir une carte d’étudiante via l’Alliance Française où je reprends mes études. J’ai ensuite voulu continuer ma formation auprès de grands professionnels tels que Ariane Mnouchkine, je me suis même initiée à l’art du butô au Japon, avant de partir m’isoler en Australie le temps d’une escapade. C’est pendant le vol que je me pose plein de questions autour de l’utilité du théâtre. Je ne me vois pas courir les casting pour être comédienne, ce n’était pas mon truc. C’est là que je décide de créer une compagnie pour travailler en lien avec les valeurs de l’éducation populaire. Je rassemble de jeunes acteurs amateurs venus du monde entier et fonde les Amis de la Baignoire en 1991. L’appellation en Compagnie des Contraires changera en 1997 à la naissance de ma fille Luana.

« Utiliser l’art comme un vecteur de lien social »

Quels projets portez-vous durant ces années 1990 ?
Le but, c’était la recherche et comment faire des ponts entre l’art et la société. J’habitais rue des Dames à Paris et ne connaissais pas encore la banlieue parisienne. On travaillait dans la chapelle du collège Sainte-Barbe où l’on a fait nos recherches sur les dieux de la mythologie grecque qui nous a conduit à nous rendre à pieds au Festival d’Avignon en juillet 1993. L’année suivante, je créé la pièce Dis-moi des mots d’amour, un spectacle inspiré de la déclaration universelle des droits de l’enfant. On joue ce spectacle en France mais aussi en tournée pendant trois mois au Brésil. Dès notre retour, un ami me dit que ce serait bien que je rencontre la directrice du centre social de Chanteloup-les-Vignes. Elle était brésilienne comme moi. On y a joué notre pièce puis j’ai proposé dans la foulée d’animer un atelier de masques. Je voulais rester sur place et on m’a hébergée dans les locaux de l’association Mini Loup dans le quartier de la Noé. Le soir, Zora m’invite à manger chez elle place de l’Ellipse. Sur le chemin, je me perds et me retrouve dans une rue où je vois de grands gaillards avec des chiens. Les jeunes commencent à rire puis comprennent que je suis perdue avant de m’accompagner jusqu’à la bonne adresse. Le lendemain, j’ouvre la fenêtre qui donne sur la place du marché. Des gens étaient habillés en djellabas, je sentais des odeurs d’épices. Puis j’ai vu un homme habillé tout en blanc, sublime. Je me suis dit où-suis-je ? Je n’avais jamais vu la vie en banlieue. Et je suis restée. J’ai eu un coup de foudre total pour Chanteloup. Il y avait beaucoup de nationalités et de cultures différentes. Mais également beaucoup de pauvreté, de chômage et de délinquance. Mais cela ne m’a pas fait peur. Au contraire, cela m’a poussé à m’investir.


Vous n’avez plus jamais quitté Chanteloup ?
J’ai continué à enchaîner de petits projets orientés vers la prévention et l’action culturelle. Je voulais vraiment utiliser l’art comme un vecteur de lien social en mobilisant tous les acteurs locaux et en donnant la parole à ceux qui ne l’ont pas habituellement. Je faisais des allers retours Chanteloup Saint-Lazare avec tous mes sacs. Pendant dix ans, on a tissé des liens en faisant jouer les jeunes devant les familles de Chanteloup. Mais à l’époque, nous n’avions pas la reconnaissance de la Mairie. Leur priorité, c’était l’emploi. Nous n’avions ni locaux ni chapiteau. On intervenait dans la rue avec des mises en scène d’urgence. En 2003, on demande un rendez-vous en Mairie pour annoncer notre départ. Nous étions fatigués de ne pas recevoir de soutien pour consolider notre action. Cela tenait uniquement par mon amour de faire les choses. Soudain la Mairie réagit et sollicite le département, la région et la Drac. Nous collaborons alors avec un ethnologue, Christian Leclerc, pour capitaliser et expliquer tout le vécu de l’association sur place. On explique que Chanteloup n’est pas un tout unifié. On lui parle des frontières imaginaires qui séparent les quartiers. C’est d’ailleurs pourquoi nous étions itinérants à l’époque afin de ne pas prendre parti. Ces réflexions nous ont permis de peaufiner notre vision du territoire et notre pratique artistique adaptée aux réalités des habitants.

« C’est devenu un vrai lieu de vie ouvert sur la rue »

En quelle année ancrez-vous véritablement votre projet pédagogique à Chanteloup?
On a continué à tenir debout jusqu’en 2008 et ce jour où je visite un cirque à Clichy-sous-Bois, au milieu des HLM. Le déclic. J’appelle le maire pour le convaincre de faire la même chose à Chanteloup. Le lendemain, on me propose un rendez-vous en urgence en Mairie. Un terrain est rapidement mis à disposition. Alors député, Pierre Cardo débloque une enveloppe parlementaire pour acheter le premier chapiteau. On s’installe la même année au pied du quartier de la Noé. S’en suivent deux à trois spectacles par an, une école de cirque ouverte à l’année, du théâtre de prévention en établissement scolaires, etc. Nous avons rapidement monté des chantiers d’insertion avec des gens du quartier. Avoir un chapiteau, c’est génial. Beaucoup d’artistes vont et viennent. C’est devenu un vrai lieu de vie ouvert sur la rue où les jeunes du quartier et d’ailleurs peuvent venir se former au cirque, mais aussi au jardinage et la gestion du lieu.


Malgré les actions portées, l’association a dû faire face depuis son installation à certaines tentatives d’intimidation. En novembre 2019, le chapiteau a même été brûlé par un incendie volontaire. Comment gérez-vous ce rapport de force ?

On a toujours subi ce côté : vous n’avez rien à faire là, vous n’êtes pas chez vous. Et cela dès les années 1990, quand on se produisait uniquement dehors. Je répondais que la rue était à tout le monde. Ma camionnette a explosé dans la cité lors de l’été 2006. Nos actions ont toujours dérangé certaines personnes. Mais je n’ai jamais voulu céder aux intimidations et aux menaces car il s’agit d’une minorité. Pour eux, j’étais un flic alors que je voulais travailler tranquillement de manière pacifiste. Nous étions dans la bouche du tigre. J’ai vu des affrontements entre gang mais je n’avais pas la notion du danger. Même lors de notre première pièce, Peter Pan, on a été caillassés, obligés de se cacher dans la loge du gardien. Bien que le territoire était hostile, j’avais intimement envie d’y travailler et de persévérer. Comme si j’attendais un changement. Alors j’ai fait avec les moyens du bord, et on s’est accroché avec ces mises en scène d’urgence comme je dis souvent. Même si je sentais de la réticence, j’étais persuadé qu’on pouvait faire de la rue un espace d’éducation et d’expression, et non une zone de conflits et de guerre des territoires.

« J’ai parfois envie de jeter l’éponge mais la passion me rattrape »

Quelles types d’actions avez-vous réussi à maintenir depuis le début de la crise sanitaire ?
Dès le premier confinement au printemps 2020, on a initié des spectacles en pied d’immeubles pour essayer de changer un peu les idées des habitants qui nous regardaient depuis leurs fenêtres. On a pu maintenir certains ateliers cirque pour des jeunes inscrits au programme de réussite éducative ainsi que des pièces de théâtre de prévention jouées dans certains collèges. Sinon, on en a profité pour faire des résidences de création de spectacle. Avec ce covid et le peu de visibilité pour le monde culturel, on se sent un peu seuls et fragilisés mais on se doit de rester solides et solidaires. Au bout d’un moment, ça vide. Nous ne sommes pas retombés sur nos pattes depuis l’incendie. On a bouffé un peu notre fonds de roulement. Cela ajoute du stress supplémentaire.


On ressent que la culture et la solidarité sont essentiels pour vous dans l’idée de lutter contre l’enclavement et l’entre-soi. A l’aube des 30 ans de la Compagnie en juillet prochain, dans quel état d’esprit êtes-vous ?
On ne veut rien s’interdire. J’ai parfois envie de jeter l’éponge mais la passion me rattrape. On a par exemple envie de développer des ateliers itinérants dans les rues, sur les places. Il y a également un film documentaire qui sort bientôt sur l’association. Des conférences auront lieu lors de sa sortie en France mais aussi au Brésil. Notre vécu sur Chanteloup est énorme et nos ambitions intactes. Je ne sais pas ce que demain sera fait mais je reste attachée à Chanteloup où il y a une vraie essence de solidarité qui reste malheureusement méconnue.


Recueilli par Florian Dacheux

En savoir plus ? www.compagniedescontraires.com

+ Découvrez l’atelier journalisme mené en avril 2021 avec quatre jeunes inscrits à l’école de cirque.

Florian Dacheux