Mar / 23
Silhouettes d’hommes noirs au couvre-chef rouge… Frères de l’ombre met en lumière le destin de tirailleurs sénégalais, un père et un fils, dont l’histoire épouse celle de France. Figures emblématiques de la colonisation, les tirailleurs, que le grand public connaît principalement grâce à la publicité Banania, incarnent le sacrifice que l’Afrique a fait au profit d’une puissance coloniale peu reconnaissante envers ces hommes et leurs descendants. Nadia Hathroubi-Safsaf revisite cette page sombre et écornée du roman national. Passionnée par la question des représentations des minorités françaises, l’autrice nous éclaire sur sa démarche et ses personnages.
Pourquoi choisir d’aborder cette question des tirailleurs ?
Je suis fascinée par la période de la Seconde Guerre Mondiale. Certains de mes oncles ont fait la guerre d’Indochine et ont donc probablement fréquenté des tirailleurs sénégalais. Par ailleurs, étant rédactrice en chef du Courrier de l’Atlas et ayant déjà écrit un précédent livre sur les résistants algériens, je ne voulais pas être enfermée dans l’image du Maghreb parce que je me sens profondément africaine aussi. Donc, à mon sens, la figure du tirailleur fait aussi partie de mon histoire. J’avais envie de parler de ces gens et je trouve intéressant que ce soit moi qui le fasse. On n’a pas donné leur place à ces hommes. Avec le film Indigènes, on a rendu hommage aux militaires maghrébins de l’histoire coloniale. Mais pour les Africains noirs, on en est resté à une image de sauvagerie, telle qu’on a pu les dépeindre aux Allemands à la fin de la première guerre mondiale. Le devoir de mémoire, les représentations et la transmission sont des éléments centraux de tout mon travail. On a besoin de vulgariser des données historiques et ce roman le permet. La presse ne fait pas assez ce travail.
La dimension historique est justement très présente dans l’ouvrage, comment avez-vous abordé cet aspect du récit ?
J’ai lu énormément de livres ; parfois pour en extraire que très peu de données pour le roman. J’ai eu la même démarche que lorsque j’écris des articles historiques : recenser des faits précis et les organiser ensuite. Par exemple, j’évoque le naufrage du paquebot Afrique en 1920, c’est presque un élément inconnu du grand public, alors que c’est une sorte de Titanic français ! De même pour le massacre des tirailleurs africains à Chasselay en 1940. Le livre devait paraître l’année dernière, à l’occasion des quatre-vingts ans du massacre et des cent ans du naufrage, mais le Covid est venu perturber le calendrier éditorial. On découvre aussi dans mon roman la « honte noire » avec l’occupation de la Ruhr par les tirailleurs pendant la première guerre mondiale : une occupation offensante pour les Allemands. Le livre devait paraître l’année dernière, à l’occasion des quatre-vingts ans du massacre et des cent ans du naufrage, mais le Covid est venu perturber le calendrier éditorial… J’aborde le non paiement de leurs soldes. C’est cet angle mort de l’histoire qui m’intéresse et c’est pour cela que j’ai effectué tant de recherches. Je voulais intégrer des données que le lecteur puisse retenir. Par ailleurs, c’est aussi une réponse à l’affirmation de Nicolas Sarkozy lors de son discours de Dakar en 2007 : il expliquait que les Africains ne sont pas assez rentrés dans l’histoire. Ce fait est évoqué en filigrane à travers un de mes personnages qui réagit à cette déclaration.
Nadia Hathroubi-Saf-Saf.
Comment les personnages vous ont été inspirés ?
Je me suis évidemment servie de mon vécu, des gens de mon entourage proche ou lointain. J’ai associé les éléments issus de ma recherche avec la personnalité de gens que j’ai côtoyés pour les construire. Issa porte en lui des éléments de caractère de mon père, ça m’a d’ailleurs beaucoup ému d’écrire le chapitre qui lui est consacré, parce que j’ai le sentiment que mon père s’est toujours un peu effacé dans la vie, il a toujours fait preuve de discrétion, alors que mes tantes au pays évoquent un homme blagueur que je ne connais pas, un peu comme si le chemin de l’émigration l’avait empêché d’être lui-même. Me servir de certains éléments venant de lui pour construire un de mes protagonistes, c’était aussi lui rendre un peu de la place qu’il mérite. Ousmane, le fils d’Issa, ressemble un peu au grand-père fantasmé que je n’ai pas connu. Et Djibril, le petit-fils, a un rôle très symbolique. Djibril en arabe correspond à l’ange Gabriel : il est là pour transmettre, réparer les torts et sortir les secrets de cette famille. Mais ce dernier élément sera développé dans un autre livre a priori. Quant à un des personnages antagonistes, il ressemble en bien des aspects à une professeure de mon enfance qui m’a marquée par son traitement injuste des enfants racisés.
Visiez-vous un public en particulier pour ce livre ?
Je cherche à parler aux gens qui ne connaissent pas cette histoire, aux très nombreuses personnes qui passent à côté de ces parcours incroyables, effacés de l’imaginaire collectif. L’ouvrage correspond à un public de jeunes adultes, mais j’espère ne pas me limiter à ça. L’idée est d’emmener le lecteur et de faciliter la perception de ces événements avec une écriture accessible et une construction qui dit la complexité de notre histoire commune !
Dans la majorité des familles issues de l’immigration, les parents ayant émigré ne parlent pas, ils considèrent que leur histoire n’a pas de valeur, et ils sont pudiques. Aussi nous souffrons d’un déficit de transmission qui permettrait aux jeunes de mieux comprendre ce qu’ils font ici, comment leurs familles sont arrivées, ce par quoi ils sont passés. C’est l’idée de ce roman, parler du vécu intime dans la grande histoire. J’écris pour nos enfants, j’aurais aimé trouver ce genre de livre lorsque je grandissais et me construisais.
Propos recueillis par Bilguissa Diallo
Frères de l’ombre, Editions Zellige
Autre ouvrage : Ce sont nos frères, et leurs enfants sont nos enfants, éditions Zellige.