Déc / 22
La France est mondialement connue pour ses saveurs exquises. Et je dois l’avouer, comme tous mes concitoyens, je voue un culte certain aux nourritures terrestres qui garnissent mon assiette. Chez nous, on ne plaisante pas avec ça !
Posons-nous donc la question : qu’est-ce que la cuisine française au XXIe siècle ?
UNITED COLORS OF ...
FRENCH CUISINE.
Une appétence pour les arts de la table classée par l’Unesco dans le patrimoine culturel immatériel de l’humanité ! Certes, d’autres pratiques culinaires – cuisine traditionnelle du Mexique ou pain d’épices croate – figurent dans ce palmarès, mais, concernant la France, c’est notre rituel identitaire que la vénérable institution a salué. Cette manière si typical de nous réunir autour d’une belle table et d’une bonne chère. So french.
En 2014, et c’est une première, quatre chefs sont faits docteurs honoris causa par l’université de Tours. « De tels titres placent ces chefs au même niveau que des scientifiques, des juristes ou des médecins. Les actes de se nourrir et de cuisiner sont des actes culturels qu’il faut transmettre et enseigner […] La gastronomie mérite la reconnaissance académique », a déclaré le président de l’université (1).
Détail non négligeable, les quatre chefs récompensés étaient… étrangers.
Oui, nous avons élevé les repas au rang de véritable art de vivre et y consacrons tout le temps nécessaire. Lorsque j’engloutis un sandwich en courant entre midi et deux, c’est contrainte et forcée. Le naturel me pousserait à étirer les longues pauses déj. J’apprends que nos voisins britanniques accordent à leurs repas trente-neuf minutes par jour (oui, oui, vous avez bien lu). Comme un défi au tourbillon de la modernité, les Français y consacrent aujourd’hui plus de temps qu’il y a vingt-cinq ans.
Une enquête de l’Insee (2) montre que nos inébranlables trois repas résistent vaillamment, si bien qu’à l’échelle européenne, nous sommes les seuls à manger de manière aussi synchrone. Un rapport passionnel avec la nourriture qui peut déclencher des hystéries collectives. Il y a quelques années, je me souviens d’une série de reportages prétendant infiltrer le milieu de la restauration chinoise. Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Dominique Lin, membre de l’association des Jeunes Chinois de France, devrait pouvoir me répondre. Le but de son organisation est de mettre en évidence la contribution de « la population d’origine chinoise à l’enrichissement culturel et social de la France ». Dominique garde un souvenir très négatif de cette période : « Parce qu’on s’est focalisé sur quelques restaurants aux pratiques douteuses, c’est l’image générale de notre cuisine qui en a pâti. » Le jeune homme a donc décidé de créer la semaine de la gastronomie chinoise. « En France, on ne connaît qu’une forme de cuisine chinoise. Sa tradition est pourtant plurimillénaire et riche d’une grande diversité régionale. De nombreux clichés persistent. Quand on dit qu’on se “fait un chinois’’ on parle d’aller manger rapidement, on ne pense pas à la cuisine la plus raffinée. » Pour permettre à chacun de déguster ces mets dans toute leur variété, l’association organisera plusieurs rencontres autour de longues tablées : « Nous voulons contribuer à créer des moments de partage. »
Aujourd’hui je constate que d’autres pratiques alimentaires minoritaires défraient la chronique. Les musulmans de France qui consomment des aliments sacrifiés selon le rituel religieux halal sont de plus en plus nombreux. Ce secteur alimentaire connaît une croissance de 15 % par an tandis que son poids économique dépasse celui du bio (3). Il semble alors logique que les industriels de l’alimentation partent à l’assaut de ce marché juteux. Ce qui n’est pas du goût de tout le monde.
En 2010, lorsque Quick se lance dans le halal, c’est un véritable front politique qui se mobilise pour protester. Un maire socialiste dénonce une « mesure discriminatoire ». Marine Le Pen déplore, avec le sens de la mesure qu’on lui connaît, une « soumission de la population à la loi islamique ». Le halal s’invitera jusque dans la campagne présidentielle de 2012, devenant un thème central instrumentalisé comme le symptôme d’une dangereuse invasion musulmane…
Le halal élément perturbateur de la société française ? Mon ami bordelais Boubacar m’a parlé d’un supermarché local pas comme les autres. L’enseigne Hal’Cash, halal et casher, permet aux juifs et musulmans pratiquants de pousser leurs Caddies dans les mêmes allées. Un vrai fantasme multiculturel ! Mais qui a eu cette idée de génie ? Je me précipite dans le TGV. À mon arrivée Boubacar me conduit auprès de Mondheur Madhi, Bordelais de trente-deux ans, déjà leader du halal dans sa ville. Je le retrouve dans le quartier populaire de Saint-Michel.
Mauvaise nouvelle : le supermarché a fermé ses portes ! Pour lui, les raisons de cet échec sont claires : « L’idée était formidable mais, question rentabilité, ce n’était pas bon. » Volubile, il m’explique la difficile cohabitation commerciale : « Les produits casher sont coûteux.
« Quand ma clientèle musulmane voyait ces prix, elle ne comprenait pas la différence. » Et si les musulmans sont autorisés par leur religion à consommer des produits casher, l’inverse n’est pas valable pour les juifs. Impossible de rentabiliser les rayons casher d’autant que « la communauté juive de Bordeaux, peu importante en nombre, est plutôt pauvre ».
Je persiste à croire qu’il existe des lieux capables de réunir en dépit des préjugés… Depuis 1986, le temps que les Français de l’Hexagone consacrent à faire la cuisine s’est réduit de dix-huit minutes. La restauration rapide a largement bénéficié de cette tendance.
Dans les quartiers populaires, le sandwich grec ou kebab « salade-tomate-oignon » est l’incontournable point de ralliement des jeunesses affamées. On me dit qu’un kebab haut de gamme a ouvert ses portes dans le centre de Paris. Un kebab chic ? Drôle d’idée ! Curieuse de savoir ce qu’il a de plus que celui de mon quartier, j’embarque, pour découvrir les mystères du Grillé, restaurant dont le nom est la traduction de « kebab », deux palais experts : Seydou, dix-sept ans – rien de tel que l’estomac sans fond d’un ado pour tester un kebab – et ma copine Maboula, noctambule avec qui j’ai partagé bien des grecs avant de me précipiter dans le dernier métro.
Rendez-vous dans le quartier de la Bourse, le restaurant est ouvert le midi en semaine. Ici pas de soirées foot avec les mecs de la cité du coin.
« Je n’ai pas petit-déjeuné ce matin », m’annonce Seydou, prévoyant. Regard entendu : un kebab moyen suffit à remplir un estomac pour les vingt-quatre heures qui suivent ! Devant nous, une file de clients en costume-cravate se range sagement. Parmi eux, une insolite vieille dame avec son chien. Kebab pour tous ? « Bizarre, confesse Seydou, d’habitude, dans les kebabs, on voit plutôt une clientèle populaire. »
C‘est notre tour. Nous commandons trois menus (sandwich, frites et boissons) : 42,50 euros au compteur. Pardon ? J’ai bien entendu. À ce prix-là j’ai presque dix kebabs à côté de chez moi ! Le sandwich qu’on va chercher auprès des cuisiniers – comme chez Starbucks – n’est pas livré dans l’emblématique emballage jaune, mais dans une mince feuille estampillée au nom de l’établissement avec l’indication « agneau-veau-cochon ». Cochon ? Maboula me regarde, inquiète. Vérification faite, c’est du veau qu’il y a dans notre kebab, mais la viande varie selon les saisons. Nous aurions pu tomber sur un sandwich au porc. Sans être prévenus. Pas kebab pour tous finalement. Bon, asseyons-nous et dégustons ce luxueux sandwich. Nouveau coup de théâtre : « Ça a l’air petit », constate Seydou, dépité. Effectivement minuscule. Seydou : « Quand j’en mange le midi, je dors le reste de la journée. » Eh bien, la sieste ça sera pour un autre jour. À la dégustation, les avis sont unanimes : « C’est bon ! » Frites ni molles ni recuites, sauce aux herbes provenant du maraîcher de la fameuse Annie Bertin, viande délicieuse de chez Hugo Desnoyer, la star des bouchers, et pain maison à base de farine bio de petit épeautre. J’ai quand même le sentiment qu’il manque un je-ne-sais-quoi dans l’ambiance. Seydou regarde autour de lui : « D’habitude, dans les grecs ça parle fort en turc, en arabe… Ici les gens sont calmes et regardent la carte. » Oui, c’est ça. Bref, pas convaincus… ni rassasiés. Quand viendra l’heure du goûter, mon estomac se rappellera bruyamment à mon bon souvenir.
Ma quête me mène vers l’émission Top Chef où s’affrontent des candidats armés de leurs meilleures recettes. Le tout jeune Dieuveil Malonga revendique son ancrage culinaire afro. Un chef africain ? Jamais vu ça. Alors que la France est le pays d’Europe qui rassemble le plus grand nombre d’habitants d’origine africaine, rares sont les restaurants de « haute cuisine » africains. Le chef Malonga compte bien combler ce manque.
Le chef Dieuveil Malonga.
Je joue de mes relations pour m’incruster à un dîner qu’il confectionne, et je ne le regrette pas : du burger massai aux raviolis de bananes plantain en passant par les saint-jacques tropicales, jusqu’au fameux dessert My African Dream sculpté à l’image de la carte du continent, nous vivons une rafraîchissante expérience gustative. Le chef Malonga a décidé d’investir une cuisine de haute tenue qui fait voyager les papilles. « Nos restaurants proposent toujours les mêmes plats, c’est réducteur. Avant, nous les Africains, nous étions complexés : nous trouvions les plats français plus raffinés. » Il est désormais fier de revendiquer son africanité. « Ma cuisine c’est l’afro-fusion, 70 % de mes ingrédients viennent du continent. La pâtisserie française ne serait pas la même sans l’Afrique, le chocolat en est originaire, la vanille arrive de Madagascar. C’est juste la technique qui fait la différence. »
Y a-t-il des Africains qui puisent leur inspiration dans d’autres contrées ? À Bordeaux j’avais remarqué un visage sur les affiches vantant l’opération de promotion des cuisines du monde « Le goût du partage ». Qui est cette femme noire en tenue africaine qui présente une assiette garnie d’un beau poisson ? Je peux compter sur Boubacar pour me présenter cette figure incontournable de la cuisine bordelaise, celle qu’on appelle affectueusement Mama Rose. La truculente dame nous reçoit à son domicile où elle a installé une charmante table d’hôte. Autour d’un délicieux jus de bissap elle me raconte son parcours.
Née au Cameroun, elle arrive très jeune en France : « La cuisine m’a toujours passionnée, ce sont des traiteurs qui m’ont accueillie ici. » À son arrivée à Bordeaux, elle sympathise avec des Africains originaires de divers pays. En leur compagnie, elle apprend la cuisine avant de suivre une formation. Désormais, ses recettes puisent dans tous les registres : « Je peux aussi bien vous faire du foie gras du terroir que du saka saka, des samoussas ou des accras. Et quand je fais du tiep bou diene, on croit que je suis sénégalaise ! En termes culinaires Bordeaux m’a beaucoup apporté, je n’ai pas voyagé tant que ça : c’est ici que j’ai retrouvé le monde. » Un éclectisme qui l’a conduite à enchanter les palais les plus variés, y compris celui du maire Alain Juppé dont le visage est épinglé sur des photos au côté de Mama Rose.
À l’instar des humains, les aliments voyagent. Ce que nous mangeons aujourd’hui est le fruit de siècles d’échanges avec d’autres contrées. Quelle a été l’influence des expériences coloniales et migratoires de la France dans nos pratiques alimentaires actuelles ? J’appelle l’historien Jean-Baptiste Noé, spécialiste de l’alimentation. « Au départ les “découvertes” coloniales ne jouent qu’un petit rôle. Ce sont essentiellement les classes supérieures urbaines qui profitent des produits importés, comme le cacao ou la pomme de terre. Les grandes pratiques alimentaires ne se transforment vraiment qu’au xixe siècle. »
Mais à quel niveau sont intervenues ces mutations ? La réponse de l’historien m’étonne : « Beaucoup des produits que l’on considère comme ancestraux, du terroir, ancrés dans l’histoire de France, n’ont en réalité que deux siècles de présence. » Ainsi, l’aligot, typique de l’Auvergne, contient de la pomme de terre et, de ce fait, est récent.
Le foie gras de canard, associé au Sud-Ouest, ne se développe qu’entre le xixe siècle et le début du xxe avec la maîtrise du maïs, originaire du Mexique, dont on va gaver les canards. L’historien renchérit : « La ratatouille est un plat très intéressant pour comprendre la mondialisation. » Cette recette qui fleure bon la Provence et la Méditerranée a des origines bien plus lointaines. « Ses légumes de base n’ont rien de local : la tomate vient d’Amérique, l’aubergine originaire d’Asie est arrivée en Europe via l’Empire ottoman, les poivrons proviennent du continent américain. Seules les courgettes sont vraiment européennes. »
Une ratatouille sans influences internationales serait donc… bien triste. Les artisans de la cuisine emmènent leurs recettes préférées dans leurs bagages.
De passage à New York, je retrouve des amies dans un Brooklyn devenu véritable repère de Français expatriés. Nous brunchons rue Marcus Garvey au Marcus Vignard – précurseur dans la gentrification du quartier. Incroyable, la cheffe, Bintou N’Daw, est franco-sénégalaise ! Je me glisse dans les cuisines pour en savoir plus. Elle se confie : « Petite, au Sénégal, j’étais fascinée par la nourriture, j’ai des souvenirs de ma grand-mère cuisinant le tiep bou diene toute la journée. J’adorais l’aider. » Ses parents divorcent et sa mère l’emmène en France alors qu’elle a sept ans. « J’ai rencontré ma grand-mère normande qui tenait une petite auberge. Comme ça j’ai découvert la cuisine traditionnelle française. Et puis je l’accompagnais dans les fermes, j’ai vu comment on faisait les fromages. » Après quelques stages auprès de chefs en France, Bintou se heurte aux préjugés – « C’était dur pour une fille noire, sans diplôme » – et décide de s’expatrier aux États-Unis. Là-bas, elle joue la carte frenchy, sans manquer de l’assaisonner à sa sauce : « Les techniques françaises sont ma base, mais je les agrémente à ma façon. Dans le pot-au-feu, pour les légumes je choisis du yucca (manioc) ou des plantains. C’est une fusion internationale de mon background. » Aujourd’hui, elle dirige les fourneaux de bons restaurants et cuisine également pour des familles afro-américaines aisées et curieuses de découvrir les goûts du monde : « Ma spécialité, c’est ma culture. Ma cuisine, c’est le monde, le fait d’avoir vécu partout. Et New York représente cette mixture, c’est international. C’est pour ça que je me sens à l’aise ici. »
De retour dans notre pays, où la boulangerie est le point cardinal central de chaque quartier, je mesure combien notre bon pain m’a manqué. Mais où trouver le meilleur ? Apparemment, le champion parisien de la baguette est un certain Ridha Khadher… Intéressant.
S’il y en a un qu’on ne peut pas accuser d’être venu manger le pain des Français ni de dérober leurs pains au chocolat, c’est bien lui. Avec son impressionnante carrure – on l’imaginerait davantage sur un terrain de sport que derrière les fourneaux – ce boulanger natif de Tunisie offre à notre gourmandise son héritage familial. « En Tunisie, ma mère faisait le pain elle-même, mes sœurs et moi la regardions, elle nous laissait toucher la pâte. » De ce savoir-faire traditionnel, le boulanger tire le secret de son pain savoureux. « Je ne veux pas perdre la tradition. Comme ma mère, je le laisse reposer 24 à 48 heures. »</p
Grâce à son titre, le voilà fournisseur officiel de la table présidentielle à l’Élysée pendant un an. Lui n’en revient toujours pas de cette renommée internationale : « On a parlé de moi jusqu’en Russie ! » raconte-t-il, à la fois fier et incrédule. Son statut ne lui a pas fait perdre de vue les réalités socio-économiques, chaque soir Ridha offre les invendus. « Il y a beaucoup de pauvres dans le quartier et les étrangers, parfois des sans-papiers, ont peu de moyens. Je leur apporte le pain moi-même dans les foyers. » Il a aussi mis en place une opération originale, nommée « Baguette suspendue ». Chaque client peut acheter une baguette qu’il suspendra symboliquement à l’intention d’une personne disposant de peu de ressources. Elle pourra la récupérer gratuitement. L’artisan se justifie humblement : « Le pain c’est l’amour, il faut le partager. »
J’imaginais conclure ce récit sur cette belle histoire de partage et de pain (après tout ce mot a donné « copain » !)… quand une nouvelle polémique éclate. Un article de l’International New York Times se gausse de la décrépitude de la gastronomie française dont le peu de dynamisme ne serait dû qu’aux chefs étrangers.
Un bashing que ne goûte pas Alexandre Cammas, directeur du Guide Fooding, qui rétorque vertement : « Oserais-tu prétendre, toi l’Américain, qu’en 2014, la race d’une cuisine est définie par le passeport du chef qui la fait ? » Cammas en est convaincu, cette « vague de chefs étrangers venus ouvrir des restaurants et diriger des cuisines en France » représente un atout pour notre gastronomie dont elle enrichit l’identité. « Car qu’est-ce que la cuisine française au xxie siècle sinon une cuisine made in France ? » interroge-t-il fort pertinemment.
Et je lui cède bien volontiers le mot de la fin.
1. L’Express – L’Expansion, Natacha Czerwinski, août 2010.
2. Étude Insee, Le Temps de l’alimentation en France, 2012.
3. Can Anyone Save French Food ?, Michael Steinberger, 28 mars 2014
sur son blog. Réponse le 29 avril 2014 sur lefooding.com.
Merci à Boubacar Seck pour son aide très précieuse à Bordeaux.
Merci à Seydou Horvilleur et Maboula Soumahoro pour leur testing kebab.
RETROUVEZ CET ARTICLE DANS LA REVUE PAPIER NUMÉRO 1
Texte : Rokhaya Diallo
Grandes images : Darnel Lindor
Photo Chef Malonga : Hugues Lawsen-Body