Sep / 16
L’Histoire d’une «mascarade raciale»
Américaniste, juriste et historien, Pascal Mbongo nous livre un essai tout à fait passionnant -et nécessaire- qui retrace l’histoire du Passing. Ce phénomène de passage d’une race à l’autre marqua notamment (mais pas seulement) le destin de nombreux Américains dont la peau claire permettait de cacher ce qui les définissait comme Noirs dans un contexte particulier où la «goutte de sang noir» vous classait sur l’échelle d’une violente hiérarchie raciale. Entretien.
Blancs...
mais Noirs
Vous parlez à propos du Passing d’une « migration raciale ». Celle-ci interroge tout autant une réalité contextuelle (une époque où, aux États-Unis notamment, la « race » et les relations « interraciales » sont légiférées) qu’un imaginaire qui définirait la race…
J’emprunte l’expression « migration raciale » à Daniel Sharfstein, qui est professeur de droit et d’histoire à Vanderbilt et qui a signé en 2011 un livre remarqué sur la trajectoire de trois familles passées de Noirs à Blancs. Daniel Sharfstein lui-même donne à cette expression un autre sens que celui ayant consisté à désigner ainsi la migration de près de 5 millions de Noirs du Sud vers les grandes villes du Nord entre 1910 et 1970, aussi bien d’ailleurs pour des raisons proprement économiques que pour des raisons tenant aux politiques et aux pratiques raciales.
Le passing est d’abord l’histoire d’une mascarade raciale dans laquelle le droit n’a pas eu moins d’importance que les représentations sociales. Il donne à voir empiriquement ce qu’il faut entendre par « construction sociale de la race » puisque des individus « en apparence » Blancs pouvaient être Noirs au regard de la loi, étant précisé que ce clivage Blancs/Noirs a eu dès le départ aux États-Unis une extrême polarisation. Cette question de l’apparence d’être Noir ou d’être Blanc féconda un nombre considérable de fantasmagories. Des chasseurs d’esclaves fugitifs pouvaient ainsi revendiquer devant les tribunaux une expertise particulière pour détecter les « faux Blancs ». Nombre de Blancs du Sud, qui se flattaient de mieux connaître que ceux du Nord les Noirs, leurs nuances de couleur et leur psyché supposée, ne se targuaient d’ailleurs pas moins de savoir reconnaître un « faux Blanc » au premier coup d’œil. Cette prétention était néanmoins vaine, comme le raconte Mark Twain en 1894 dans son brillant et drôle Pudd’nhead Wilson, et les « erreurs raciales » étaient monnaie courante devant les tribunaux aussi bien dans la vie quotidienne, notamment lorsque des Noirs étaient perçus à tort comme Blancs par leurs interlocuteurs. On a par exemple le témoignage d’une Noire habituée à être traitée comme une Blanche par des commerçants de sa ville avant que ceux-ci ne s’avisent de leur méprise le jour où elle s’est présentée en magasin accompagnée de son enfant noir. Ces commerçants la servaient, pas parce qu’ils n’étaient pas racistes, mais parce qu’ils ne voyaient pas qu’elle avait une ascendance noire.
Un imaginaire d’ailleurs très élastique… Dans certains États, être noir se définit par avoir 1/8ème de « sang noir », dans d’autres par 1/4! Ce qui amène à des imbroglios juridiques assez hallucinants…
L’histoire politique, légale et administrative de la taxinomie raciale fédérale est connue. Cette taxinomie (science de la classification des êtres vivants) ne servait d’ailleurs pas seulement au recensement fédéral mais aussi à des discriminations raciales instituées par l’État fédéral, notamment en matière d’accès aux emplois fédéraux. C’est cependant au niveau des États, spécialement dans le Sud, qu’une véritable industrie légale de la qualification raciale a existé aux États-Unis. Elle était d’abord le fait des législatures des États. C’est peu de dire qu’on ne pouvait pas faire mieux comme arbitraires légaux, puisque, en effet, la définition légale des Blancs et des Noirs, comme d’ailleurs celle des Indiens, variait d’un État à un autre. Mieux, la plupart des États du Sud ont eu des définitions successives. Ce qu’il y avait malgré tout de commun à ces législations était l’obsession de la pureté raciale des Blancs, selon les mots mêmes des promoteurs de ces lois, et le risque d’une corruption de cette pureté par une simple « goutte de sang noir ». Aussi ces législations sont-elles désignées, malgré leurs grandes différences entre les États et dans le temps, par l’expression « One-drop rule ».
Assez logiquement, cette question de la qualification raciale fut au centre d’innombrables procès civils, commerciaux ou pénaux devant les juridictions des États fédérés. Certains justiciables Blancs pouvaient ainsi justifier leur demande de divorce par le fait qu’ils s’étaient avisés de ce qu’ils avaient épousé un « faux Blanc ». Et les juges et les jurys de devoir décider préalablement si au regard de la loi de l’État, l’ascendance raciale de la personne assignée en justice faisait d’elle un Blanc ou un Noir. Les juges et les jurys ne le faisaient pas moins lorsqu’une personne poursuivie pour avoir violé les lois interdisant les unions interraciales se prévalait de ce qu’elle était légalement un Blanc et non un Noir. Pour parler comme les juristes de nos jours, l’identification de la race par la justice fut un « contentieux de masse » dans les États.
Pour être destinées à préserver la pureté ou l’intégrité raciale des Blancs, ces taxinomies raciales étaient systématiquement assorties d’autres législations prohibant et réprimant pénalement un certain type d’unions interraciales définies précisément en fonction des critères légaux de la race. Ici aussi, le Sud radicalise après la guerre de Sécession le principe des lois prohibitives des unions interraciales, les Miscegenation Laws, spécialement entre femmes blanches et hommes noirs. Au-delà du tableau synoptique et historique de ces lois que j’ai cru devoir esquisser, ce qui me semble important à relever après d’autres auteurs est que toutes ces législations expriment tout à la fois une idéologie sexuelle, avec à la fois une sexualisation de la race et une racialisation du sexe, et une anxiété sexuelle des suprémacistes Blancs.
Votre livre révèle des destinées tout à fait stupéfiantes…
Ces histoires sont innombrables, aussi n’en ai-je donné qu’un aperçu à travers une vingtaine de portraits photographiques. On n’y pense pas mais Thomas Jefferson est associé au passing. Jefferson, qui posséda jusqu’à 200 esclaves, a eu 4 enfants avec son esclave noire Sally Hemings. L’un de ces enfants, que personne ne pouvait soupçonner d’avoir du sang noir, décida d’émigrer vers le Wisconsin, d’y vivre en tant que Blanc, au milieu des Blancs, loin de ses frères et sœurs qui, eux, ont continué d’avoir des attaches dans la communauté noire. Eston Hemmings était passé Blanc et devenu Eston Hemings Jefferson.
Écrivains, employés ou salariés, décideurs publics, entrepreneurs, ce sont des centaines de milliers d’Américains ayant du sang noir qui ont fait la même chose qu’Eston Hemings Jefferson jusque dans les années 1950.
La surface sociale de ces histoires individuelles ne fut pas sans conséquences politiques. Les Blancs du Sud en ont toujours été apeurés, tant il est vrai que la découverte d’un « faux Blanc » dans la famille valait opprobre, déshonneur, nécessité de quitter l’État. Ce risque était conjuré par ceux des riches sudistes qui installaient au Nord les enfants qu’ils avaient eus avec leurs esclaves ou domestiques noires. À la fin du XIXe siècle, le fait du « passage » à Blanc de centaines de milliers de Noirs fut une angoisse particulière dans le Sud. Cette peur des « Noirs invisibles », et plus encore la peur du risque de leur démultiplication à la faveur d’unions interraciales formellement licites, fut proprement une panique raciale en Virginie au début du XXe siècle, puisque les autorités décidèrent alors d’affermir leurs définitions légales des Noirs et des Blancs et de mettre sur pied un système bureaucratique de traçage racial de toutes les personnes nées dans l’État.
Le passing représente une manière d’échapper à une terrible condition (déterminée par l’esclavage et/ou la ségrégation) mais pas seulement, dites-vous ?
Les raisons de passer étaient de différents ordres. Il pouvait s’agir de fuir l’esclavage et de leurrer les chasseurs d’esclaves fugitifs. Il pouvait encore s’agir d’accéder à des établissements scolaires, à des transports, à des commerces, à des hôtels, à des plages réservés aux Blancs. Dans ces deux cas, le passing était ponctuel en ce sens que l’on n’était Blanc que le temps de sa « performance ». Le risque principal encouru était ou bien d’être découvert par les chasseurs d’esclaves fugitifs au temps de l’esclavage, ou bien celui de poursuites pour fraude raciale.
Il n’y avait de migration raciale à travers le passing que chez ceux qui décidaient de vivre définitivement en tant que Blancs, dans des sociabilités réservées aux Blancs, et d’épouser des hommes ou des femmes blancs. Les uns coupaient résolument les ponts avec les Noirs, d’autres menaient deux existences raciales radicalement séparées l’une de l’autre. C’est peu de dire que ce sont ces cas-là qui s’accompagnaient de névroses identitaires et d’une attention de tous les instants à ne pas donner le moindre indice ou exciter le moindre soupçon sur son ascendance noire. On a cependant aussi de nombreux cas dans lesquels le passing est un secret résolument gardé par le couple lui-même, que ce soit seulement l’un des deux époux qui ait commis un passing, ou les deux.
Tous les Noirs en situation de passer grâce à leur apparence ne le faisaient cependant pas, pour tout un ensemble de raisons explicitées dans le livre. Ces Noirs volontaires ont-ils été plus nombreux que les Noirs invisibles ? Cela est difficile à trancher. En tout cas les célèbres Noirs volontaires cités dans le livre n’ont pu l’être que parce qu’à travers des journaux intimes ou des interviews, ils ont exposé les raisons de leur choix.
Qu’est-ce que le « reverse passing« ?
Le « reverse passing » ou le « passing inversé » désigne en principe le fait pour un Blanc ou pour une personne perçue comme blanche de se définir socialement comme Noir. Cette pratique, qui est sans commune mesure avec le passing, est déjà vérifiée au XIXe siècle et au début du XXe siècle. L’historien suédois Gunnar Myrdal, dans son célèbre ouvrage sur les Noirs aux États-Unis, fait ainsi état de Blancs devenus Noirs parce qu’ils étaient intéressés à faire partie d’associations, d’orchestres ou d’entreprises noirs. Il ne fait pas moins état d’orphelins blancs élevés par des parents noirs et ayant choisi de revendiquer l’appartenance raciale de leurs parents adoptifs, ainsi que les cas d’épouses blanches de Noirs qui se désignaient comme Noires parce que cela les immunisait contre les législations prohibitives ou les préventions sociales dirigées contre les mariages mixtes.
Au-delà des cas célèbres que je rapporte, comme celui du musicien et compositeur Johnny Otis, j’ai jugé utile d’en parler parce que cette pratique est troublante aux yeux de beaucoup. Elle consiste au fond pour les auteurs d’un « passing inversé« à renoncer aux avantages attachés au fait social d’être Blanc, soit ce qu’il est convenu d’appeler la whiteness.
Le « reverse passing » soulève un autre problème dans la période contemporaine. En effet, puisque l’un des principes des taxonimes ethnoraciales contemporaines est que chacun y désigne souverainement son appartenance ou ses appartenances, la question se pose de savoir s’il est légitime d’accuser de fraude raciale le Blanc qui passe Noir parce qu’il pense pouvoir accéder en tant que Noir à des positions sociales plus avantageuses ou à des dispositifs d’Affirmative action. Ce fut le cas des frères Malone, deux Blancs qui, dans les années 1970, après avoir échoué au concours de recrutement des sapeurs-pompiers de Boston, se représentèrent audit concours mais en se définissant comme Noirs. Ils furent admis. Pendant plusieurs années après leur recrutement, ils apparurent et se définirent comme Blancs aux yeux de leurs collègues. L’affaire politique et judiciaire des Malone ne démarra qu’à la faveur de la découverte par leur hiérarchie, lors de l’étude de leur demande de promotion, de ce qu’ils avaient coché la case raciale Noir lors de leur recrutement.
Le scandale le plus contemporain de « reverse passing » est celui de Rachel Dolezal en 2015. L’affaire Dolezal n’aurait pas fait l’objet d’une médiatisation planétaire et d’un
documentaire de Netflix si elle n’avait pas été perçue par beaucoup comme une fraude raciale. Rachel Dolezal était née de parents Blancs mais durant de longues années, elle fut Noire aux yeux de tous à la faveur de trois facteurs au moins. Un facteur physique d’abord puisqu’elle se faisait constamment faire des cheveux bouclés qui lui donnaient
l’apparence d’être une métisse avec une ascendance noire. Un facteur de psychologie sociale ensuite, cette sorte de persistance rétilienne de la « One-drop rule » qui fait assimiler aux Noirs les métis ayant une ascendance noire. Un facteur culturel enfin, la connaissance par Rachel Dolezal de l’histoire politique, sociale et culturelle des Noirs aux États-Unis.
Ces trois facteurs réunis ouvrirent à Rachel Dolezal l’accès à un poste d’universitaire spécialisée dans les études afroaméricaines ainsi qu’à la présidence de la section locale de Spokane, dans l’État de Washington, de la célèbre association de défense des droits des Noirs, la NAACP. La différence entre Rachel Dolezal et les frères Malone est qu’elle dit se sentir Noire et affirme le droit pour tout individu de revendiquer une identité raciale autre que celle à laquelle elle est ou semble assignée par la société. Cette question de la transracialité, du mot transracialism, n’est pas née aux États-Unis avec Rachel Dolezal qui l’a seulement rendu visible en dehors de certains cercles intellectuels.
Le passing a abondamment nourri la littérature et le cinéma américain. Est-ce parce qu’il renvoie à une thématique à la fois fascinante (la migration identitaire) et aussi effrayante (le racisme, la ségrégation) ?
Absolument. La migration raciale et son cortège de dissimulations systématiques de toute ascendance noire, avec son cortège de névroses identitaires. Mais aussi avec des questions venant de soi-même ou des autres sur la loyauté à l’égard de ceux dont on partage l’ascendance raciale. C’est ce par quoi il est fascinant, la migration raciale, que le passing est également une grande farce américaine. Or, cette dimension a rarement été comprise en France dans les réceptions des œuvres américaines, celles-ci étant simplement vues comme des œuvres sur le racisme.
Cinq films américains sont principalement identifiés au passing. Imitation of Life, dont la version de 1939 fut suivie par une seconde version signée en 1959 par Douglas Sirk. En 1949, Lost Boundaries d’Alfred L. Werker et Pinky d’Elia Kazan se disputent ce thème. Et en 1951, c’est au tour de Show Boat de George Sidney. Quant au nombre d’œuvres littéraires américaines mettant en scène le passing, il est vertigineux. Celle à laquelle j’ai accordé une importance particulière est le roman Passing de Nella Larsen, une Noire, ou plutôt une métisse, ayant participé de la Harlem Renaissance. C’est un roman remarquable parce qu’il revisite l’archétype littéraire américain du « mulatre tragique« sans le pathos habituel des romans de la biracialité de la fin du XIXe siècle.
DR René Lefèbvre.
Le sujet du Passing ne met-il pas à mal un courant d’idées qui veut nier la question de la race tout autant qu’un autre qui voudrait la voir partout ?
Vous désignez l’opposition entre l’universalisme et le différentialisme, pour parler le langage de la philosophie politique. Ce sont en réalité deux manières de penser l’égalité des droits. Les tenants de l’universalisme considèrent que l’application effective de l’égalité des droits suppose que l’État soit aveugle aux différences en tous genres, notamment aux différences raciales. Les tenants du différentialisme pensent exactement le contraire et font valoir qu’un État aveugle aux différences s’interdit par ce fait même d’assurer l’application effective de l’égalité des droits.
La question initiale que soulève en France l’universalisme est celle de savoir s’il est un fait historique ou un nouvel idéal républicain. Dans un précédent livre, L’Identité française et la loi, j’ai répondu qu’il s’agissait plutôt d’un nouvel idéal républicain formé dans les années 1980. Il suffit de garder à l’esprit que le droit colonial, qui court jusqu’au début des années 1960, était constitutivement discriminatoire à raison de l’appartenance ethnoraciale. Il suffit encore de garder à l’esprit que la République s’est accommodée et s’accommode toujours des classifications et des hiérarchisations raciales de fait dans les Antilles.
La promotion contemporaine de l’universalisme n’a cependant pas été sans équivoques. Alors que le Conseil constitutionnel revendiquait en la matière une certaine cohérence idéologique à travers son rejet de l’idée d’un « peuple corse« , des statistiques ethniques, des quotas par sexe aux élections politiques, et de la parité, il a été contredit par le pouvoir constituant lorsque celui-ci a introduit la parité en politique ou dans d’autres activités sociales. Il a ainsi fait d’une différence, celle tenant au genre, le critère d’une politique proactive. En dehors du projet avorté de Nicolas Sarkozy d’instituer en France des « discriminations positives« , l’État exclut constamment la possibilité de faire avec l’ethnicité ou la race ce qu’il a fait avec les femmes pour la politique et d’autres activités sociales.
Les références faites aux États-unis dans le débat français sont-elles pertinentes ?
J’ai tendance à croire qu’elles ne le sont pas de part et d’autre des camps en présence. S’il est vrai qu’il est dit aux États-Unis que pour lutter contre la discrimination raciale il faut prendre la race au sérieux, la portée de cette prise en compte n’est pas bien comprise chez nous. L’on a tendance à croire en France qu’au-delà du droit américain réprimant la discrimination raciale, le critère de la race imprègne considérablement les lois américaines. Rien n’est plus inexact. Ce critère est principalement circonscrit aux programmes d’affirmative action concernant l’admission dans celles des universités qui les pratiquent. Les lois n’obligent pas les universités à pratiquer l’affirmative action, les pouvoirs publics ne les incitant que par des avantages financiers et fiscaux auxquels certaines universités préfèrent renoncer. Au demeurant, il n’est pas impossible qu’à court ou à moyen terme l’affirmative action disparaisse aux États-Unis, puisqu’elle n’a jamais été autant contestée et qu’en 1978 la Cour suprême avait dit qu’elle n’acceptait cette politique que pour autant qu’elle était vouée à être temporaire.
Ce qui caractérise plus sûrement les États-Unis, c’est que l’attention à la race y est universelle, au point de paraître obsessionnelle à des universalistes européens. Deux considérations dictent cette attention.
Il y a d’une part l’idée que la demande de reconnaissance des minorités, ici des minorités ethnoraciales, a besoin d’être satisfaite dans la mesure où, pour parler comme le philosophe canadien Charles Taylor, cette reconnaissance leur est utile afin de lutter contre l’image négative d’elles-mêmes qui peut être engendrée précisément par l’altérité. Les États-Unis ont dans cette mesure une préséance dans la figuration et la distinction publique des Noirs, spécialement dans les activités associées à la visibilité telles que le cinéma, la télévision, les professions du spectacle. Il est vrai aussi que les élites politiques, culturelles et entrepreneuriales noires y sont bien plus anciennes, déjà à la faveur de l’existence d’universités noires et de très grands journaux dirigés par des Noirs dès la deuxième moitié du XIXe siècle.
L’attention américaine à la race doit en second lieu à l’idée que l’abolition formelle de l’État racial ne signifie pas que la société elle-même, pour tout dire le groupe racial majoritaire et dominant, est devenue aveugle à la différence raciale. Il faut donc prendre la mesure de cette texture racialiste, et l’étudier. D’où l’importance des travaux de sciences humaines et sociales sur la race aux États-Unis, qui sont d’autant moins à confondre avec les postcolonial studies que les Afro-Américains partagent les idéaux, constitutionnels ou crypto-religieux, de l’Amérique. Loin, très loin des idéaux panafricanistes qui, de toutes façons n’y ont jamais eu qu’une influence marginale à travers, par exemple, W.E.B. Du Bois ou Marcus Garvey.
Ces travaux sur la race, quand ils ne sont pas purement spéculatifs, peuvent apporter aux politiques publiques. C’est le cas par exemple des travaux de psychologie sociale des stéréotypes et des préjugés. Ces travaux ont mis en évidence la dimension performative des stéréotypes, le fait que les stéréotypes, pour parler comme Olivier Klein et Sabine Pohl, peuvent induire des actions automatiques dues à l’image que nous avons inconsciemment d’autrui. Bien que cela semble encore incompréhensible à beaucoup, on peut ne pas être raciste et ne pas être non plus aveugle à la différence, et prendre des décisions corrompues par un biais racial. En France, on a un peu tendance dans le débat public à considérer que c’est tout ou rien. Or, les travaux de psychologie sociale des stéréotypes et des préjugés relatifs à la race sont importants par exemple dans les politiques publiques ou les actions des associations et des avocats destinées à réduire, à défaut de les annihiler, les biais raciaux dans les décisions de justice et dans les décisions policières. Est-ce que ces questions subtiles de psychologie sociale sont parfaitement réductibles aux concepts un peu théologiques de « racisme d’État« , de « racisme structurel« ou de « groupes racisés« ? Rien n’est moins sûr.
Propos recueillis par Marc Cheb Sun
Blancs… mais Noirs
Pascal Mbongo
Éditions Jourdan
http://editionsjourdan.com/blancs-mais-noirs/