Scandale d’État –  La révolte des déracinés de La Réunion

Nov / 17

Scandale d’État – La révolte des déracinés de La Réunion

By / Florian Dacheux /
Denise et Céline Annette, envoyées dans un couvent de redressement à Pau en 1965.

C’est une histoire connue sous le nom des « enfants dits de La Creuse ». Celle de plus de 2000 enfants originaires de La Réunion, exilés de force dans les années 1960 à 1980. Une histoire longtemps mise de côté, un vieux sujet tabou qui dérange. Un an et demi après la remise d’un rapport au gouvernement, les associations de « Réunionnais de la Creuse » ne voient toujours rien évoluer. La Fédération des Enfants Déracinés des DROM relance avec fermeté ce vaste chantier juridico-politique afin de soutenir ces milliers de familles.

Scandale d’État

La révolte des déracinés de La Réunion

C’était hier. De 1962 à 1984, plus de 2000 enfants réunionnais, généralement issus de classes pauvres, ont fait l’objet d’une migration forcée à plus de 10 000 kilomètres de chez eux. Agissant sous la pression d’une administration affolée par la décroissance démographique d’une soixantaine de départements de l’hexagone touchés par l’exode rural, beaucoup de parents signèrent les autorisations exigées, convaincus que leurs enfants s’envolaient pour un avenir meilleur avec un billet retour. La plupart n’ont jamais pu revoir leurs enfants. Une fracture terrible. «Je suis arrivé le 10 octobre 1966 à Guéret à l’âge de 13 ans, témoigne Jean-Charles Serdagne, à l’issue d’une conférence de presse organisée jeudi 14 novembre à Paris. J’étais venu dans l’optique de continuer mon certificat d’études pour devenir dessinateur industriel. Un mois après, on m’a placé dans une ferme comme esclave pendant trois ans, puis on m’a mis dans un garage où on me faisait balayer la piste et servir l’essence. Je ne pouvais pas apprendre le métier de mécanicien. J’ai fugué plusieurs fois jusqu’au jour où le foyer a compris que je ne pouvais pas rester chez des patrons qui me battaient.» Un témoignage saisissant qui vient confirmer le sens du combat mené par la Fédération des Enfants Déracinés des DROM (FEDD) depuis sa création en 2015 à Quézac (Creuse). En réunissant plusieurs associations, cette structure a pour seule ambition de se battre d’une seule voix face aux sombres conséquences de cet exil forcé.

« Des non-dits persistants »

Depuis cinq ans, quelques lignes bougent. Mais face à l’inaction suite aux promesses du gouvernement, toutes et tous commencent à perdre patience. Le 18 février 2014, l’Assemblée Nationale réalisait pourtant un premier pas, en adoptant à l’initiative de la députée réunionnaise Ericka Bareigts une résolution mémorielle reconnaissant que l’Etat français avait «manqué à sa responsabilité morale envers ces pupilles».

Trois ans plus tard, le 7 novembre 2017, le Président de la République Emmanuel Macron reconnaissait à son tour dans une lettre adressée à la FEDD que cette politique avait été «une faute» qui avait «aggravé dans bien des cas la détresse des enfants qu’elle souhaitait aider». Mieux, le 10 avril 2018, cinq experts chargés de décrypter cette affaire rendaient leur rapport au gouvernement, pointant du doigt les traumatismes subis, aggravés par l’acculturation, la privation de l’identité et l’isolement, sans parler des carences des services de l’Etat de l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE). Depuis, silence radio. Le dossier est au point mort. «Les effets d’une séparation sont dévastateurs pour un enfant quelque soit son âge, d’autant plus si celle-ci n’a pas été préparée, confirme Marion Feldman, professeure de psychopathologie-psychanalytique à l’université de Nanterre qui travaille en collaboration avec la FEDD. Ces traumatismes correspondent à différentes ruptures. Il y a la représentation culturelle, les repères géographiques, le changement de prénom, de nom parfois, le placement en foyer ou en famille d’accueil. S’en suit une séparation avec leur langue maternelle le créole, des humiliations, des abus sexuels. Arrive l’adolescence, là ils se reconstruisent sur des trous de leur histoire. Les liens avec la Réunion sont nécessaires mais les retrouvailles sont souvent difficiles voire impossibles avec certains familles biologiques, résultat de non-dits persistants. Cela réactive les douleurs du passé. Ils ont été dénommés puis renommés, parlent un créole hésitant. Ils sont devenus étrangers à eux-mêmes sans terre ferme.»

«Bousculer la lourdeur de l’administration pour leur permettre de reconstruire leur histoire»

Une expertise qui pousse de plus en plus la FEDD à conduire une action politique après toutes les tentatives juridiques avortées. La fédération compte notamment interpeller de nouveau la ministre des Outre-Mer Annick Girardin qui avait affirmé «le besoin d’être aux côtés de ces ex-mineurs pour qu’un chemin accompagné puisse être poursuivi» ainsi que sa volonté de co-construire plusieurs préconisations mentionnées dans le rapport des experts avec les associations d’ex-pupilles. «Nous prenons désormais un tournant différent dans notre combat, affirme Valérie Andanson, la secrétaire de la FEDD. Les victimes ont besoin de comprendre leur histoire pour mieux la dépasser. Une population qui ne connait pas son histoire est condamnée à la vivre dans la douleur.»

Autour de maître Elisabeth Rabesandratana, leur nouvelle avocate, de renchérir : «Très peu de choses ont été faites. Il y a eu des mesurettes comme des billets d’avion. Ils ne veulent pas se contenter de réponses lapidaires et être victimes de simplification. Il faut que chaque dossier soit étudié, et mener à bout les recherches sur place et en métropole. C’est un travail de fourmi. Il faut bousculer la lourdeur de l’administration pour leur permettre de reconstruire leur histoire.»

«Le pardon, ça fait aussi partie des réparations»

Pour pousser le gouvernement à agir et respecter ses engagements, la FEDD annonce des propositions concrètes.

La première étant la mise en place à court terme d’un centre de ressources sur les questions liées à l’enfance, chargé d’assister les victimes dans toutes leurs démarches administratives et de réparer leurs traumatismes. «Cet organisme pourrait être financé par la création d’un fonds spécifique, à l’image de ce qu’a mis en place la Suisse en débloquant 300 millions d’euros pour l’indemnisation des victimes de placements abusifs d’enfants pauvres jusque dans les années 80», estime Elisabeth Rabesandratana. Avocate au barreau de La Rochelle, elle juge bon de mettre en place les préconisations annoncées par les experts de la commission nationale pour collaborer avec les autorités judiciaires. «En joignant tous les dossiers individuels, un certain nombre d’informations vont sortir, poursuit-elle. 83 départements sont concernés. L’Etat sera bien obligé de répondre. Il y a également eu un abus de l’article 58 du code civil pour créer des actes de naissance. Ce serait également intéressant de revoir le travail des juges pour enfants et de réfléchir autour d’un code de l’enfance.

Aujourd’hui, les ex-mineurs entrent dans une phase de leur vie où ils ont la farouche volonté d’aller au-delà de leurs souffrances. Cette histoire est une histoire universelle. Ils souhaitent que ça fasse évoluer les mentalités et que l’Etat présente ses excuses. Le pardon, ça fait aussi partie des réparations.»

«Certains sont décédés depuis la remise du rapport. (…) Il est temps d’agir»

Dans cette difficile reconquête de vérité et de reconstruction, la FEDD vient de recevoir le soutien de Philippe Vitale, le sociologue qui a présidé pendant deux ans le groupe d’experts auteurs du rapport rendu l’an dernier au gouvernement.

Ce dernier s’appuie notamment sur la connaissance désormais historique de cette affaire. «Le temps passe, regrette-t-il.

Bien peu de mesures ont été mises en oeuvre depuis la reconnaissance d’une faute par le Président de la République. Je ne sais ce qui justifie ce délai, mais qui ne pourrait entendre et comprendre l’impatience, la lassitude, des personnes qui ont vécu la transplantation de 1962 à 1984 ? Certains sont décédés depuis la remise du rapport. Trop sont encore en souffrance. Il est temps d’agir. Leur transplantation interroge plus largement l’Aide Sociale à l’Enfance d’hier et d’aujourd’hui, ainsi que le traitement de l’enfance en danger. Si l’affaire des dits enfants de la Creuse est entrée dans l’histoire, il est nécessaire d’en tirer désormais les conséquences afin que cet aboutissement ne soit pas perdu de vue. Si la vie ne les a pas épargnés, ils doivent être aidés pour trouver la force de faire en sorte que leur avenir soit plus apaisé, pour eux-mêmes, pour leurs proches et pour les générations à venir.»

«Le plus triste dans tout ça, c’est qu’à La Réunion, c’est un déni complet.»

De son côté, la ministre Girardin vient d’annoncer son intention de recevoir les dirigeants de la FEDD le 26 novembre. Serions-nous au début d’une résolution ? «J’y crois et j’espère qu’on va avancer tous ensemble dans ce combat, rebondit Jean-Charles, aujourd’hui installé à Limoges. J’espère que l’Etat reconnaîtra ses torts car la blessure est toujours là.» Marie-Josseline Leste, arrivée en métropole à l’âge de 17 ans, confie pour sa part que ses propres enfants «commencent même à se poser des questions sur cette histoire». Un sentiment partagé par Denise et Céline Annette, quelque peu désabusées face à la lenteur de l’administration. «On y a cru quand il y a eu la remise du rapport, on parlait déjà de faire une action collective, puis plus rien, regrettent -elles. Maintenant on parle de récolter les dossiers individuels et de mutualiser. On va voir. On attend surtout des excuses. Mais le plus triste dans tout ça, c’est qu’à La Réunion, c’est un déni complet. Ils ne veulent pas savoir.» Pour ces sœurs envoyées dans un couvent de redressement à Pau en 1965 alors que leur mère ne pouvait plus élever ses sept enfants après le décès de son mari, il s’agit du combat d’une vie. Il y a quatre ans, leur mère, qui a fini bouleversée en EPHAD après tant de souffrance, s’en est allée. Elle ne savait ni lire ni écrire le français. Et on lui fit signer des papiers.

 

Texte et crédits photo : Florian Dacheux

Photo de couvertureValérie Andanson, secrétaire de la Fédération des Enfants Déracinés des DROM

 

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*D’Ailleurs et D’Ici anime actuellement des ateliers avec des jeunes encadrés par la Protection Judiciaire de la Jeunesse et des adultes ex-enfants exilés de l’île de la Réunion. A suivre bientôt sur notre site internet.

Ateliers 2019-2020 – Une histoire de La Réunion, une histoire française

Florian Dacheux