Racisme, homophobie- Minorités: vers un front commun

Jan / 01

Racisme, homophobie- Minorités: vers un front commun

By / Marc Cheb Sun /

Exclure quand on est soi-même exclu ? Etrange, mais avéré. Alors comment créer davantage de solidarités entre les populations discriminées, notamment face au racisme et à l’homophobie ? Retour sur la rencontre organisée par D’ailleurs et D’ici le 7 décembre 2019 au Barbès Comedy Club.

Racisme, homophobie- Minorités: vers un front commun

Disons qu’il s’appelle Zyad. Zyad habite une cité dont l’identité glorifie la testostérone, le verbe haut et le ballon rond. Zyad a 21 ans, et la rage de témoigner : oui, il est beatmaker, noir, musulman. Croyant, et même pratiquant. «Déjà pas l’idéal en France pour démarrer du bon pied !» plaisante-t-il. Mais «en plus» – et non «en moins», comme il aime à ajouter -, ben voilà, il est gay. Enfin «ni gai ni triste», tant il ne se reconnaît pas dans ce milieu qui l’a rejeté «tout autant que les autres».

«Combien de fois, quand je tentais d’entrer dans un club gay, ai-je entendu le videur me dire : “on ne veut pas de la racaille” ?», explique-t-il. Ou un mec dans la boîte : «Tu prends combien ?» Sans parler du classique : «Mais t’es pas musulman au moins ? » Alors que faire si «sexuellement, amoureusement», son truc c’est les mecs ? «J‘ai essayé de changer mais ça n’a pas marché.» Et puis pourquoi changer ? Les hétéros, eux, n’essaient pas !

Quand Zyad en a parlé autour de lui, d’abord, on ne l’a pas cru : il n’aurait pas une «tête de pédé». Mais c’est quoi, une tête de pédé ? Zyad a cherché, mais il n’a pas trouvé… Après ce fut «la misère», le désaveu familial, le passage de deux années par la case SDF. Jusqu’à ce que sa sœur, puis sa mère, son frère, et enfin son père, adoucissent leur point de vue. «On te laisse tranquille à condition que tu ne dises pas que tu es musulman, lui ont asséné certains de ses coreligionnaires. Ça ne peut pas le faire. A un moment, il faut choisir. » Ah bon ? Au nom de quelle vérité ou identité assignée ? Choisir, entre cette part de soi ou celle-ci… Zyad est beatmaker et bosse avec plusieurs rappeurs: «Dans le hip hop, on m’a dit : démerde-toi pour que ça ne se sache pas !» Mais il a tenu tête, quitte à «se casser de cette ville» où il n’a «plus rien à faire» pour aller vers une nouvelle vie, là «où ça ne sera pas négociable».

«Dans le hip hop, on m’a dit : démerde-toi pour que ça ne se sache pas !»

Shirley Souagnon lors de la rencontre Solidarités.

Humoriste et créatrice du Barbès Comedy Club, la comédienne Shirley Souagnon connaît bien ces obstacles : elle est une femme, noire, lesbienne, convertie à l’islam à l’âge de seize ans. Elle aussi, a tout entendu : «Etre homo, c’est vraiment pas le bon choix !» «Les dreadlocks, pour trouver du travail, ça va pas le faire !» Et puis, «quand on est noir, faut se battre plus que les autres !»

Les identités complexes bousculent. Mais t’es quoi d’abord : noire ou lesbienne ? Gay ou musulman ? Asiatique ou transgenre ? Queer ou banlieusarde ?

Le poids de la normativité n’est pas une nouveauté. Chaque société considère comme «légitimes» – à l’emploi, au logement… – les personnes appartenant à son groupe majoritaire. En France, on ne vous refusera pas un appartement parce que vous êtes blanc, hétéro et valide. Mais même au sein des minorités, la catégorisation règne. Chez les juifs, fait-il bon être noir ? Chez les homosexuels, est-il facile d’être arabe ? Aussi surprenant que cela paraisse, souffrir de discrimination n’empêche pas d’en faire subir. Quelle est donc cette part de nous qui a besoin d’avoir un «autre» à rabaisser ou à opprimer, aussi sévèrement que nous pouvons l’être nous-mêmes ?

Bien sûr, il existe des violences systémiques, qu’il faut reconnaître et combattre. Mais si nous acceptions aussi de nous interroger sur notre propre capacité à reconnaître à chacun le droit de se définir dans la complexité et la richesse de qui il est, et de vivre comme il l’entend ?

Les identités complexes bousculent.

Au Refuge, l’association qui accueille des 18-25 ans foutus dehors par leur famille en raison de leur orientation sexuelle ou de genre, les jeunes hébergés sont de toutes origines, confessions et classes sociales, confirme Olivier Rouchon délégué adjoint à l’antenne Ile-de-France du Refuge. Le raciste et l’excluant, ce n’est pas toujours « l’autre ». Sans tomber dans les discours réducteurs dont raffolent certains médias (L’enfer gay en banlieue), les hostilités entre minorités méritent d’être interrogées. Hanan Ben Rhouma, rédactrice en chef de Saphir News, le quotidien en ligne, généraliste mais aussi expert sur le fait musulman, vient apporter son soutien à cette rencontre au nom de la diversité de la communauté musulmane qui inclut les homosexuels musulmans.

D’après une enquête réalisée par l’IFOP en 2019, 63% de la communauté musulmane rejetterait l’homosexualité, contre 20% chez les catholiques pratiquants et 10% chez les athées. En regard, le vote d’extrême-droite ne cesserait de croître au sein de la communauté LGBT. Lors des élections régionales de 2015, 32,45% des couples homosexuels mariés ont voté FN, contre 29,98% des couples hétérosexuels… «Ces chiffres sont à manier avec précaution, commente Johanna Barasz, de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT. Attention: les données géographiques ou socio-économiques et de niveau d’études n’ont pas été prises en compte. Néanmoins, les écarts sont tels qu’ils doivent nous interroger. Quand il s’agit de se haïr, tous les groupes sont concernés.»

Rencontre Solidarités: les représentants du Refuge, de la Dilcrah, de Saint-Denis Ville au coeur, d’Espoir 18.

Un phénomène sur lequel surfe le Rassemblement National : en instrumentalisant la peur de l’islamisme et du musulman homophobe, le parti de Marine Le Pen espère séduire les gays de France. «L’extrême-droite se saisit du sociotype normatif de l’homosexuel, correspondant en France au couple gay, cisgenre, blanc, aisé et habitant dans le Marais, pour pointer la figure mythique de l’arabo-musulman, qui voudrait déconstruire le tissu social français à coups de burka, de voile, de Cheb Mami et que sais-je encore», précise Youssef, membre de Saint-Denis Ville au Cœur, l’association organisatrice de la première Marche des Fiertés (ou Gay Pride) du 93. En juin dernier, l’événement a rassemblé des milliers de participants. «Nous souhaitions donner un espace de visibilité et de représentation à l’homosexualité en banlieue, indique Luca Poissonnet, un autre de ses organisateurs. Non que l’homophobie y soit plus forte qu’ailleurs – elle existe, comme partout –, mais parce que c’est notre territoire et que c’est là que nous devons agir. L’homophobie est l’affaire de tous. On se doutait bien que les médias y verraient un événement sulfureux ! Mais il n’y a pas une identité homosexuelle ou transsexuelle musulmane ou banlieusarde. Chaque cas est unique, complexe. En préparant la Marche, on a rencontré des gens qui avaient été rejetés, d’autres qui avaient été tolérés ou bien acceptés par leur entourage. La banlieue est elle-même un système divers. Dans les cités où tout le monde se connaît et où le contrôle social est fort, assumer son orientation sexuelle ou de genre peut être difficile. Dans un autre quartier plus anonyme, ce sera plus simple.»

Dépasser la concurrence des identités pour oeuvrer ensemble

La diffusion sur les réseaux sociaux d’une sextape homosexuelle tournée à Noisiel (77) a entraîné récemment un déferlement de commentaires homophobes. «Mais pas seulement, remarque Johanna Barasz. Un nombre non négligeable de gens ont aussi réagi contre la stigmatisation. J’ai pu lire par exemple : “Si tu lâches ton pote parce qu’il est homo, c’est que t’es pas un bon pote !”  L’incident a révélé plein de façons d’être homophobe, mais aussi plein de manières de lutter contre, venant des quartiers.»

La question, au fond, n’est pas de savoir si les Juifs, les Noirs ou les Arabes sont plus homophobes que les autres – et la communauté LGBT particulièrement raciste –, mais d’identifier si une solidarité entre minorités discriminées est possible. Comment dépasser la concurrence des identités, des histoires, des mémoires, pour œuvrer ensemble, plutôt que séparément, contre tous les rejets ?

 

Dans le 18e arrondissement de Paris, Espoir 18 accompagne des adolescents de toutes origines.

Récemment, l’association a monté une pièce de théâtre abordant différentes questions sociales. Tous les rôles ont été attribués… sauf celui de l’homo ; personne ne voulait le jouer. Aurait-ce été la même chose dans un autre quartier ? Est-ce que quand on vit soi-même une exclusion, on est moins ouvert à endosser les difficultés des autres ? A force de côtoyer ces jeunes, Antoine Mendy, directeur de l’espace Charles Hermite, Porte de la Chapelle, a compris que tout dépendait de la manière dont on abordait les sujets. En frontal, c’est mort : les jeunes se sentent attaqués. Là où ils libéreraient peut-être une parole s’ils étaient seuls, en groupe, ils tendent à s’enfermer dans une posture ou des tabous – même si le sujet les intéresse ! «Il faut trouver des gens capables d’amener le débat, indique-t-il, comme Farid Abdelkrim sur le thème de la radicalisation ou Marc Cheb Sun sur celui des différents racismes. Des gens qui partent de leur propre expérience… » Pour Johanna Barasz, il y effectivement une connaissance du terrain, de ces groupes et de leurs codes de fonctionnement à maîtriser. « Quand Lilian Thuram intervient dans des établissements scolaires, notamment en banlieue, il parle d’abord du racisme et de ses ressorts, afin de permettre aux élèves de se reconnaître, de mettre des mots sur ce qu’ils ressentent et se réapproprier l’expérience, note-t-elle. Puis, au milieu de son intervention, il ouvre sur l’homophobie», les mettant ainsi face au fait que c’est le même mécanisme, et que chacun peut être à la fois victime et bourreau.

Et ça dégomme avec les dégommeuses !

Et si la création de passerelles passait par un autre «en commun» ? Deux fois par semaine, les Dégommeuses se réunissent Porte de Montreuil. Leur truc, c’est le foot. La plupart sont lesbiennes ; pas toutes. La plupart sont blanches ; pas toutes. «Entre nous, on essaie de se parler et de se regarder, explique l’une d’elles. Si une fille dit qu’elle se sent discriminée, on va l’écouter, même si c’est la seule des soixante adhérentes à le ressentir. On se réunit, on organise des assises sur le comportement sur le terrain, le féminisme, le racisme. Y compris sur le racisme intériorisé ou même sur le racisme anti-blanc. Si moi qui suis noire, j’avoue que je peux avoir des préjugés, ça permet à une copine blanche de se dire : “Ah ouais…” On quitte le champ de la culpabilité pour aller sur celui de la responsabilité

Une membre des Dégommeuses

En organisant des chantiers de solidarité au Brésil, Antoine Mendy a aussi remarqué que là-bas, les jeunes de son groupe n’avaient aucun problème à entretenir une relation «normale et paisible» avec des gays et des trans – «alors qu’ici, ils pourraient refuser le débat ! Ça fonctionnait sans qu’on ait rien eu à théoriser ou à préparer en amont».

 

Décaler le regard, créer la rencontre, impulser de nouvelles images… Et si ça passait aussi par le cinéma, la musique et les séries télé ? «En France, on manque de représentation des personnes victimes de double rejet», observe Marc Cheb Sun, fondateur de D’ailleurs et D’ici. Impossible dès lors de s’impliquer dans une histoire, de s’identifier ou du moins de comprendre ! «Prenez la série The Wire, le film américain Dear White People (culte dans la communauté afro), ou encore Moonlight qui retrace le parcours d’un Afro-américain originaire d’un ghetto qui se bat pour vivre son homosexualité. Le film montre son évolution, mais aussi sa force de résilience et de construction.» Sans pitié ni condescendance. «Il serait temps qu’en France, on produise aussi ne serait-ce qu’un court-métrage, à diffuser partout, montrant cette double confrontation à des préjugés, mais aussi cette double force de se battre pour exister et pour s’affirmer !»

«Quand on est discriminé, on se bat au quotidien ; et une société constituée de gens qui se battent, c’est une société plus forte et plus cohérente», rappelle Marc Cheb Sun. La vie est mouvement. La société est mouvement. Ouvrir le champ des réflexions et des actions autour des minorités, proposer d’autres récits, d’autres modèles et d’autres idées, c’est aider l’ensemble du pays à progresser. Et qui vous dit que demain, votre enfant ne sera pas gay? Et qui vous dit que demain, votre compagne ou votre compagnon du même sexe que vous ne sera pas musulman, juif, noir ou arabe?

Interpeller les habitants des quartiers sur la question de l’homophobie, mais aussi la communauté LGBT sur les racismes, c’est permettre à chacun de décentrer son regard sur l’oppression dont il est victime pour entrevoir celle de l’autre, sortir du repli et inventer des solutions qui profitent à tous. Et même si l’on ne doit jamais être concerné, c’est une question d’éthique, de choix de société. C’est la reconnaissance que si j’autorise l’autre à vivre pleinement son identité, aussi loin des stéréotypes soit-elle, je peux m’autoriser moi aussi à explorer et exprimer la complexité et la richesse de ce que je suis. Les minorités sont une formidable force d’interpellation, de créativité, d’invention. Sans les atypiques, les hors normes, ceux qui grattent, dérangent, bousculent, le monde ne progresserait pas.

Danger de l’inégalité des traitements. Mortel ennui de la conformité…

           

 

Réjane Éreau

Photos: Florian Dacheux

Illustration: Hervé Pinel

Engagez-vous avec nous sur Change.org !

Dans le cadre de cette rencontre solidaire pour engager des fronts communs contre les racismes et l’homophobie, nous nous sommes rapprochés de l’équipe de Change.org, plateforme web experte dans les campagnes de mobilisation.

L’objectif ? Lancer plusieurs pétitions en ligne pour sensibiliser de futurs signataires et interpeller les décideurs au plus haut niveau de l’Etat.

Quelle que soit votre histoire, si vous avez envie de la raconter, n’hésitez pas à nous contacter à multikulti196@gmail.com. Nous vous aiderons à transformer votre indignation en action !

Marc Cheb Sun