Fév / 24
L’ÉNERGIE NUMÉRIQUE
Trois histoires
Trois annonces jetées en pâture
aux internautes avides de sensations fortes ou de battements du cœur. Adama, ex-mytho désormais loin des masques. Lisa, trop crevée pour tenter une balade. Malik, en recherche de la belle âme. Tous réagissent au quart de tourbillon numérique.
LOVE
ON
THE WEB
Adama, 25 ans
par Balla Fofana
Amoureux des contrastes, surprises et différences, cherche son diff’rent Prince d’un jour ou d’une vie…
Mon début de réponse va sans doute te paraître classique, voire hypocrite, mais c’est la première fois que je réponds à une annonce de ce genre. Pourquoi ce soir ? Parce que je trouve que ton message a quelque chose de profond, de poétique et de mystérieux. Il est à contre-courant de l’air du temps, où tout va vite, où il faut prouver des trucs. Je me dis que tu me sembles loin de ces conneries. Loin des masques. Loin des impostures. De mon côté je viens d’enterrer toute une vie de mensonges. Je mentais pour embrasser la norme. Je mentais car je me détestais. Je me suis créé à l’image de l’Homme fantasmé que la société nous balance. À chaque artifice je me niais un peu plus. Plus qu’un menteur-né ou qu’un mytho patenté, j’étais un mort-vivant. Aujourd’hui, j’entre dans le premier jour du reste de ma vie. Je m’appelle Adama (l’équivalent africain d’Adam). Mon père est fort, fier et fidèle aux traditions mandingues qui forgent l’histoire de notre famille. En tant que fils aîné je ne pouvais que marcher dans le sillon de l’homme robuste qui a traversé la Méditerranée pour chercher un avenir prospère. Il avait des plans pour moi, une femme, une Ève, un foyer. Je devais lui rendre une dignité que sa vie d’immigré a réduite en peau de chagrin. Ses projets ont pris une balle en plein cœur : je cherche un Adam. J’ai enterré la hache de la virilité toute-puissante et déterré la colombe d’une vie assumée. Mon père est un chasseur. Ma mère est une lionne. Moi, je suis une chrysalide devenue papillon. Je n’ai que mes rêves de dignité retrouvée à partager. Voici ces quelques vers injustement réprimés depuis bien trop longtemps.
Je fais souvent ce rêve inquiétant
D’une balade douce et sonore
Auprès d’un inconnu pacifique pourtant
Pour mon salut il pourfend
La geôle obscure du folklore
Car il m’aime et me comprend.
Hâte de te lire… Adama
Lisa, 24 ans
par Rebecca Benedittini
Je rentre chez moi claquée comme chaque soir. Je vire le blouson, troque les cruels escarpins pour mes grosses chaussettes, libère mes seins menus sous mon débardeur, enfile mon jogging. À l’aise !
J’adore bosser dans cette agence renommée, même si elle me lessive. Ou l’inverse. Et même si elle m’ôte l’énergie, d’aller me frotter, à la tombée de la nuit, au monde extérieur. Là où l’on ose, transpire, se renifle. Là où je croiserais peut-être celui qui me donnerait l’envie de guincher collé-serré et plus si affinités.
Marre de me rechausser après une journée haut perchée, de me farder pour finalement m’endormir frustrée de ne pas avoir plu à cet homme dont les phéromones me chatouillaient l’épine dorsale. Pendant ce temps-là, ma lessive ne s’étend pas, mon chat rumine sa solitude comme sa vengeance urinaire, et mes yaourts se périment.
Alors je me connecte, en tailleur sur mon canap. Et je zyeute tranquillement les profils de ceux qui tentent de me harponner. Le confort d’internet…
Ding, une alerte. Jolie gueule, la peau aussi noire que la mienne est blanche, des cheveux crépus comme mes frisettes dorées, et cette annonce :
Amoureux des contrastes, surprises et différences,
cherche sa diff’rent Princess d’un jour ou d’une vie.
Accroche mi-banale, mi-séduisante : aimer les surprises n’en est pas une, encenser les couples mixtes est le propre de ma génération biberonnée aux pubs Benetton. Mais je déplore le communautarisme, l’homme sait manier les mots – rare sur le net –, et surtout cette apostrophe à la place d’une lettre, dans le mot diff’rent, m’intrigue profondément…
– Pas très princesse dans l’âme, tu passes ton tour ?
– Au contraire, j’adore les contrepieds. On se voit ?
– Si tu arrives à me donner envie de loger mon pied contre le tien…
– Mets tes chaussures de verre, Cendrillon, je te ramène avant minuit.
L’humour fait résonner mon palpitant déraisonné. Je prolonge un peu, puis, attirée, enfile ma tenue de bal : jean slim, petites baskets, chemisier en plumetis noir avec juste ce qu’il faut de transparence pour émouvoir sans être vue. Et un diadème, pour la blague.
Je pousse la porte du bar, distingue un sweat vert qui brille dans la pénombre, m’approche de la tignasse crépitante et me faufile sur la chaise libre.
Il éclate de rire en voyant ma tiare :
– Oh, une princesse !
Je souris.
On use les thèmes les uns après les autres, musique, taf, films, voyages, antécédents sur le site. Et, d’ailleurs, une nuit ou une vie ? Il rêve d’une famille arc-en-ciel… Finalement, notre différence ne semble résider que dans la couleur de nos épidermes, un epsilon par rapport à nos références communes. Ses lèvres me font de l’œil, mais j’étire le délice de cet instant, quand la peau frémit au moindre frôlement, quand on sait que le baiser va jaillir, mais quand exactement ?
Et puis il évoque son meilleur ami. Et précise : « Il est blanc, mais noir à l’intérieur… » Je n’ai jamais compris ce type d’expression.
– C’est-à-dire ?
– Ben… C’est un humaniste. Et il est à l’aise partout.
– Ah… Et ?
– C’est un truc qu’ont les Noirs. Les Blancs c’est le pouvoir, plutôt.
Un filet d’air glacial caresse ma nuque. J’essaye de rire.
– J’ai raté ma vie de Blanche alors : aucun pouvoir, une tendance à kiffer l’humanité, et une aisance plutôt louche pour une toubab.
– Blondie… tu vois bien ce que je veux dire, non ?
– Bof.
– Le 11 septembre, le groupe Bilderberg, le plafond de verre : tout est fait pour asseoir la suprématie des Blancs. Tiens, par exemple, elle est de quelle couleur, la dame qui fait le ménage dans tes bureaux ?
– Blanche…
– Blanche blanche ou blanche rebeu ?
– Blanche. Origine polonaise.
– Sûre ?
– Oui !
– OK, dans ce cas, il y a combien de Noirs qui ont le même poste que toi ?
– Deux… plus un métis, mais je ne sais pas s’il compte pour un Noir à tes yeux.
– Sur combien ?
– Vingt.
– Ah, tu vois !
Je peine à comprendre la logique de sa démonstration. La discrimination est une réalité qui s’estompe sacrément lentement, mais le raccourci est trop rapide, et assombrit ce rendez-vous qui commençait si bien… Lui arbore le sourire carnassier du vainqueur. Et moi la sensation d’avoir les yeux aveuglés par une lumière trop forte sans savoir quoi avouer. Et mon diadème me semble tout à coup ridicule.
Je tente de changer de sujet, sans succès : l’amour des différences est retourné au pays de Théorie et l’arc-en-ciel a l’odeur d’un vieux souvenir brûlé.
Minuit s’annonce, mon excuse pour m’éclipser, dépitée.
Juste avant de partir :
– On va se revoir, Blondrillon ? J’espère…
– Dis, une chose, pourquoi cette apostrophe à la place du « e » dans ton annonce ? Ça m’a intriguée et donné envie de te rencontrer…
– Oh, juste une faute de frappe… Pourquoi ?
Malik, 20 ans
par Mabrouck Rachedi
AVANT
Ma princess, je suis ton roi. Bah oui, je m’appelle Malik et ça veut dire « roi » en arabe ! Tu vois, je suis encore mieux que tu l’imagines ! Mais la noblesse n’est pas un titre. Elle coule pas dans les veines. C’est une attitude, un regard bienveillant sur le monde. Ma couronne n’est pas un héritage. Tout au plus, je la porte dans mes dents ! Ma couronne, je la mériterai en conquérant le royaume de ton cœur !
Mes bras seront les sceptres que je déposerai à tes pieds ! Panique pas, je rigole ! Je vais être plus concret. J’ai vingt piges et, tu l’auras remarqué, il m’arrive de dire des conneries. Il en faut de l’humour dans certaines circonstances. Je vais pas me lancer dans des considérations sur les difficultés de la vie. Elle est difficile pour tout le monde. Je pense qu’on est mieux à deux pour les affronter. C’est comme ça que je vois les choses en tout cas : on peut se compléter dans nos différences. Après tout, c’est ce qui fait la force, non ? Les gens pareils, ils ont tendance à me soûler. Les narcisses qui recherchent leurs semblables, ils ont qu’à acheter un miroir et bon débarras !
Amoureuse des contrastes, surprises et différences, cherche son diff’rent Prince d’un jour ou d’une vie.
Ton annonce, elle est mystérieuse. J’aime bien ça. T’as pas mis le truc classique genre « jf 1 m 70 jolie ch h sérieux (ou pas) pour rencontre voire plus si affinités ». J’aurais jamais répondu sinon. La vie, c’est pas des mensurations et des considérations esthétiques. Enfin pas que ! Tu pourrais être n’importe qui. Imagine, t’es peut-être ma sœur ! Ou, pire, ma mère ! Mais bon, on va dire que t’es une belle inconnue cachée sous un masque virtuel. Je devine que t’es pas commune. En tout cas, ton annonce l’est pas. T’es une poupée russe énigmatique : un masque derrière un masque derrière un masque… A priori, j’aime ta façon de voir. Les contrastes, c’est la vie, ça devrait être notre vie à tous. Ça se trouve, tu es martienne. Et tu sais quoi ? Ça me plairait bien !
J’aime les chemins de traverse. Les gens scotchés dans leur fauteuil, arrimés dans les certitudes, ils me soûlent. L’immobilisme me tue. Je sais pas pourquoi je dis ça. Peut-être que je me parle plus à moi-même qu’à toi, mais c’est un peu le jeu, non ? Dire qui je suis, c’est dire comment je vois les choses. Je suis un rêveur, d’après ma daronne. Elle m’engueule souvent rapport à mon manque de pragmatisme. Pour elle, faut que je me satisfasse de ce que j’ai. Mais moi, tu me mets un boulet aux jambes, j’essaie de me fabriquer des ailes. C’est en quelque sorte ce que j’ai toujours fait…
Tout roule pour moi. Parce que je me bats contre certaines fatalités pour me construire un avenir hors du commun. C’est pourquoi j’ai répondu à cette annonce hors du commun. J’espère te prouver que je serai ni ton prince d’une nuit ou d’une vie, mais ton roi pour l’éternité. Faut voir grand ! Mon trône, je le partagerai avec toi… Si tu réponds à cette annonce ! À bientôt ma future reine :-)
APRÈS
Cette rencontre, c’était pas bien… c’était génial, Vanessa !!!! J’avais raison de croire que t’étais hors du commun. Pour les contrastes, j’ai été servi ! On a les mêmes délires même si on n’a pas les mêmes goûts. Mais alors pas du tout ! Faut dire, les miens sont meilleurs ! ;-)
J’ai kiffé, je t’ai kiffée. Tu m’as trop fait rigoler quand t’as failli te vautrer sur le serveur en butant sur mon sac ! Je suis pas sadique, hein, mais t’as quand même quasi ébouillanté la moitié du café en un vol plané ! C’est marrant, tu m’as dit que tu pensais que ta couleur de peau serait peut-être un problème. On en est encore là ? Genre un Arabe, il peut pas s’entendre avec une Noire. Tu m’as pris pour qui ? Bon, mes parents feraient la gueule s’ils apprenaient ça. Les vieux, ils sont pas comme nous, ils ont pas l’habitude… Peut-être même que certains potes – attention, j’ai pas dit des amis, des vrais – ils comprendraient pas. Mais moi, bordel… Jamais ! J’étais super nerveux en arrivant au rendez-vous. C’est l’une de deux raisons pour lesquelles j’y étais avec une heure d’avance ! J’avais déjà avalé cinq cafés avant que tu débarques. J’espère que mes mains tremblaient pas trop quand tu m’as vu ! Pas eu de mal à te reconnaître, t’étais la plus belle de toutes les meufs. À chaque pas que tu faisais, j’espérais intérieurement que c’était toi, l’inconnue. Tu vois, faut croire à son destin…
La deuxième raison pour laquelle je suis venu si tôt, j’ai pas osé te la dire. Ni te la montrer. C’est la même raison qui m’a poussé à rester au café après ton départ. Tu sais, le sac sur ton passage pendant ton triple salto vers le serveur (le bâtard, il a dû kiffer que tu te jettes dans ses bras !), c’était pas un gros saxo, comme je te l’ai dit. Je te jure, c’était mon seul mytho. Et ce sera le dernier. Je t’ai menti parce que je me suis dit que ce serait peut-être un problème. Tu vois, c’est très con, c’est la même raison que toi avec ta couleur.
Je t’ai peut-être aussi menti par lâcheté. Je voulais vivre un instant normal. Je croyais pas que ça se passerait si bien entre nous et maintenant j’ai salement envie de te revoir. Mais je peux pas être lâche pour l’éternité… Mentir, cacher… J’aurais aimé me lever pour t’embrasser, marcher un bout avec toi. Mais dans mon sac, y avait mon trône… Enfin mon fauteuil roulant. Il est pliable et voilà, quoi. Les gens, ils font une fixette sur ça quand je suis dessus. Exactement la même que les mecs qui voient que la couleur d’une peau.
Je te plagie : amoureux des contrastes, surprises et différences, cherche sa diff’rent Reine d’un jour ou d’une vie. Tu penses qu’on se reverra ?
RETROUVEZ CET ARTICLE DANS LA REVUE PAPIER NUMÉRO 2
Texte : R.Benedittini, B.Fofana, M.Rachedi
Grandes images : Madd