Mémoire de l’esclavage – Vers une Histoire sans tabou?

Jan / 30

Mémoire de l’esclavage – Vers une Histoire sans tabou?

By / Florian Dacheux /

Mémoire de l’esclavage – Vers une Histoire sans tabou?

Ce mardi 4 février 2020, date anniversaire de la première abolition de l’esclavage, la France a rendez-vous avec l’histoire, celle que l’on ne trouve guère dans les programmes scolaires. Née en novembre dernier, la Fondation pour la mémoire de l’esclavage organise La Voix de Madeleine au musée du Louvre, une création de Léonora Miano. Une journée à l’occasion du lancement du timbre Marie Guillemine Benoist 1768-1826, Portrait présumé de Madeleine, un tableau iconique de la peinture française et de la représentation des personnes noires en Europe. Première étape du plan d’action d’une Fondation habitée par une démarche avant tout éducative.


Nous n’en sommes qu’aux prémices mais la création de cette Fondation pour la mémoire de l’esclavage à l’automne dernier ne peut qu’être source d’espoir. C’est l’état d’esprit affiché par ses membres qui, à l’aube de leur premier événement public ce mardi 4 février au Louvre, apparaissent déterminés à faire connaître l’histoire de l’esclavage pour en comprendre les héritages. « On vient de s’installer et on commence vraiment à bosser, affirme Jean-Marc Ayrault, le président de la Fondation. C’est important car si on regarde en arrière, il y a un gros travail à mener pour que cette histoire soit connue en France. On veut engager un vrai processus pour faire bouger les lignes. Cela passe d’abord par la recherche de contenus. » Ici, l’ex premier ministre se positionne dans la lignée de la loi Taubira du 21 mai 2001 reconnaissant la traite et l’esclavage comme crimes contre l’humanité : un article mentionnait la place conséquente à y accorder dans les programmes scolaires. Pourtant, près de 20 ans plus tard, force est de constater que cette reconnaissance ne transpire pas dans les manuels d’histoire. C’est tout l’enjeu de la création de cette fondation nationale qui marque une nouvelle étape dans le travail mené en France pour en finir avec un certain déni.

 

Un musée virtuel en attendant le vrai

Pour ce faire, l’équipe dirigée par Dominique Taffin, conservatrice générale du patrimoine et ancienne directrice des Archives de la Martinique, compte travailler dans un premier temps sur l’élaboration d’outils numériques pour favoriser la compréhension de l’histoire mondiale française issue de quatre siècles de relations entre la France, l’Afrique, l’Amérique, les Caraïbes et l’Océan indien. L’objectif ? Montrer comment les outre-mer ont enrichi la culture et comment la résistance à l’oppression et le combat pour l’abolition ont contribué à nos valeurs. « La deuxième étape sera la mise en ligne d’un portail numérique attractif », annonce Jean-Marc Ayrault. Un musée virtuel en attendant la création d’un musée physique ? « Oui, on l’espère tous », répond l’ancien maire de Nantes, connu pour être à l’origine du Mémorial de l’abolition de l’esclavage inauguré en 2012 dans cette même ville qui a pris part pendant près de 150 ans au commerce triangulaire. « Il y a le Mémorial Acte en Guadeloupe mais la France n’a pas de mémorial national, poursuit-il. C’est toute l’Europe qui doit se saisir de ces questions. Liverpool l’a fait avec L’International Slavery Museum. »

 

« L’enjeu est de dépoussiérer tout cela »

Pour venir en aide aux enseignants qui apparaissent démunis en matière de contenus pédagogiques, la Fondation s’appuie sur un conseil scientifique pluridisciplinaire et présidé par Romuald Fonkoua, professeur de littératures francophones à la Sorbonne Université. « L’enjeu est de dépoussiérer tout cela, assure Pierre-Yves Bocquet, directeur adjoint de la Fondation. Il manque des figures héroïques comme il manque des références culturelles telles que Aimé Césaire, Paulette Nardal, Miles Davis, Kassav. Il y a un travail éducatif à faire sur cette histoire douloureuse pas toujours assumée et dans les relations qu’on doit construire il est important d’avoir des connaissances précises. » La Fondation compte notamment travailler main dans la main avec l’Agence du Service Civique, la Ligue de l’Enseignement ou encore les écoles de la 2e chance. « Je crois beaucoup à l’enracinement local pour aller plus loin, affirme pour sa part Nadia Wainstain, ancienne professeur d’histoire-géographie en région parisienne, recrutée pour faire remonter la réalité du terrain. Des référents académiques seront mis en avant. On va travailler avec l’Education Nationale et mettre en place des études de cas. »

 

« Aller au-delà des dépôts de gerbes »

Dans cette quête de production et de transmission de contenus, la Fondation, soutenue par de nombreux mécènes, compte mener un travail de fond aux quatre coins du territoire. Une manière de tisser des liens avec des acteurs locaux. « Ce sont souvent les associations sensibles à ces questions qui impulsent et qui accompagnent les maires dans ce sens-là, explique Aïssata Seck, cheffe de projet pour la Fondation. Cela passe également par un travail avec les préfets. A Montceau-les-Mines, une conseillère municipale déléguée à ces questions a été par exemple nommée. On va également travailler avec le conseil municipal junior d’Epinay sur Seine. » Des kits pédagogiques devraient être prêts pour le mois de mai au moment des traditionnelles journées commémoratives. Outre le 8, la Fondation souhaite faire émerger la date du 10 mai correspondant à la journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leur abolition célébrée pour la première fois le 10 mai 2006. « On se base la plupart du temps sur le 8 mai ou le 11 novembre, or l’histoire est bien plus complexe, note Jean-Marc Ayrault. Il faut aller au-delà des dépôts de gerbes. »

Avec un budget annuel de plus de 2 millions d’euros, la Fondation avance donc modestement, en réunissant dans un partenariat inédit l’Etat, 22 collectivités territoriales et de grandes institutions publiques et privées. Ce grand chantier débutera donc ce mardi au Louvre à l’occasion du lancement par le groupe La Poste du timbre à l’effigie de Marie Guillemine Benoist devant un public de jeunes et de professionnels de la culture. Comme pour rappeler que les artistes sont les premiers à monter au créneau. « A commencer par ceux suivis par la nouvelle génération, rappelle Jean-Marc Ayrault. Tout le monde se souvient du clip de Jay-Z et Beyonce et la séquence où ils passent devant le tableau du Radeau de la Méduse de Géricault dont peu savent que le héros est un esclave noir. La culture, il faut en faire un levier du vivre-ensemble. Un jeune qui étudie à Haïti en sait parfois plus sur l’histoire de France. Il n’y a rien sur le code noir. Nous ne sommes pas là pour donner des leçons. Ce serait ambitieux de notre part. Mais on ne pourra pas se passer d’un lieu. »

 

Bientôt un Mémorial aux Tuileries

La France est-elle véritablement mûre ? Depuis les déclarations du président Macron en 2017 évoquant le passé colonial français comme « un crime contre l’humanité », un électro-choc dans les contrées françaises est en tout cas espéré. « Il y a eu des résistances exprimées dans la langue, la musique, la cuisine dont il faut parler, ajoute Jean-Marc Ayrault. Le premier concert de jazz en Europe a eu lieu à Nantes en 1918 par des soldats américains noirs, ces soldats à qui on ne donnait pas d’armes. Cela s’est très mal passé à leur retour aux Etats-Unis. Il a fallu plus de 90 ans avant l’inauguration en 2016 du Musée national d’Histoire et de Culture afro-américaines de Washington. Par ailleurs, il faut savoir qu’on en est à 7000 plaintes au niveau du CSA. Il y a eu Christine Angot dans l’émission On n’est pas couché qui a produit certaines inepties révélatrices de quelque chose. Elle arrive en tête des saisines avec Eric Zemmour. Si il n’y a pas une volonté politique, ça s’enlise. On sera vigilant car on souhaite s’inscrire dans la durée. On se donne trois ans pour s’installer dans le paysage. » Pour l’heure hébergée au Ministère des Outre-mer, la Fondation s’installera en fin d’année à l’Hôtel de la Marine, place de la Concorde. Actuellement en travaux, l’ancien garde-meuble de Louis XV est situé tout près du jardin des Tuileries où devrait voir le jour un mémorial national, là même où Victor Schoelcher signa en 1848 le décret abolissant l’esclavage. Tels sont les signaux envoyés par cette Fondation qui se verrait bien représenter l’outil rêvé d’une France rassemblée et fière de sa diversité. Un outil de plus pour lutter contre le racisme et les stéréotypes, conjurer la concurrence mémorielle, voire même décoloniser pour de bon les regards.

 

Florian Dacheux

 

*La Voix de Madeleine.
Ce mardi 4 février à l’Auditorium du Musée du Louvre.

Au programme :
Le matin, Anne Lafont, historienne de l’art et auteure d’ « Une Africaine au Louvre en 1800, la Place du modèle », reviendra sur cette évocation rare d’une femme noire après l’abolition. Léonora Miano, écrivaine, proposera un texte inédit et spécialement écrit pour cet événement, Vie Secrète de Madeleine, afin de redonner la parole au modèle du tableau. Dany Bomou, comédienne de l’Ecole Miroir, incarnera ce texte. Les tambours Ka de la compagnie Difé Kakoré sonneront pour saluer la mémoire de Madeleine venue de Guadeloupe. L’après-midi, la Fondation lancera officiellement le réseau «Patrimoines Déchaînés» qu’elle a initié en mai 2019 au Musée d’Orsay.

 

En savoir plus ?

http://gip-mmeta.org/

Florian Dacheux