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Déc / 03

Lilian Thuram, aux racines du racisme

By / Marc Cheb Sun /

LILIAN THURAM, AUX RACINES DU RACISME

Illustre défenseur de l’équipe de France de football, Lilian Thuram ne cesse de poursuivre son combat contre le racisme systémique.

Son nouvel ouvrage, La pensée blanche, déconstruit des mécanismes historiques toujours d’actualité. Entretien. 

Le livre est introduit par une carte du monde inversée, cette projection de la terre dite de Peters fidèle aux surfaces réelles des pays. Est-ce d’emblée une manière d’inviter à changer les regards sur les stéréotypes ?

 

On oublie très souvent que nous sommes le fruit de conditionnements. Il faut savoir d’où l’on parle et accepter qu’il y ait d’autres points de vue. Cette carte fonctionne terriblement bien, que ce soit avec les enfants ou les adultes. Les cartes traditionnelles que nous connaissons ne respectent pas les vraies proportions selon les continents. Je me souviens de la première fois que j’ai montré cette carte à mes enfants. Ils m’ont dit : Papa, la carte, elle n’est pas bonne, il n’y a même pas la France. Car l’Europe est au centre et agrandie. Donc l’idée, c’est vraiment de dire : si vous voulez comprendre ce livre, il vous faudra avoir le courage de vous décentrer, c’est-à-dire à remettre en question ce que nous pensons être juste.

 

Dans cet ouvrage, on ressent une vraie volonté d’expliquer les racines du racisme et ses mécanismes. Selon vous, d’où vient cet ancrage de la suprématie blanche dans les consciences ?

 

Le plus dérangeant en chacun de nous, c’est que très rarement nous remettons en cause ce qui nous semble être naturel. Par exemple, on utilise des catégories liées à la couleur de la peau, aux religions, etc. Mais on ne se pose jamais la question suivante : ces catégories ont-elles toujours existé ? D’où viennent-elles et quelle est leur histoire ? On parle très souvent du racisme sans comprendre qu’il s’agit d’une construction idéologique. Et la pire des choses, c’est qu’il y a des gens qui vont nous dire que c’est naturel, que l’homme a toujours été raciste et le sera toujours. Il faut rebondir en leur disant : Non. Beaucoup disent qu’il faut passer à autre chose. Or, il faut connaître l’histoire du racisme si on veut passer à autre chose. C’est impossible autrement. C’est comme quand on aborde la plus vieille hiérarchie de nos sociétés, le sexisme. Il faut aussi montrer que c’est lié à des constructions idéologiques et politiques. Analyser le racisme, c’est montrer les injustices liées à des volontés politiques. Il faut avoir le courage de la remise en question afin de ne pas être prisonnier d’un discours.

 

Ces questions ne font-elles pas face à un déni généralisé ? 

 

Certes, il y a un déni, c’est une évidence. Mais il y a aussi une méconnaissance. Encore une fois, les femmes pourront nous dire : vous êtes bien gentils les hommes mais en fait vous ne savez rien de la situation des femmes. On va répondre : mais bien sûr que l’on sait. Mais à quel point ? Pas autant que les femmes qui vivent tous les jours ces situations de sexisme. Donc il y a en effet le déni des hommes de ne pas voir la profondeur de la domination masculine mais il y a aussi beaucoup de méconnaissance. C’est la même chose avec le racisme. D’où l’importance d’enrichir nos connaissances pour affronter la réalité. Il y a encore aujourd’hui trop de personnes qui subissent et dénoncent le racisme, sans être  entendues et, pire, en étant culpabilisées. 


« La meilleure façon pour sortir de ces violences et de ces divisions, c’est la connaissance. »

 

De nombreuses personnalités politiques telles que Jean Castex récemment estiment que ce travail de mémoire est une forme de repentance et d’auto-flagellation. Parler de notre histoire commune n’est-elle pas pourtant la vraie solution du vivre ensemble ?

 

Je suis très surpris que Monsieur Castex nous invite à la méconnaissance historique. N’est-ce pas de l’obscurantisme ? Dans mon livre, j’essaie d’expliquer que le racisme est une idéologie politique. Monsieur Castex veut-il trouver une solution au racisme ? Malheureusement, que ce soit en France ou ailleurs, certains politiques voudraient normaliser les injustices. Voilà pourquoi il est primordial de connaître l’histoire et surtout l’histoire des luttes pour l’égalité. La meilleure façon pour sortir de ces violences et ces divisions, c’est la connaissance. Nous devons comprendre que le discours politique doit être remis en question. Ce sont les opinions publiques qui obligent les institutions à aller vers plus d’égalité.

 

Il y a 22 ans, vous êtes champions du Monde. La France est alors traversée, le temps d’un été, par une certaine célébration de la diversité. Depuis, on a le sentiment que le pays régresse. Les crispations identitaires et les idées d’extrême droite ne cessent de s’amplifier… 

 

Je préfère analyser les problématiques liées au racisme sur une longue période. Je pense qu’il n’y a pas plus de racisme aujourd’hui qu’en 1998. Il y a davantage de débats sur la dénonciation du racisme.

Des camps s’affrontent.

Avant, certaines personnes subissaient et très peu en parlaient. Il fallait raser les murs et rester calme. C’était la génération de ma maman. Aujourd’hui, nous voulons débattre de ces sujets en affirmant « j’aime la France, voire plus que vous ». Si vous croyez en la devise Liberté, égalité, fraternité, vous devez célébrer le vivre ensemble et lutter contre le racisme. Et si vous ne le faites pas, c’est que vous n’aimez pas vraiment la France. Il y a des personnes qui n’ont pas l’habitude qu’on leur parle comme ça. Ils disent : c’est notre pays, vous n’êtes pas légitimes car vous avez une religion ou une couleur de peau qui n’est pas la nôtre. Ces personnes se radicalisent, ils désapprouvent l’idée d’une France plus égalitaire. Au fond, ils veulent garder leurs avantages, car ils sont les grands gagnants de cette hiérarchie. C’est ce camp opposé qui veut nous faire croire que les choses n’avancent pas. On voit même de la radicalisation au niveau politique, et pas seulement dans le camp de l’extrême droite, ainsi que dans certains médias. C’est pourquoi il est important d’apporter un autre discours. Nous devons remettre au centre de l’action politique l’égalité et les solidarités. 

 

Dans cette société civile, quelles sont vos actions sur le plan éducatif avec votre Fondation ?  

 

Nous sommes actuellement un peu bloqués avec le confinement, même si nous avons organisé quelques interventions en visio- conférence. J’ai eu la chance de me rendre dans de nombreuses écoles et universités en France et à travers le monde. Ce qui m’intéresse, c’est qu’on puisse comprendre que l’esclavage et la colonisation sont des systèmes économiques qui construisent un discours qui légitime la violence et le racisme. C’est très important de tirer le fil jusqu’à aujourd’hui. La dernière loi défendue par le ministre Darmanin voudrait légitimer la violence d’Etat et la violence sociale. Quant on parle de l’esclavage et de la colonisation, c’est dans le but d’analyser comment ces injustices et ces violences, qui ont été construites par une minorité cupide, ont pu être acceptées par la grande majorité. Qu’en est-il dans la société d’aujourd’hui ?

 

Dans ce sens, le travail pédagogique mené par la récente Fondation pour la Mémoire de l’Esclavage sur la nécessité de regarder notre histoire commune en face représente-t-il un motif d’espoir ? 


C’est un motif d’espoir car à la tête de cette Fondation, il y a Monsieur Ayrault qui a été premier ministre. J’ai eu la chance de participer à un Facebook Live avec eux pour préparer l’organisation des 20 ans de la loi Taubira en 2021. C’est en questionnant l’histoire que nous allons avoir les armes pour combattre le système économique d’aujourd’hui qui créé les injustices. Il faut dire aux jeunes que l’égalité ne se donne pas, elle se gagne. Il ne faut pas être naïf. En face, il y aura toujours des personnes qui voudront garder leurs avantages. Le système économique, depuis toujours, divise les êtres humains pour pouvoir mieux les exploiter. Ils créent toujours des Nous et des Eux. Nous devons sortir de nos prisons identitaires, nos couleurs de peau, nos religions, pour ne pas tomber dans le piège de la division.

 

« Ceux qui ne veulent pas parler de l’histoire, c’est tout simplement parce qu’ils ne veulent pas parler du présent. »

 

Pour être efficace, ne faut-il pas également armer l’école d’outils pédagogiques à l’heure où le personnel éducatif semble démuni face à ces problématiques ?


L’école, c’est essentiel. Mais il faut peut-être avouer qu’elle ne s’attarde pas assez sur ces sujets-là. Ce qu’on lui demande, n’est-ce pas de former des personnes qui vont pouvoir être performantes pour le système économique ? C’est à chacun de nous de construire des savoirs. Je sais que la grande majorité des professeurs veulent éduquer les jeunes afin qu’ils grandissent avec la volonté de dépasser ces barrières et d’être libres. Construire le vivre ensemble, c’est la meilleure façon d’être bien dans la société. Pourtant, il y a beaucoup d’attaques contre les intellectuels et les historiens qui travaillent autour de l’esclavage car ils mettent à nu un système qui a produit le racisme et cette violence.

 

Dans votre livre, vous mettez aussi à nu la colonisation qui perdure en citant notamment un discours de Denis Mukwege, prix Nobel de la paix en 2018, sur le pillage continu du continent africain… Sujet tabou ?

 

C’est une évidence. En règle générale, je pense que ceux qui ne veulent pas parler de l’histoire, c’est tout simplement parce qu’ils ne veulent pas parler du présent. Nous qui défendons le vivre ensemble, nous devons questionner l’histoire. Il y a eu l’esclavage. Il y a eu la colonisation. Et qu’est-ce qu’il y a aujourd’hui ? C’est ça, la vraie question.

 

Vous écrivez également « Ceux qui véhiculent l’idée qu’il y aurait un racisme anti-Blancs sont extrêmement dangereux car ils nourrissent des partis politiques qui croient en la « guerre des races ». Pourquoi notre société en vient à créer un racisme qui n’existe pas ?

 

Pour réactiver la catégorie blanche, pour réactiver le nous et le eux. Les riches culpabilisent les pauvres, les hommes pendant très longtemps ont culpabilisé les femmes. La meilleure façon de garder le pouvoir par ceux qui le possède, c’est de se victimiser, de se dire en danger. Les promoteurs du racisme anti blanc ne veulent surtout pas la fin des catégories liées à la couleur de la peau, car ils savent très bien qu’ils en tirent des avantages. Nous devons au contraire nous libérer de ces catégories de couleur de peau afin d’être des femmes et des hommes avant tout. Des êtres humains qui veulent avancer.

 

On en revient à cette Terre qui se regarde dans n’importe quel sens… Changer nos imaginaires pour défendre la seule identité qui compte, l’humain, est-ce donc cela la solution ?

 

Exactement. Le Je, c’est Nous. Historiquement, toutes les personnes qui ont dénoncé les injustices ont pour point commun de ne jamais s’être enfermées dans des catégories. Quand tu te positionnes en tant qu’être humain, tu ne juges plus les gens à travers leur couleur de peau, leur religion ou le fait qu’ils aient ou non des papiers. Il ne faut pas tomber dans le piège. Oui, ce système est injuste et les institutions continuent d’utiliser la violence. Voilà pourquoi il faut continuer à lutter contre certaines lois liberticides.

Propos recueillis par Florian Dacheux

Photo : John Foley

 

La pensée blanche, Lilian Thuram, 2020, Éd. Philippe Rey.

 

Concours National Nous Autres  
La CASDEN Banque Populaire, le Groupe MGEN, et la Fondation Lilian Thuram lancent la 6e édition du concours national Nous Autres destiné aux élèves de la maternelle à la 6e. Il a pour objectif d’aborder en classe, de façon ludique et pédagogique, la déconstruction du racisme.
Pour participer, les enseignants doivent inscrire leur classe et déposer leur production artistique sur le site internet dédié, concoursnousautres.fr, jusqu’au 6 mars 2021. Les classes sélectionnées seront accueillies le 11 mai 2021 au musée du Quai Branly en présence de Lilian Thuram pour recevoir leurs lots tels que des chèques Lire et divers ouvrages.

 

Marc Cheb Sun