Juillet 2021 – Rencontre autour de la série docu « Décolonisations »

Juil / 08

Juillet 2021 – Rencontre autour de la série docu « Décolonisations »

By / Florian Dacheux /

Située dans le 18e arrondissement de Paris, l’association Espoir 18 multiplie en ce début d’été les activités éducatives à destination des jeunes. Un groupe vient de conclure une session de visionnage de la série documentaire Décolonisations. Retour sur leur rencontre, animée par notre média,  avec Karim Miské, le co-réalisateur de cette série en trois actes qui propose de regarder l’histoire du point de vue des colonisés.

Juillet 2021 – Rencontre autour de la série docu « Décolonisations »

Mardi 6 juillet 2021, rue Pajol, il est 11h. Charles, Alexandre, Simon, Toumani, Justin, Halima et Yohan s’apprêtent à visionner le 3e episode de la série documentaire Décolonisations. Encadrés par Amara Diakité, éducateur chez Espoir 18, Dimitri, animateur actuellement en service civique, et notre média, ils semblent impatients d’en savoir davantage sur cette fresque percutante à contre-courant de l’histoire officielle des colonisations. D’emblée, des riffs congolais entrecoupés des paroles du morceau Versus signé Niska et MHD plantent le décor. Agréablement surpris, ils plongent avec appétit dans ce chapitre 3 introduit par les mots du psychiatre antillais Frantz Fanon qui rejoint alors les maquis du FLN en Algérie. Une heure plus tard, le réalisateur Karim Miské, à peine sorti du bus, débarque dans la salle. La rencontre va durer plus d’1h30 au rythme d’un échange passionnant de questions réponses.

La question des sources

Après une courte présentation, le réalisateur, également auteur de Musulmans de France et Juifs et Musulmans, si loin, si proches a tout d’abord expliqué le travail co-mené avec Marc Ball et l’historien Pierre Singaravélou sur Décolonisations, une série documentaire commandée par Arte. « On a assez vite eu l’idée de faire cela du point de vue des colonisés qui se libèrent, de ceux qui doivent dépasser le plus d’obstacles pour se libérer d’une oppression, confie-t-il. A titre personnel, à vrai dire, je me sens plus proche du colonisé que du colonisateur. Au total, cela nous a pris deux ans et demi pour réaliser les trois épisodes. » Est venue ensuite la question autour des sources. « Nous avons obtenu une centaine de sources d’images différentes, ce qui est rare mais cela reste un sujet qui concerne le monde entier. La récupération des sources est le travail des documentalistes. Aujourd’hui, c’est plus simple car il y a des banques d’images numérisées. On a récupéré des sources à la Library of Congress aux Etats-Unis, en Inde, au Kenya, et chez les anciens colonisateurs tels que la Belgique car tous sont repartis avec leurs images. Les anciennes colonies n’ont pas forcément les mêmes moyens de gestion et de numérisation. Nous avons également utilisé des extraits de films de fictions réalisés en Inde mais aussi un extrait de Hors la loi de Rachid Bouchareb concernant le massacre de Sétif. On s’aperçoit aujourd’hui que beaucoup d’images, qui n’étaient pas mises en ligne auparavant, ressortent, comme certaines de l’armée française. Aujourd’hui, les archives militaires sont plus transparentes que par le passé. »

Fractures et figements

La parole se libère et les acteurs de la rencontre s’intéressent alors d’un peu plus près à cette répression par les forces françaises d’une manifestation indépendantiste qui fait des milliers de morts dans la région de Sétif, à 300 km à l’est d’Alger. « Pour beaucoup de gens, les massacres de Sétif le 8 mai 1945 sont les prémices de la guerre d’Algérie, répond Karim Miské. A l’indépendance, il y a un million de Français et 9 millions d’Algériens musulmans. Et Sétif marque le début de la guerre civile entre des gens qui travaillent ensemble avec un fort rapport de domination. Cela a créé une fracture irréparable. Neuf ans après, en 1954, débutera la guerre d’Algérie. » Le réalisateur opère alors un retour en arrière, de la révolte des cipayes de 1857 à l’étonnante République du Rif, mise sur pied de 1921 à 1926 par Abdelkrim el-Khattabi avant d’être écrasée par la France. « Ce qu’a fait la colonisation, c’est changer les règles du jeu sur toute la planète, poursuit-il. En réalité, il n’y a plus un endroit qui n’a pu marcher sans les règles d’organisations européennes et cette forme d’Etat-Nation. D’ailleurs, ce qui a donné la naissance de l’antisémitisme en Europe, c’est l’Etat-Nation. Cela ne plaisait pas à tous les chrétiens que les juifs deviennent des citoyens avec les mêmes droits qu’eux. C’est là qu’on voit toute la problématique sur comment être une minorité dans un Etat-Nation moderne. Ce sont des réalités qui naissent dès la création des Etats-Nations et qui ne sont toujours pas résolues aujourd’hui, ni dans les anciennes puissances coloniales, ni dans les anciennes colonies qui ont hérité de ce système. » Karim Miské développe de nouveau : « En vérité, la colonisation a figé les choses. En utilisant les divisions internes, elle a monté les catégories les unes contre les autres. Les Européens ont été pervers, en venant à la fois avec une idéologie, celle du racisme scientifique avec une classification très précise des races fondées sur des données totalement falsifiées. Et de l’autre, avec une vision moderne des Lumières. Les colonisés se sont retrouvés dans des états indépendants dans lesquels rien n’était réglé. On peut d’ailleurs faire un parallèle avec la Yougoslavie où il y a eu 40 ans de communisme après la 2nde guerre mondiale. Les gens ont gardé toutes leurs rancœurs et dès que le communisme s’est écroulé, la guerre civile a eu lieu. Les questions non réglées reviennent toujours un jour ou l’autre. Après, pour revenir à la décolonisation, une fois que les colons sont partis, ça ne veut pas dire qu’ils ont laissé des sociétés totalement égalitaires. Il y a aujourd’hui encore un très fort racisme structurel au Maghreb par exemple. Il faut voir ce sujet sous tous les angles. » 

Mobutu et le début du néocolonialisme

Pendant le visionnage du documentaire, l’assassinat le 17 janvier 1961 de Patrice Lumumba par Mobutu a particulièrement marqué les jeunes. Un colonel désormais connu pour sa traitrise et sa cruauté, en signant décennie après décennie des contrats juteux avec l’Europe pilleuse des ressources minérales congolaises. « On peut considérer que c’est une indépendance formelle, répond Karim Miské. C’est le début du néocolonialisme. Dans le documentaire, on n’a pas le temps de traiter cet épisode avec davantage de détails. Mais c’est aussi le rôle de la télévision d’inciter les gens à faire leurs propres recherches, car on synthétise beaucoup. Mobutu avait développé ses propres liens avec la CIA et les services secrets belges avant que Lumumba s’en rende compte. Mobutu avait très bien préparé son coup d’Etat, puis il a su maintenir son régime dans un entre-deux avec la culture de la sape, de la musique et de la fête permanente. La bière coulait à flot comme pour endormir la société. On montre ensuite toutes ses visites chez la Reine d’Angleterre ou avec Jacques Chirac. Mais on peut également parler de Pierre Savorgnan de Brazza qui sur les bords du fleuve Congo conclut en 1880 un traité en plusieurs exemplaires avec le chef traditionnel des Batékés auquel ce dernier ne comprend rien. La France établit son protectorat sur fond de propagande, avec ce mythe de la mission civilisatrice. Aujourd’hui encore, on voit des cafés en région parisienne qui portent le nom de Le Brazza, or c’est en mémoire d’un colon. »

Entre corruption et déni

Les jeunes d’Espoir 18 sentent bien que les rapports effectués entre hier et aujourd’hui sont plus que pertinents pour comprendre les mécanismes racistes dont souffre encore la société française. Karim Miské va même plus loin : « Il y a une sorte de coproduction entre les élites françaises corrompues et les élites africaines corrompues. Dans cette Françafrique, ce dont on ne se rend pas compte, c’est que ça impacte aussi les anciennes colonies avec des chefs d’Etat corrompus. En France, ça a produit une classe politique véreuse sans éthique. Aujourd’hui encore cette histoire pèse, et personne n’est capable de la regarder en face. Toute cette histoire coloniale, qui a des conséquences aujourd’hui, n’est pas assez intégré dans l’histoire européenne que l’on apprend à l’école. » Et pourquoi on ne l’apprend pas assez à l’école, s’interrogent du tac au tac les jeunes. « Car les anciens colonisateurs ont du mal à la regarder en face, répond Karim Miské. Il s’agit d’une contradiction interne de cette Europe qui dit qu’elle est l’héritière, la numéro 1 de la démocratie, de la philosophie des Lumières, des grandes idées de liberté. Or, tous les pays colonisateurs tels que l’Angleterre, la France, la Hollande, la Belgique, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, le Portugal ont des difficultés à regarder leur propre histoire en face. Aujourd’hui, on observe qu’une partie de l’opinion publique veut savoir ce qui s’est passé avec un regard critique. Et il y en a une autre, il suffit de regarder CNews, avec des gens qui au contraire sont nostalgiques et disent que l’on doit être fier de ce passé colonial. Mais ces derniers ne sont pas forcément majoritaires. Si on a pu faire notre documentaire, c’est grâce à des gens chez Arte qui voulaient que cette histoire soit dite. Pour l’heure, on peut dire qu’on vit encore dans un pays où la liberté d’expression fonctionne suffisamment bien. Je ne sais pas si ce sera encore le cas dans quelques années. C’est un sujet avec lequel la société française n’a pas fini de se débattre. Ce qui change, c’est que de plus en plus de Français sont directement issus de cette histoire-là. La France doit s’accepter telle qu’elle est. »

Rap vs transmission

Accessible et très rythmé avec une forte présence hip-hop, le documentaire a su séduire les jeunes. Ces derniers ont notamment été interpellé par l’utilisation de la musique de Fela, de Niska ou encore de Burna Boy. « Le rap a toujours joué un rôle important dans le récit de cette histoire coloniale avec des rappeurs qui n’hésitent pas à citer Lumumba ou Fanon. Tous les jeunes les écoutent et finalement ça participe à la transmission. Avec Another Story, Burna Boy, qui est une star internationale, raconte l’histoire de la colonisation du Nigéria. » Suffisant pour inciter la nouvelle génération à s’en saisir davantage ? « On ne va pas se mentir, l’histoire coloniale est vite expédiée à l’école, témoignent de concert Charles et Yohan. On parle bien plus des deux guerres mondiales et de la guerre froide. Oui, ça donne envie d’aller plus loin car ça fait vraiment partie de notre histoire. On tous ici liés à cette histoire, de près ou de loin. On ne sait pas forcément d’où l’on vient car cela reste encore très tabou en France. Cela reste difficile de ramener tout le monde dans la sauce. » Côté impact, le documentaire a été vu à ce jour selon Karim Miské par près d’1 million et demi de téléspectateurs, avec de bons relais sur les réseaux sociaux et dans certains médias. Côté scolaire, le Ministère de l’Education Nationale en a fait la promotion et Educ’Arte, un service de vidéo à la demande pédagogique, l’a publié sur son site internet. Les établissements scolaires peuvent donc tout à fait s’en saisir, mais cela reste soumis à la volonté de tel ou tel enseignant.

Racisme systémique vs colonisation

L’échange s’est enfin conclu autour des conséquences de cette époque coloniale sur le quotidien actuel des populations issues de l’immigration dont une grande partie subit encore un traitement différencié dans de nombreux domaines. « Ce n’est pas l’apartheid mais le racisme systémique est effectivement un héritage de la colonisation, explique Karim Miské. La loi est organisée sur un principe d’égalité de base, mais disons que les violences policières, par exemple, touchent de manière disproportionnée d’abord les jeunes d’origine maghrébine ou subsaharienne. Cela va quand même mieux qu’en 1973 et les ratonnades envers les Algériens qui avaient fait une cinquantaine de morts. Ce n’était d’ailleurs pas l’œuvre que de la police mais de citoyens lambdas qui se faisaient un arabe juste pour le fun. Ce qui a donné lieu ensuite à la marche des Beurs de 1983 entre Marseille et Paris. Ce qu’il faut savoir, c’est qu’après les indépendances dans les années 1960, la plupart des policiers qui officiaient dans les banlieues avaient fait les guerres coloniales. Pour eux, ça continuait. Ils disaient : ils nous ont viré de là-bas et maintenant ils sont ici. Ils se comportaient donc comme dans les colonies. Cela a créé une culture violente dont la police n’arrive toujours pas à se défaire. Depuis, des étapes ont été franchies et je dirais qu’on vit désormais dans une société davantage à l’américaine. Contrairement à d’autres pays certainement plus démocratiques que le nôtre, l’Etat français a beaucoup de mal à imposer à sa police de respecter des règles démocratiques. C’est un problème qui remonte à la tête de l’Etat français. En Angleterre, en Allemagne ou dans les pays scandinaves, on voit bien qu’il y a des tentatives pour améliorer les relations entre la police et les minorités. » Ces réflexions, les jeunes d’Espoir 18 vont les poursuivre tout au long du week-end. Certains d’entre eux participeront notamment à des tables-rondes sur le thème de la blessure coloniale au Festival international de journalisme de Couthures-sur-Garonne du 9 au 11 juillet.

           

Un atelier D’Ailleurs & D’Ici encadré par Florian Dacheux, avec la participation de Karim Miské interviewé par Charles, Alexandre, Simon, Toumani, Justin, Halima, Yohan, Amara et Dimitri.

A lire aussi ? Notre interview en 2020 de Karim Miské :

Une série docu pour décoloniser les savoirs – dailleursetdici.news

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Florian Dacheux