Sep / 12
Entre juifs et musulmans du XIXe arrondissement parisien, les relations basculent de l’indifférence au conflit. Retour aux sources de ces tensions intercommunautaires, dans un décor pourtant bien éloigné de Jérusalem.
JUIFS / MUSULMANS D’UN MONDE À L’AUTRE
Ici, des hommes habillés en noir, avec barbe et chapeau, croisent, là, des femmes portant le voile. Au premier abord, l’ambiance du xixe paraît multiculturelle. Si l’on jette un œil à travers une loupe, l’oasis de paix revêt un tout autre visage. Quelques mètres seulement et l’on bascule d’un monde à un autre. Quelques petits mètres en guise de fossé. Dans cet arrondissement du Nord-Est parisien, tout se joue à un trottoir, à une rue, à un carrefour près. Juifs et musulmans vivent côte à côte… mais communiquent rarement. Le vendredi, place Armand-Carrel, face à la mairie, l’arrivée du shabbat et du week-end donne le ton. De chaque côté de la place, des jeunes se regroupent. Les uns portent la kippa, les autres non. Peu de regards croisés. Parfois, le samedi, les choses dérapent au parc des Buttes-Chaumont. Jamais le dialogue n’a été à ce point rompu entre les habitants d’un même quartier.
Comprendre les rejets
Pour comprendre les raisons de ce rejet mutuel, retour quelques années en arrière… Fin 1970, des Juifs originaires d’Afrique du Nord débarquent dans le XIXe, attirés par des loyers modérés. À lui seul, l’arrondissement possède la moitié des logements sociaux de tout Paris. Parallèlement, des Juifs ultraorthodoxes originaires de l’ex-URSS, aux revenus très modestes, ont déjà élu domicile dans le coin. Leur niveau de religiosité permet aux autres Juifs de développer leurs pratiques rituelles, et de créer des lieux de culte et d’éducation juifs. Aujourd’hui, l’arrondissement abrite la plus grande communauté juive d’Europe et, par conséquent, le plus grand nombre de synagogues, d’écoles confessionnelles et de commerces casher du pays. La population juive se regroupe sur des territoires distincts ; les descendants d’immigrés maghrébins et africains vivent de l’autre côté de la rue. Les soucis arrivent lorsque les écoles publiques commencent à être désertées par la communauté juive qui choisit le chemin du privé. D’abord pour répondre à des règles religieuses liées à la nourriture ou aux prières. Aussi par peur de l’antisémitisme, le XIXe détenant le triste record du nombre d’actes antijuifs déclarés dans la capitale. Par conséquent, Juifs et musulmans ne se connaissent plus, faute de ne pas s’être rencontrés sur les bancs de l’école. Adji Ahoudian, anciennement élu délégué à la jeunesse du xixe, relativise ce constat : « Ils se croisent, mais pas là où ce serait souhaitable : à l’école républicaine, notre socle commun de construction du vivre ensemble, observe-t-il. Ces deux populations finissent par se rencontrer, à l’adolescence seulement, moment d’affirmation identitaire par excellence et donc de clash. » Perçu comme menaçant, le comportement de certains musulmans résulte, en réalité, d’un sentiment de rejet et d’incompréhension face à un groupe qui se tient à distance. Le repli communautaire des uns agace les autres qui, se sentant alors exclus, peuvent se montrer provocateurs, confirmant ainsi la nécessité d’un entre-soi. Résultat : un cercle vicieux, alimenté par l’ignorance et les fantasmes.
Un cocktail de tensions
Et pour cause. Les stéréotypes sur les Juifs – et sur les musulmans – qui circulent dans la société française trouvent leur écho au sein du microcosme du XIXe. En compilant séparation géographique (dans un même quartier), repli sur la communauté et précarité sociale, le cocktail devient explosif. Sans oublier, en toile de fond, le conflit israélo-palestinien. De nombreux Juifs seraient victimes d’agressions en raison de leur supposée richesse. « Ce préjugé sur l’argent se réactive pendant shabbat, lorsque les Juifs s’habillent pour aller à la synagogue », explique Lucine Endelstein, sociologue. Il serait donc utile de rappeler les conditions d’arrivée des parents ou grands-parents de ces jeunes Juifs, proches de celles des autres populations immigrées. Si tant d’entre eux demeurent dans le xixe malgré les tensions, c’est aussi en raison des prix abordables du logement. Autre facteur de division : le constat d’une présence policière régulière devant les écoles confessionnelles ou les synagogues donne à certains le goût amer d’un deux poids, deux mesures. De même les nombreux lieux de culte de la communauté juive – treize synagogues pour une mosquée. Ou encore : le Monoprix de la place des Fêtes et son large rayon casher, comparé à l’absence de rayon halal, dans un quartier multiethnique. Qui en est responsable ? La protection policière date des années 1980, à la suite des attentats de la rue Copernic qui avaient fait quatre morts près d’une synagogue. Quant au nombre de lieux de prière, le constat s’apparente à celui de l’enseignement de la Shoah : la sensation que les Juifs occupent la place, au détriment des autres. Pourtant, aucun lien de cause à effet n’existe : moins de synagogues ne ferait pas plus de mosquées. Moins de Shoah ne ferait pas surgir la guerre d’Algérie ou l’esclavage dans les livres scolaires. Bref, déshabiller Paul n’habillera pas Jacques. Malika, institutrice, habite dans cet arrondissement depuis quatorze ans et voit les relations se dégrader d’année en année. « Le deux poids, deux mesures que ressentent les jeunes provient notamment de la différence de traitement entre les actes antisémites et les actes islamophobes. Ces derniers sont rarement condamnés par les politiques, peu visibles dans les médias, alors que leur nombre augmente. Les actes antisémites, eux, sont relayés comme il se doit. Forcément, pour ces jeunes, le raccourci est vite fait. Bien sûr, ce n’est pas une raison pour s’en prendre à une communauté. C’est aux élus qu’il faut s’adresser. Rien n’est mis en place pour tirer les gens vers un mieux vivre ensemble. Au contraire. » En plus d’être démissionnaires, il semble que les pouvoirs publics instrumentalisent l’amertume entre Juifs et musulmans. Comme un relent de gestion coloniale où l’on préfère diviser pour mieux régner.
Mohamed-Ali Bouharb est aumônier musulman adjoint à l’armée de terre. Pour lui, certains épisodes de l’histoire de France empoisonnent le traitement équitable des deux communautés. « Il existe une crispation, une angoisse et une incompétence à traiter la question musulmane car celle-ci est vérolée par une mémoire algérienne refoulée. Tandis que la transmission mémorielle de la Shoah, elle, a été institutionnalisée. L’objectif consiste maintenant à dépasser deux traumas en un même mouvement et à le traduire en une force : l’éducation à la paix sociale entre les communautés juive et musulmane. »
Briser la spirale infernale
Le développement d’espaces de dialogue, aujourd’hui très minoritaires, pourrait briser cette spirale infernale. Adji Ahoudian en appelle aux associations, sans qui la mairie, estime-t-il, ne peut pas grand-chose pour améliorer la situation. « Il faut plus d’explications et impulser des rencontres, sans cesse, année après année. Dès qu’on se relâche, les fruits de nos efforts disparaissent », assure l’élu. Or, en face, les structures de quartier renvoient la balle aux politiques. « Les associations peuvent être à l’avant-garde de ce travail mais à condition que les pouvoirs publics continuent à les subventionner », explique Pierre Djiki, responsable du centre social Danube qui a longtemps accueilli des initiatives en faveur du dialogue intercommunautaire. Même son de cloche du côté d’Annie-Paule Derczansky, présidente des Bâtisseuses de paix. « Ce conflit intercommunautaire est d’abord le fruit d’un vandalisme social, clame-t-elle. Les dysfonctionnements sociaux mènent au racisme et à l’antisémitisme. Les tensions intercommunautaires permettent aux pouvoirs publics de ne pas se poser les vraies questions. » Le directeur du groupe scolaire juif Lucien-de-Hirsch, Paul Fitoussi, le reconnaît : « Il faudra des politiques courageuses, affronter les problèmes et non plus les contourner comme c’était le cas jusqu’à présent. Le communautarisme est peut-être voulu par certains politiques qui, au final, comptent beaucoup sur nous pour trouver des solutions. » Conséquence : le directeur a pris les devants, sans attendre la main tendue des élus. Dans son établissement, les élèves d’une classe de sixième ont participé à deux journées de rencontre avec des enfants musulmans. Chacun a découvert, au prestigieux Institut du monde arabe, comment la reine de Saba avait séduit le roi Salomon. Puis, lors d’une visite au musée d’Art et d’Histoire du judaïsme, des devinettes ont permis de mettre le doigt sur les similitudes entre symboles juifs et musulmans. Signe que la réconciliation est encore à portée de main. .
Juifs et musulmans, unis depuis toujours
Karim Miské, réalisateur de la série de documentaires Juifs et musulmans, si loin si proches, revient sur la proximité historique de ces deux peuples.
« C’est une histoire de famille. Ça commence d’ailleurs avec l’histoire des frères Ismaël et Isaac. Qui est le préféré ? Chacun raconte son histoire. Il y a une très grande proximité et elle n’est pas facile à vivre. Or les humains ont besoin de se différencier. L’islam et le judaïsme se sont nourris l’un de l’autre. Dans les débuts de l’islam, on jeûnait à Kippour, on priait vers Jérusalem, et Mahomet avait un très grand respect du judaïsme. Au xe siècle, près de Bagdad, le rabbin Saadia Gaon s’inspirait de la théologie musulmane de l’époque. Sans oublier Maïmonide qui écrivait en arabe. Le judaïsme contemporain comporte des éléments arabo-musulmans qu’on ne peut lui ôter. De la même manière, on ne peut pas séparer l’islam de ses racines juives. C’est totalement tricoté ensemble, telle une fécondation réciproque. Il est important de rappeler que, jusqu’à la fin du Moyen Âge, 90 % des Juifs vivaient dans le monde musulman. Certains ont rejoint le combat anticolonial, notamment les partis communistes maghrébins. Au final, les époques de rupture entre juifs et musulmans correspondent à des moments où l’on souhaite se débarrasser d’un élément central à l’intérieur de soi. On prend alors le risque de se couper d’une partie de son identité. »
À retrouver sur les réseaux sociaux : le groupe Shalom Paix Salam !, les associations Coexister (www.coexister.fr), l’Amitié judéo-musulmane de France (www.ajmf.org), Parler en paix (www.parlerenpaix.org), Hommes de parole (www.hommesdeparole.org).
RETROUVEZ CET ARTICLE DANS LA REVUE PAPIER NUMÉRO 1
Texte : Lisa Serero
Grande image : Darnel Lindor