Juil / 21
Décoloniser nos imaginaires Lire James Baldwin
Méconnu en France malgré trente ans vécus dans l’Hexagone, James Baldwin (1924-1987) est un auteur qui gagnerait à être davantage lu. Brillant et visionnaire, la trajectoire complexe et les écrits profonds de ce militant afro-américain nous donnent à la fois une lecture fouillée de la question de la couleur dans la sexualité aux Etats-Unis et son antidote.
Sous les paillettes de la cérémonie des Oscars il y a trois ans, son nom a bien failli retentir. Nominé pour le prix du Meilleur Documentaire, I am not your Negro, du réalisateur haïtien Raoul Peck, n’est pas passé loin de sa statuette. Adaptation d’une œuvre inachevée de James Baldwin, le film fait depuis quelques mois le tour des festivals où il décroche nominations et prix en cascade.
Mais si le documentaire mérite le coup d’œil – et sera bientôt accessible en France sous le titre de Je ne suis pas votre nègre – il n’évoque qu’une partie de la profondeur du personnage de James Baldwin, qu’un seul documentaire – ni cet article – ne peut embrasser totalement. Rares sont les mentions de la sexualité complexe de cet auteur, qui a fréquenté des hommes et des femmes tout en refusant de se reconnaître dans la case jugée réductrice d’homosexuel ou de bisexuel.
Un parcours sinueux
Le parcours sinueux de James Baldwin, dont les œuvres traduites en français restent assez inaccessibles et chères, permet d’éclairer ses pages. Né hors-mariage en 1924 dans l’emblématique quartier new-yorkais de Harlem, il ne connaît jamais son père biologique. Trois ans plus tard, sa mère se remarie avec un prédicateur venu du Sud, ayant déjà trois enfants. Aîné d’une famille de plus en plus nombreuse, le jeune James Baldwin grandit donc dans la promiscuité qui caractérisait ce quartier à l’importante communauté afro-américaine.
Auréolé de brillants résultats scolaires mais en manque de reconnaissance dans son milieu, Baldwin s’apprête à suivre les pas ecclésiastiques de son prédicateur de père. Mais il s’emplit de doutes à mesure qu’il découvre le génie de la culture afro-américaine à travers les écrits de Richard Wright. C’est le début de sa carrière littéraire.
« Il est fils illégitime, et il se retrouve chargé de colère à la découverte de la domination du monde blanc. Il n’a pas les clés de sa vie, a l’impression de vivre un cauchemar », raconte, virevoltant, Samuel Légitimus, fondateur du Collectif James Baldwin de France. Admirateur enthousiaste de l’écrivain, ce comédien connaît la vie de son auteur fétiche mieux que quiconque. « Souvent, cette colère du Noir va rejaillir sur ses proches, les plus faibles, et on aura des comportements violents, qui reproduisent le schéma du monde blanc dans le monde noir. Baldwin va vouloir casser tout ça, et part en France, ne supportant pas cette situation », raconte Samuel Légitimus.
Arrivé à Paris, les œuvres que Baldwin se sent enfin libre d’écrire, dont la première et la plus célèbre, La Conversion (En VO Go tell it on the mountain), posent avant tout la question de l’altérité, mettant en scène des personnages de couleurs ou de cultures différentes. Par petites touches, il fait allusion à sa sexualité, en décrivant notamment dans La chambre de Giovanni la relation entre le personnage principal et un garçon de café.
Projection des fantasmes et altérité
A travers les six romans qu’il écrit après son arrivée en France, on retrouve en filigrane, entre les lignes de ses récits, l’histoire d’un enfermement. D’un enfermement dans un mythe qui empoisonne l’Amérique. Pour James Baldwin, l’Amérique Blanche, « ce peuple infantile » car incapable de verbaliser ses problèmes a investi l’Homme Noir de tous les défauts possibles. Il l’a animalisé, l’a affligé de la malédiction biblique de Cham pour se distancier de son propre pêché : celui d’avoir mis ces Noirs en esclavage. D’où un certain manichéisme persistant Outre-Atlantique, à en croire l’auteur.
En adoptant cette attitude puritaine pour se distancier des Noirs, les Blancs des Etats-Unis projettent sur ces derniers leurs fantasmes, associant bestialité et sexualité noires. En travaillant le thème de la culpabilité, Baldwin, pour qui « la question sexuelle et la question raciale ont toujours été jumelées », explore cette piste dans son œuvre. « Les marques de la souillure envahissent d’ailleurs toute l’œuvre rappelant aux divers personnages que le noir est la couleur du pêché et le blanc celle de la pureté et de l’innocence, un symbolisme primaire hérité des Ecritures », écrit le chercheur Benoît Depardieu dans un livre d’analyses sur l’auteur.
Sirotant son café, Samuel Légitimus reprend de plus belle en ce sens : « Baldwin dit aux Blancs que le mythe de leur blancheur, et donc de leur pureté, est un mensonge, un simple état d’esprit qu’ils se sont inventé pour se protéger des Indiens, des pulsions qu’ils ressentaient en étant libres sur ce nouveau monde. Et ce mensonge, tant qu’il dure, il exclut les Noirs ».
Pour Baldwin, ce qu’on investit en l’autre n’est que le reflet de notre propre imaginaire. « L’un des paradoxes de l’homme Noir, c’est qu’en écoutant ce qu’on dit de lui, il connaît l’homme blanc », en déduit le Baldwiniste. « D’où la peur de tout ce qui est sexuel chez les Blancs, et les désirs enfouis qui rejaillissent quand le maître considère que tu es du bétail mais qu’il couche avec sa servante noire le soir ».
C’est en parlant de sa propre sexualité qu’il observe l’état de la société dans laquelle il a grandi : « La découverte de l’orientation sexuelle de quelqu’un ne doit pas être un trauma. C’est parce que nous sommes dans une société traumatisée que ça l’est », expliquait-il dans une longue interview à Richard Goldstein dans les années 1980.
En tant qu’écrivain, noir et queer, il se rend compte à quel point la sexualité est au cœur des relations de domination dans la société et se sent d’autant plus inclassable qu’il est rejeté en de nombreux endroits. « Une personne noire et homosexuelle, qui est une énigme à la société, est déjà, bien avant qu’on parle de sexualité, menacée et marquée parce qu’il ou elle est noir(e). La question sexuelle vient après celle de la couleur ; c’est simplement un aspect supplémentaire du danger dans lequel tous les Noirs vivent », répond-il à Goldstein.
[Sous forme de citation] « Je pense que les gays blancs se sentent dupés parce qu’ils sont nés, en principe, dans une société dans laquelle ils étaient censés être en sécurité. L’anomalie de leur sexualité les met en danger, de manière inattendue. »
Invitation baldwinienne
Ce regard manichéen que projette le Blanc sur le Noir, et réciproquement à mesure que les populations noires intègrent les dogmes blancs, empêche toute empathie. En refusant de s’attacher à toute chapelle, ne se disant ni noir ni homosexuel, James Baldwin cherche avant tout à recréer ces ponts. « Une des forces d’un homme comme Baldwin, c’est de nous mettre constamment dans la peau de l’autre, reprend Samuel Légitimus. Dans ses essais, il utilise un « nous » qui fait qu’il nous déplace entre Noirs, Blancs, Européens, Américains etc. »
Si le style et la pensée baldwiniennes ont beaucoup évolué au cours de sa longue carrière littéraire, lors de laquelle il a fréquenté les plus grands, à commencer par Malcolm X et Martin Luther King, l’auteur conserve ancré en lui une majesté inimitable, une douce subtilité qu’on retrouve constamment. Si les stigmates de la période esclavagiste sont plus profondément ancrés aux Etats-Unis qu’en France, notre pays aurait aussi beaucoup à gagner à lire les romans de Baldwin pour décoloniser ses fantasmes.
« Lire Baldwin, c’est une manière d’abandonner ses phobies, de voir qu’un homme a passé sa vie à nous dire que c’était possible de s’écouter, que tout être humain était respectable. On peut encore le faire. Raconter nos peurs pour mieux les vaincre, tonne Samuel Légitimus. L’invitation baldwinienne, universelle, intemporelle, c’est de se poser pour s’accorder une bonne fois pour toutes sur une histoire commune ».
Plus facile à dire qu’à faire, diront certains. La lecture de cet article ne saurait se suffire à elle-même, mais elle indique la voie : l’œuvre baldwininienne, invitation à la découverte et l’acceptation de l’autre, est le meilleur des antidotes à un univers fantasmatique complexe et complexé, hérité des rapports coloniaux.
Noë Michalon
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