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Juil / 24

Alice Carré, au théâtre pour déconstruire les amnésies coloniales

By / Florian Dacheux /

Alice Carré, au théâtre pour déconstruire les amnésies coloniales

Autrice et metteuse en scène, Alice Carré s’attache depuis plusieurs années à éclairer le grand public sur les zones d’ombre de l’histoire coloniale de la France et à ses conséquences sur l’état de notre société actuelle. Alors que la dramaturgie l’amène à l’écriture dès 2013 avec Leave to live, écrit à partir des témoignages d’ex-enfants soldats du Congo RDC, puis Fara Fara, consacré aux tiraillements de la jeunesse congolaise et à la tentation de l’exil, elle présente actuellement au Festival Off d’Avignon Brazza – Ouidah – Saint-Denis, une pièce née d’un travail de recherche entamé en 2016 sur les combattants africains ayant combattu aux côtés de la France en 1939-45. La pièce s’attarde notamment sur le massacre méconnu de Thiaroye mais aussi sur la vision idéalisée du Général de Gaulle, qui en prend pour son grade ! Une pièce de théâtre très bien rythmée qui participe à la construction de notre mémoire commune : celle de la France plurielle ! Entretien.

Racontez-nous la genèse de Brazza-Ouidah-Saint-Denis…
Ce projet, c’est la toute première pierre à l’édifice de ce travail mémoriel. J’ai commencé à travailler avec des artistes des deux Congo puis du Cameroun que j’avais rencontré sur plusieurs projets. J’avais fait auparavant mon master d’études théâtrales sur les auteurs francophones d’origine africaine. Puis je me suis rendu compte que j’avais une méconnaissance absolue de l’histoire de France, je dis bien l’histoire de France car il faut arrêter de considérer que c’est l’histoire africaine ou asiatique. Dans ces rencontres et discussions avec des artistes congolais, ils abordaient l’histoire de leurs grands-parents, de leurs familles, me racontaient aussi la guerre de 1997 au Congo Brazzaville et le fait que les bombardements étaient parfois faits à partir d’engins qui avaient servi en 39-45. Cela a aiguisé ma curiosité. J’ai ensuite été invitée à Brazzaville pour animer un stage avec un ami chorégraphe. Puis nous sommes allés ensemble au centre des archives des anciens combattants. Cela a été un choc de découvrir des archives très mal conservées, avec des fenêtres ouvertes au vent et à la pluie. On a rencontré d’anciens militaires retraités qui essaient de prendre soin de ces mémoires-là. Isolés, ils déploraient que ni le ministère des Armées, ni la BNF, ni aucun autre historien n’aient numérisé ces documents. Je me suis dit qu’il y avait une nécessité de transmettre ces mémoires, de faire quelque chose de ces récits d’hommes morts au combat pour la France. Le choc aussi de tomber sur des fiches signalétiques sur leur parcours, leurs décorations, les campagnes qu’ils avaient menées. Je ne savais pas que des tirailleurs africains avaient été envoyé en Asie. Beaucoup de documents portaient sur les pensions et le fait qu’elles avaient été cristallisées après les indépendances. Ils n’ont pas pu se servir de ces pensions pour avoir leurs médicaments, scolariser leurs enfants, finir de construire leurs maisons. J’ai été extrêmement émue par le ton des lettres. On voyait qu’ils étaient en colère tout en finissant par : « respectueusement, votre ancien combattant ». Je trouvais ça incroyable de voir qu’il y avait une forme de dévouement pour l’armée en espérant que les choses allaient rentrer dans l’ordre. C’est un peu comme ça que l’histoire de la pièce m’est apparue. J’ai aussi pu rencontrer deux anciens combattants à Brazzaville. De tout cela, il fallait que j’en fasse quelque chose. Cela a pris plusieurs années avant que je puisse monter la production et réussisse à monter en scène cette histoire.

 

Comment se sont poursuivies vos recherches ?
Je suis allée au Cameroun pour un festival. J’ai été très marquée par la place du Gouvernement à Douala où il y a un monument aux morts des combattants de 14-18. Il n’y a que des noms de soldats français. Aucun nom de soldats africains. Il y a la statue de Leclerc démembrée par un activiste qui est en prison pour ça. Je me suis dit qu’il y avait là encore un souci dans la transmission de ces histoires, y compris en Afrique, dans la façon dont elles sont écrites dans les espaces publics. Puis sur d’autres projets, je retrouve la comédienne Armelle Abibou avec qui j’avais déjà travaillé. Je commence à lui parler de tout cela et elle m’apprend que son grand-père était à Thiaroye et qu’elle a appris cette histoire grâce à Armelle Mabon, une historienne qui a beaucoup travaillé sur ce massacre. Elle m’a mis en lien avec son oncle qui est un peu le gardien de la mémoire de la famille. J’ai eu accès à un tout autre pan de l’histoire, avec beaucoup de documents d’archives.

 

Ce qui donne naissance aux deux personnages principaux, Melika et Luz, n’est-ce pas ?
Oui, j’ai compris que j’avais ma structure, que ça permettait d’aller d’une zone d’ombre d’une histoire à l’autre, tout en intégrant les zones d’ombre de Vichy. Car c’est quand même important de rappeler aussi le rôle de Vichy dans la gestion de ces tirailleurs et les politiques extrêmement racistes.

« Cela me semblait important d’aller attaquer le mythe De Gaulle. De dire que c’est aussi lui qui a inventé la Françafrique. On ne nous l’enseigne pas. »

Tirailleurs africains et non uniquement sénégalais, port de Morlaix, massacre de Thiaroye, déconstruction du mythe De Gaulle… La pièce est extrêmement pédagogique pour les non avertis. Est-ce l’un de vos objectifs ?
Pour le passage sur De Gaulle, le texte m’est apparu suite à ma découverte d’un bar à Yaoundé au Cameroun qui s’appelle le Charles de Gaulle dans lequel il y a des soirées incroyables. Je me suis dit comment se fait-il que le bar à la mode s’appelle le Charles de Gaulle. en France, on est biberonné aux mémoires liés à De Gaulle, à son appel de Londres, mais aussi en Afrique. En Côte d’Ivoire, c’est courant de croiser des boubous sur la tête avec la tête De Gaulle en plein milieu. Il apparaissait pendant plusieurs années dans le générique du journal télévisé. A Brazzaville, des anciens m’ont raconté que De Gaulle aurait été initié à des rites animistes, c’est pourquoi ils lui ont fait confiance. Je découvre alors tout ce qui a été raconté en termes de propagande pour faire en sorte que les tirailleurs rejoignent l’armée française soit volontairement, soit de façon forcée. Cela me semblait important d’aller attaquer ce mythe-là, de dire que c’est aussi lui qui a inventé la Françafrique. On ne nous l’enseigne pas.

 

Pourquoi selon vous un tel déni persiste au sommet de l’Etat quant à la transmission complète de notre histoire coloniale ?
Achille Mbembé dit quelque chose d’intéressant dans Sortir de la grande nuit : la France a liquidé au lendemain de la guerre d’Algérie l’histoire de la colonisation. La France a juste voulu tourner la page, et n’a pas du tout voulu faire un travail de mémoire comme il se devait. Ce n’est pas un hasard si nous avons mis je ne sais combien de temps pour fixer une date mémorielle autour de la guerre d’Algérie. Il y a aussi la question économique et politique toujours en cours. Evidemment qu’on n’en parle pas car c’est toujours un système qui alimente notre pays et son économie, des ressources qui nous permettent de rester au rang des grandes puissances. Je pense que le capitalisme a tout à fait su intégrer la colonisation sans nommer son nom sous forme de nouveau modèle, et donc forcément les politiques d’aujourd’hui en place n’ont aucun intérêt à ce qu’il y ait une transmission de ces questions-là. Pour moi, Macron fait semblant de s’intéresser aux questions de mémoire coloniale. Il le fait en divisant les différentes catégories mémorielles. Il va reconnaître la responsabilité de la France dans la disparition de Maurice Audin en 1957 pendant la guerre d’Algérie, par contre rien ne sort sur les dirigeants du FLN tués en prison. Gisèle Halimi n’est toujours pas Panthéonisée. Idem pour les Tirailleurs. On rend des hommages trop tard. Du pur symbole. De la pure façade. De la pure communication. Et au fond, aucun travail n’est engagé. Mais comment faire quand on entend les discours de certains ministres ?

« C’est l’histoire de France. Nous sommes d’ailleurs et d’ici »

Il y a pourtant tout un travail mené par le tissu associatif spécialisé sur ces questions, de Paris à Nantes en passant par Rouen. Mais aussi des actions soutenues par la Fondation pour la Mémoire de l’Esclavage, le Musée de l’Immigration, ou encore la sortie du film Tirailleurs en janvier dernier. D’Ailleurs & D’Ici participe activement à cette transmission via le média, le centre de ressources et l’ouvrage paru en 2021. Nous considérons ce travail comme un véritable levier pour lutter contre les discriminations contemporaines. En face, ils parlent de repentance. Lassant, n’est-ce pas ?
Oui, travailler là-dessus n’est pas corrélé à de la haine ou à des termes anti-France. C’est l’histoire de France. Nous sommes d’ailleurs et d’ici. Même si notre pays a fait cela ailleurs, il est temps d’accepter que c’est notre histoire, qu’il y a des millions de gens qui en ont fait leur double culture. Tous se sentiraient beaucoup plus axés, centrés et intégrés à la société française si on reconnaissait que leurs ancêtres ont versé leur sang pour la France.

 

Est-ce que le milieu théâtral se décloisonne un peu sur ces questions ?
Je dirais qu’il y a différents étages dans la programmation théâtrale et culturelle. En fait, on rencontre des difficultés avec les théâtres qui sont sous tutelle des municipalités. J’ai encore rencontré récemment un programmateur qui a trouvé la pièce super, me disant que c’était son coup de cœur du Festival. Mais il m’a dit que ce serait compliqué de la programmer chez lui car il y a un passage à la fin sur Nadine Morano et l’absurdité de ses propos qui ne va pas plaire au maire de sa ville. Avec Margaux Eskenazi, on a eu des déprogrammations de Et le cœur fume encore, notre pièce qui traite des mémoires de la Guerre d’Algérie. Un conseiller municipal ne voulait pas que cette thématique soit abordée dans sa ville. Il y a encore vraiment de la censure et de l’auto-censure de la part de certains programmateurs qui ont peur d’être en désaccord, sans parler des coupes budgétaires. Cela arrive également au niveau régional, comme on a récemment pu le voir en Auvergne-Rhône-Alpes avec Laurent Wauquiez et les coupes dans les subventions culturelles. Il reste malgré tout des théâtres avec une vraie liberté de programmer, surtout quand ils se rendent compte que ça attire d’autres publics. Nous avons par exemple été très soutenus par le Théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis. On a constaté que la salle était beaucoup moins blanche, beaucoup plus jeune. Il y avait vraiment une envie d’entendre ces paroles, de les porter, que ce soit relayé. Côté théâtres nationaux, la nomination de Caroline Nguyen au TNS de Strasbourg est une très bonne chose car c’est quelqu’un de très intéressée par ces problématiques liées à la mémoire coloniale.

 

Utilisez-vous la pièce avec des scolaires ?
Nous avons beaucoup de classes qui viennent. Leurs professeurs sont heureux de pouvoir s’adosser sur le travail que l’on propose. J’en suis ravie car c’est fait pour. D’autres nous font venir en classe. J’ai écrit ce spectacle en pensant au public. Nous l’avons d’abord créé à Mantes-la-Jolie avec le Collectif 12, puis on l’a joué au Studio Théâtre de Stains. On a eu des scolaires, des groupes de femmes en alphabétisation, des femmes et hommes de toutes origines. On a fait des ateliers où on a essayé de leur faire jouer la scène de l’interrogatoire. On fait aussi des ateliers d’écriture sur les silences familiaux. Ce qui nous intéresse, c’est que les élèves puissent venir voir la pièce. On leur raconte l’histoire. Je sens qu’il y a une envie de changer les récits. Encore une fois, il s’agit ni plus ni moins de l’histoire de France.

 

Quelle est la suite après Avignon ?
Pour Brazza-Ouidah-Saint-Denis, on cherche encore des lieux de diffusion. On sait qu’on va la jouer à la Faïencerie de Creil et au Safran à Amiens. Nous avons également deux dates à Tropiques Atrium en Martinique. Nous attendons des confirmations pour la Guadeloupe et le Luxembourg. En parallèle, on poursuit 1983, jouée en janvier au TGP de Saint-Denis. On y parle des violences policières dans les années 1980 dans les banlieues, de la question des deuxièmes générations de fils d’immigrés algériens, de leurs revendications pour être juste considérés comme des Français, tout en les confrontant aux choix politiques de la gauche et de Mitterrand, voir comment il y a eu un abandon des politiques sociales mais aussi des quartiers populaires. Les années 1980, c’est un tournant dans cet abandon. On a du mal à la faire tourner pour des raisons financières et politiques. En parallèle, je vais commencer à écrire des histoires intimes. Pour l’heure, je partais de la grande histoire pour parler d’intime. Là, j’ai envie de faire l’inverse : partir de l’intime, pour pourquoi pas parler des questions de couple, avec l’aspect politique et l’aspect double culture. 

 

Recueilli par Florian Dacheux

(© photos Luc Maréchaux)

Florian Dacheux