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Fév / 19

1942 : une série documentaire loin des lignes de front

By / Florian Dacheux /

1942 : une série documentaire loin des lignes de front

Après le désormais célèbre Décolonisations, réalisé avec Karim Miské et Pierre Singaravélou, Marc Ball cosigne, au côté de Véronique Lagoarde-Ségot, une nouvelle série documentaire qui promet de faire parler d’elle dès cette semaine sur Arte. Intitulée 1942, l’année où la seconde guerre devient mondiale, elle nous plonge loin des lignes de front à travers six épisodes réalisés à partir de récits intimes écrits ou parlés. Pas de chronique militaire donc, mais un autre écho de la guerre. Du point de vue des gens, aux quatre coins du globe. On en parle avec Marc Ball.

Quelle est la genèse de cette série documentaire inédite ?

Tout est parti d’une demande d’Arte qui souhaitait une série documentaire sur l’année 1942, une année de bascule où la guerre devient véritablement mondiale. Nous avons proposé une approche humaine, à partir des récits de ceux qui ont vécu cette guerre. Dans la continuité de la série Décolonisations, nous avons voulu décentrer le regard, sortir du point de vue hégémonique, occidental, blanc et masculin. Nous avons voulu raconter la guerre en s’éloignant des récits du front, des grandes batailles, des décisions stratégiques, en s’éloignant des récits de chefs d’État, où les protagonistes sont Churchill, Staline, Hitler ou Roosevelt. Nous avions envie d’être au niveau des gens, de leurs préoccupations quotidiennes pour raconter la guerre autrement. Raconter cette guerre d’un point de vue véritablement mondial, c’est-à-dire sur tous les continents, en multipliant les regards, à travers les récits de mères, d’enfants, d’ouvrières, de médecins ou de simples soldats, pour chercher une forme d’universalité dans le récit. 

 

Pouvez-vous rappeler en quoi 1942 est-elle une année charnière en termes de mondialisation du conflit ?

Au mois de décembre 1941, il y a l’attaque par les forces japonaises de la base américaine de Pearl Harbor. A partir de là, les Américains déclarent la guerre, et la guerre devient véritablement mondiale, elle touche tous les continents. On a tendance à voir la guerre du point de vue européen, avec la confrontation entre l’Allemagne nazie et l’URSS, jusqu’au débarquement américain. Mais l’entrée en guerre des Etats-Unis s’est faite avant tout contre le Japon qui en 1942 occupe une partie de la Chine et est en train de s’étendre dans toute l’Asie du Sud-Est. Les Japonais veulent renverser l’hégémonie coloniale européenne. Ils font chuter Singapour, la forteresse imprenable des Anglais, vont prendre l’Indonésie, descendre jusqu’en Papouasie Nouvelle-Guinée, et se retrouver aux portes de l’Australie. Quand les Japonais prennent Singapour, il faut comprendre qu’ils s’emparent alors des plus grosses réserves de caoutchouc de l’époque. Alors à partir de là, le Brésil et ses réserves naturelles vont devenir crucial pour le camp des Alliés. Et le Brésil va aussi devenir une base arrière des Etats-Unis pour atteindre le continent africain, notamment Brazzaville, capitale de la France libre ! Donc on se rend compte au cours de cette année 1942 à quel point tous les continents sont liés entre eux, et à quel point l’histoire de la guerre est mondiale. 1942, c’est aussi l’année de la mise en place de la Shoah à travers la conférence de Wannsee et le premier camp d’extermination à Chelmno, et l’année de l’assassinat d’Heydrich, l’un de ses principaux instigateurs. C’est une année de bascule où après les batailles de Leningrad, de Stalingrad, d’El Alamein et de Guadalcanal, le vent semble tourner en faveur des Alliés. Et c’est aussi l’année de l’élaboration de la bombe atomique. Nous racontons tous ces événements du point de vue de ceux qui les ont vécus, sans en faire la chronique militaire. On raconte par exemple Guadalcanal du point de vue d’un Mélanésien, George, qui découvre la guerre, la chute de Singapour à travers le regard de deux enfants malaisien et chinois, le débarquement américain à Alger du point de vue d’une lycéenne algérienne ou l’entrée en guerre du Brésil par le récit d’un soldat du caoutchouc.

 

 

 

« Des récits de survie, de résistance, des récits d’amour, d’amitié, qui mêlent drame et humour »

Comment avez-vous procédé pour reconstituer ces histoires intimes ?

Ce sont trois ans de travail. Nous avons commencé dès fin 2019 à chercher des récits qui racontent cette année 1942, avec l’aide de Tristan Benoit. Nous en avons lu des centaines et des centaines. On a commencé par des journaux intimes et des autobiographies, mais on s’est vite rendu compte que ça nous limitait, il s’agissait plus de récits européens, généralement issus de milieux bourgeois. On a ensuite découvert de nombreux fonds d’archives d’histoire orale, on a fouillé du côté de Singapour, du Brésil, des Etats-Unis, et ailleurs, et ça nous a permis d’élargir l’horizon. Quand on commence à s’intéresser à ces récits de la vie quotidienne durant cette année, ce sont des récits de survie, de résistance, des récits d’amour, d’amitié, qui mêlent drame et humour, c’est d’une richesse extraordinaire ! Cela raconte la guerre autrement, comment tout le monde est touché d’une manière ou d’une autre, parce que sa ville est occupée, parce que son fils ou sa fille est parti à la guerre, parce qu’il y a des pénuries ou parce qu’il faut augmenter les cadences de production. Ensuite pour pouvoir mettre en images ces récits, il a aussi fallu chercher dans le monde entier des images d’archives amateures pour reconstituer le regard de nos personnages. Cela ne pouvait pas fonctionner avec des images d’actualités, froides et à distance, on avait besoin de reconstituer leur quotidien, leur intimité. On a épluché avec l’aide de toute une équipe de documentalistes, des centaines de fonds d’archives, et regarder des heures et des heures de films de famille pour chercher des scènes de vie qui puissent faire exister nos personnages et installer leurs décors, pour pouvoir comprendre ce qu’ils ont vécu, leur quotidien, leurs préoccupations, les privations, la solitude, les deuils, les séparations, les incertitudes. C’est comme cela que nous avons pu recréer un point de vue subjectif et être réellement dans l’intime.

 

Parmi tous ces récits, une histoire intime vous a-t-elle particulièrement touché ? 

C’est impossible de choisir. En général, faire un film, c’est faire des rencontres. Et si nous avons eu quelques entretiens téléphoniques avec des personnes ayant vécu en 1942, la plupart de nos personnages ne sont plus parmi nous. Pourtant nous avons fait beaucoup de très belles rencontres pour ce film. En découvrant tous ces récits. Je me souviens d’où j’étais, de l’émotion que j’ai eu quand j’ai découvert leur histoire, que ce soit celle de George, le Mélanésien qui découvre la guerre, celle de Xia, l’enfant de Singapour revenu de la mort, celle de Peggy, celle de Mordechai, celle de Manoel, la première fois que j’ai lu la lettre de la petite Marie à son père, déportée au Vel d’hiv. C’est comme si je les avais rencontrés en vrai, et leur histoire m’accompagne désormais. Donc toutes et tous, à leur manière, m’ont touché. Et c’est sans compter tous ceux qui ne sont pas dans le film !

« Quel que soit l’époque ou le lieu, la mécanique de l’horreur est la même »

Alors que les guerres n’en finissent plus, de l’Ukraine à la Syrie en passant par des dizaines d’autres conflits en cours, est-ce que 1942 est une façon de rendre hommage à tous ceux qui subissent la guerre ?

Il y a une question qui nous a accompagnés tout au long du film : qu’est-ce que tu aurais fait, toi en 1942 ? Aurais-tu résisté, refusé d’aller au combat, aurais-tu fui, aurais-tu tenu le coup ? Avec les contradictions, les contraintes et les déchirements que ça implique. Et c’est ce que tous nous racontent dans cette série, comment ils ont fait eux. Cela nous permet de nous mettre à leur place. Et en se mettant dans leur peau, on se rend compte que les années 1940, ce n’est pas si lointain. Que leurs préoccupations ne sont pas différentes de celles des gens qui vivent actuellement la guerre en Ukraine, en Syrie ou ailleurs. Quel que soit l’époque ou le lieu, le degré, l’intensité ne sont pas les mêmes, mais la mécanique de l’horreur est la même. Les rafles, les camps, les exécutions, le travail forcé. Il y a les mêmes mécanismes de déshumanisation, d’indifférence qui se mettent en place. Nous avions le souci de raconter la guerre autrement, montrer que les victimes ne se trouvent pas seulement sous les bombes, ou sur le front, mais à quel point la guerre touche tout le monde. L’or par exemple envoyé par la France libre à Londres est le résultat d’une intensification de l’esclavage dans les mines du Gabon. Ou encore les paysans du sertão brésilien qui trouvent la mort en Amazonie pour récolter le caoutchouc, un caoutchouc qui sert aux avions et aux véhicules militaires américains. Nous voulions aller contre certaines idées reçues, raconter les préoccupations d’une jeune épouse allemande et ses infidélités, montrer que la figure repoussoir du nazi fanatique occulte une réalité plus banale, plus proche de nous que ce qu’on voudrait admettre. Une banalité du mal, une indifférence générale que décrit au jour le jour Victor à Dresde. Nous voulions raconter la résistance aussi, dans les petits gestes, plus que dans les grandes actions. En racontant et en mêlant tous ces fragments de vies, on dessine une autre vision de la guerre, loin de l’héroïsation. Une manière de rappeler que la guerre est toujours une tragédie, quel que soit le vainqueur.

 

Est-ce en cela que c’est un sujet commun à tous, entre tragédie et désir d’être heureux ?

C’est une histoire qui nous concerne tous, peu importe notre langue, notre continent ou de quel côté de l’histoire on se situe. Rarement l’humanité n’a autant été mise à l’épreuve que durant cette année 1942. Et cette série raconte ces dilemmes, ces combats de tous les jours. Comment les gens se confrontent à la barbarie, résistent à la déshumanisation. Comment l’humain se serre les coudes malgré les différences, comment il cède ou pas à l‘embrigadement, à la propagande, à l’indifférence. Elle pose la question de ce qu’est l’humanité alors qu’elle met en place des camps d’exterminations, qu’elle propage la guerre bactériologique ou qu’elle invente la bombe atomique. Des questionnements qui restent toujours universels, peu importe la région, peu importe l’époque.

 

Recueilli par Florian Dacheux

(Illustrations : ARTE France / Agat Films)

Florian Dacheux