Août / 14
Sédentaires ou itinérants, les gens du voyage font l’objet de nombreux fantasmes… et de multiples discriminations. Une mise au ban encouragée par l’État qui suscite la colère de bien des voyageurs. Indignés, mais aujourd’hui déterminés à faire reconnaître leur citoyenneté.
Tant que tu roules,
Tout va bien !
Grenoble, un jour de printemps. À l’entrée de la ville, une cinquantaine de caravanes stationnent sur l’ancien parking d’une usine, le long d’une route en travaux. Là, au pied du Vercors, Fernand Delage dit « Milo » s’est installé avec les siens, deux jours plus tôt. « Nous sommes environ vingt-cinq familles. Certaines s’en iront à la fin de la semaine, d’autres vont arriver. On se connaît, mais chacun fait sa vie. Et pour que tout se passe bien, on a instauré des règles : rouler doucement, garder l’endroit propre, payer l’eau et l’électricité… », explique cet homme affable, président de l’association France Liberté Voyage, et médiateur agréé par le Conseil de l’Europe. Originaire de l’Ouest, où il possède un terrain familial, il vadrouille la majeure partie de l’année : « On est sédentaires en décembre-janvier, puis on repart. On reste deux ou trois semaines dans un endroit, pas plus. Surtout dans les villes, c’est là qu’il y a du travail. » À quelques pas de là, un homme s’affaire à rempailler une chaise. Commerçants sur les marchés, artisans, brocanteurs, ferrailleurs, travailleurs agricoles ou forains : dans le monde du voyage, on bouge au gré de l’activité économique. Pour une réunion de famille aussi, ou un rassemblement religieux. « Mais aujourd’hui, les grands voyageurs sont une minorité. Souvent, les gens restent au même endroit pendant neuf ou dix mois, certains sont complètement sédentarisés », explique Milo.
La faute, souvent, aux problèmes de stationnement rencontrés par ces citoyens itinérants.
Prière de circuler
Les campings ? Ils refusent quasi systématiquement les caravanes à double essieu (utilisées par les gens du voyage). Les aires d’accueil ? Toutes les communes de plus de 5 000 habitants sont tenues d’en proposer une… en théorie. Fin 2010 – soit dix ans après le vote de la loi − seules 52 % des aires d’accueil et 29,4 % des aires de grand passage ont été réalisées1. « En Rhône-Alpes ou en Provence-Alpes-Côte-d’Azur, c’est la catastrophe, juge Milo en descendant de sa caravane. En Isère, il y a deux aires de grand passage sur les neuf prévues, et elles sont impraticables. Ce sont des bourbiers, des “terrains alibis”. » Des aires payantes qui, en plus d’être insuffisantes, sont bien souvent reléguées aux marges des villes. Près des déchetteries, des zones industrielles ou des cimetières. De quoi encourager les stationnements illégaux… et les tensions. Alors, depuis quelques années, Milo se bat pour que les maires respectent leurs obligations. Demande aux communes qu’il traverse des attestations de « bonne conduite » témoignant de son sérieux (qu’est-ce qu’il ne faut pas faire pour prouver sa bonne foi !) et condamne l’occupation des stades − « ça donne une mauvaise image ». Objectif : créer une relation de confiance avec les élus locaux, et battre en brèche les idées reçues sur les voyageurs. Pas simple. Récemment, des riverains sont venus sur un terrain pour leur jeter du purin. Ailleurs, des gamins les ont caillassés. Ici ou là, des panneaux « Interdit aux gens du voyage » fleurissent au bord des routes. Sans compter les appels à la violence proférés par certains élus comme Christian Estrosi (député-maire de Nice) ou Gilles Bourdouleix (député-maire de Cholet) qui, en juillet 2013, estimait que « Hitler n’en [avait] peut-être pas tué assez ». Ambiance.
« On vit comme tout le monde »
Après bientôt six siècles de présence en France, ceux qu’on appelait hier les « Bohémiens » n’en finissent pas d’essuyer les préjugés. Manque d’hygiène, vol, délinquance…
Toujours le même refrain. « Je n’en peux plus des amalgames. Les gens s’imaginent qu’on habite dans de vieilles roulottes sales. En fait, on vit comme tout le monde, on travaille, on paie nos impôts et même une taxe annuelle pour nos véhicules. On ne veut pas être exempts des lois : on veut vivre avec, et qu’elles nous protègent », martèle Jean-Claude Peillex, un forain à l’accueil chaleureux. Passant derrière les manèges et les stands de barbes à papa, il ouvre volontiers les portes de sa pimpante caravane. Il aime montrer une photo jaunie de ses ancêtres qui, déjà, écumaient les routes de l’Hexagone et divertissaient les foules. Évoque l’effort de guerre auquel a contribué son père. Pas pour s’enorgueillir, mais pour rappeler sa « francitude », cette appartenance à la société que l’État lui dénie depuis toujours. Un État contre lequel il a fini, il y a deux ans, par engager un bras de fer juridique, avec le soutien de Milo.
Citoyens de seconde zone
« Nous voulons faire abroger la loi de 1969 », explique-t-il en buvant son café. Un texte profondément discriminatoire, qui résulte d’une longue histoire de contrôle des populations. Flash-back… En 1912, l’administration française commence à ficher les « nomades », et les oblige à posséder un « carnet anthropométrique » dès l’âge de treize ans.
Jean-Caude Peillex, forain, se bat pour faire reconnaître les droits des Français itinérants.
Généalogie, empreintes digitales, largeur de la tête, des oreilles ou des doigts : tout y passe. Malgré les années tragiques de la Seconde Guerre mondiale, où ils seront assignés à résidence par l’État, parfois enfermés dans des camps d’internement2, les Français itinérants devront attendre 1969 pour voir disparaître ce document. Aussitôt remplacé par d’autres « titres de circulation »… Dans la droite ligne des décennies passées, la nouvelle loi maintient un statut d’exception pour les « gens du voyage », comme elle les appelle désormais. Prenant bien soin, au passage, de leur compliquer autant que possible l’accès aux bureaux de vote. « Nous avons le sentiment d’être des citoyens de seconde zone, et ce n’est plus possible », résume Jean-Claude Peillex. Octobre 2012, première victoire : le Conseil constitutionnel censure une partie du texte de 1969. Exit le « carnet de circulation » qui les contraignait à se présenter tous les trois mois au commissariat sous peine d’emprisonnement. Plus besoin non plus d’attendre trois ans (contre six mois en règle générale) pour s’inscrire sur la liste électorale d’une commune. N’empêche, la route vers l’égalité reste encore longue.
Jamais bien loin du viseur de l’État, les voyageurs font toujours l’objet d’une surveillance accrue. Par la police, qui les contrôle à chaque arrêt. « Notre faciès à nous, c’est la caravane », souligne Milo. Par l’administration qui leur impose de s’inscrire dans une commune de rattachement… où ils ne doivent pas représenter plus de 3 % de la population. « Imagine-t-on un quota de 3 % de musulmans ou de 3 % d’homosexuels dans les villes ? Aujourd’hui, nous sommes en dehors du droit commun », s’indigne Jean-Claude Peillex. Déterminé, il espère un jour voir disparaître le livret de circulation, ce bout de papier en apparence anodin, qu’il est toujours tenu d’avoir sur lui et de faire tamponner tous les ans par les forces de l’ordre. Une mesure qui a valu à l’État d’être pointé du doigt par l’ONU au printemps 2014… Sans effet. Toujours obligatoire, ce document continue de marquer les voyageurs au fer rouge.
Milo Delage, président de France Liberté Voyage, dans sa caravane.
« La colère monte »
Dans la France d’aujourd’hui, montrer son livret de circulation, c’est risquer de se faire jeter par Pôle emploi. Se voir refuser l’ouverture d’un compte en banque. Ne pas pouvoir accéder au crédit. « La plupart des compagnies ne veulent pas assurer nos caravanes. Impossible aussi de fournir un justificatif de domicile, puisque l’État ne reconnaît pas nos véhicules comme un logement », ajoute le forain, qui a déposé un recours devant la Cour européenne des droits de l’homme. Il le sait : le combat sera long. Mais il ne lâchera pas l’affaire. « S’il le faut, on se révoltera. La colère monte chez nos jeunes. On les refrène, mais ça bout », prévient Peillex, le regard profond. Pas vraiment étonnant pour une jeunesse qui, très tôt, est habituée à faire l’expérience de l’exclusion. « Ils refusent nos enfants dans leurs écoles. Les privant de savoir lire et écrire.
Demain ils s’étonneront de les voir capables du pire. On subit leur haine, depuis le plus jeune âge. Nos origines attisent méfiance et rage », dénonce le rappeur manouche Baro Syntax dans sa chanson Gens du voyage. Un cri du cœur, qui rappelle combien l’itinérance et la scolarité ont encore du mal à faire bon ménage. Les écoles ? Sur le papier, elles sont tenues d’accueillir les élèves voyageurs de passage dans la commune, sans aucune condition. Compliqué. Parce que les profs se sentent démunis, qu’il manque des places dans les classes… ou que la volonté n’est pas au rendez-vous. Et il n’est pas rare de voir des maires s’opposer à une inscription par pur populisme. Résultat : des scolarités chaotiques, qui poussent certains voyageurs à opter pour la sédentarisation, même partielle.
« On a fait souche ici »
Père de famille, Paul Inderchi, dit « Moïse » est de ceux qui ne voyagent que l’été. Le reste de l’année ? Il vit avec une dizaine d’autres familles sur un terrain locatif. Une ancienne friche surplombant la rivière, aménagée par la communauté d’agglomérations de Grenoble en 2007. « Les barbecues sont interdits, car il y a du gaz sous le sol. Et nous sommes en ’’zone noire’’, à cause des risques d’inondation », explique-t-il en montrant le cours d’eau, situé quelques mètres plus bas. À croire que les voyageurs, contrairement aux autres, seraient immunisés contre les catastrophes naturelles… « Bizarrement, là, personne ne se bat pour nous virer », ironise Moïse. Personne, sauf peut-être les voisins, avec qui l’entente n’est pas au beau fixe. « Ils sont allés à la mairie plusieurs fois. Mais ça fait plus de quarante ans qu’on est ici, et la municipalité se rend bien compte que le problème ne vient pas forcément des gens du voyage. »
Des voyageurs qui doivent faire des pieds et des mains pour pouvoir acheter un terrain. Réticence du propriétaire, pression des riverains, opposition de l’administration, refus du raccordement à l’eau et à l’électricité : un vrai parcours du combattant. « Au début, on a eu des soucis avec le voisinage. Une fois, la police est même entrée comme ça, sans raison. Et on devait demander tous les trois ans une autorisation pour stationner… chez nous », raconte Tutti, qui s’est sédentarisé à Grenoble dans les années 70. Sans pour autant dire adieu au mobile-home…
« Même quand on fait construire une maison, on garde une caravane dans la cour. Comme ça, on peut toujours repartir », sourit-il. Rattrapé par l’âge, il a finalement dû renoncer à prendre la route. Un vrai crève-cœur, qui n’entame en rien son appartenance identitaire. « Quand on est voyageur, c’est pour la vie », confie Tutti depuis sa maison aux allures de roulotte. Ce qui ne l’empêche pas d’assumer haut et fort son ancrage régional. Tordant le cou aux idées reçues, qui voudraient que les gens du voyage soient « de nulle part ». « Mon grand-père est venu d’Italie jusqu’en Isère, et on a fait souche ici. Finalement, je suis voyageur, mais aussi dauphinois. »
Et résolument français… n’en déplaise à certains.
1. Cour des comptes, 2012.
2. Environ 6 000 personnes entre 1939 et 1946.
QUE S’EST-IL PASSÉ DEPUIS ? VOIR EN BAS DE PAGE.
Halte aux amalgames !
Manouches, Gitans, Sinté, Roms… Derrière ces termes, trop souvent confondus, se cache une diversité d’histoires, de modes de vie et de rapports au voyage. Alors, de qui parle-t-on exactement ? Ressortissants européens, les 15 000 à 20 000 Roms présents en France sont des migrants économiques, sédentaires, généralement venus de Bulgarie, de Roumanie ou des pays d’ex-Yougoslavie. Citoyens français, pour la plupart depuis des générations, les « gens du voyage » sont, quant à eux, des « habitants de résidences mobiles ». Une catégorie administrative créée en 1969 par l’État, qui dissimule bien souvent un ciblage ethnique… Parmi les gens du voyage, certains sont en effet des « Tsiganes », comme on les appelle communément. Descendant d’un peuple venu d’Inde vers le xie siècle, ces populations se sont au fil du temps scindées en plusieurs groupes − eux-mêmes très hétérogènes − dont les Roms en Europe de l’Est, les Manouches-Sinté en Europe de l’Ouest, les Gitans-Kalé dans la péninsule Ibérique… Cette mosaïque de communautés, que l’Union européenne désigne sous le terme générique « Roms », constitue la principale minorité ethnique du continent (soit 8 à 10 millions de personnes, dont très peu sont itinérantes). En France, les voyageurs et les populations tsiganes sont aujourd’hui – selon des estimations (très) approximatives − entre 500 000 et 1 300 000.
RETROUVEZ CET ARTICLE DANS LA REVUE PAPIER NUMÉRO 1
Texte : Aurélia Blanc
Grande image : Belka
ON SUIT LE SUJET !
Que s’est-il passé depuis ?