Mai / 02
MODE
EN FUSION
ACTE 2
Minorités invisibles
Précieux atout, donc, que ce melting pot français… Parce qu’elle a su intégrer des influences nées aux quatre coins du globe, la mode bleu-blanc-rouge a pu parler au monde entier. Et ainsi renforcer le soft power d’une France aux prises avec la globalisation. « Dans une époque mondialisée et marquée par le métissage, on ne peut pas vivre replié sur soi. D’autant que la mode, par essence ouverte au multiculturalisme, se nourrit des autres pour se renouveler », confirme la styliste franco-sénégalaise Adama Paris, qui voit dans ses multiples identités « une source de créativité majeure ».
Un multiculturalisme fertile qui, paradoxalement, est loin de se refléter sur les podiums. Dans les défilés, modèles noir(e)s et asiatiques restent quasiment invisibles, quand les créateurs issus des minorités peinent à se faire une place dans les calendriers officiels. « En 2002, j’ai créé la première Dakar Fashion Week, au Sénégal, dans le but de promouvoir la création africaine. Mais, en rentrant à Paris, je restais sur ma faim, et je n’arrivais pas à faire un défilé. Pour y parvenir, il faut être soutenu par un grand groupe, avoir de l’argent, de l’influence… Je n’avais rien de tout ça. Alors, j’ai décidé de lancer la Black Fashion Week, en 2012. L’idée ? Offrir une plate-forme aux stylistes africains, et rassembler des créateurs d’horizons différents autour de la culture noire, qui s’étend du Brésil à Los Angeles », explique Adama Paris. Un pavé dans la mare d’une France obsédée par la question du communautarisme. Alors qu’Adama Paris est d’abord menacée par des groupes d’extrême droite, l’événement est boudé par la presse de mode. Pas de quoi la décourager : la Black Fashion Week, qui a depuis essaimé à Montréal, Bahia et São Paulo, est bel et bien devenue un rendez-vous annuel.
Réseaux français, rayonnement mondial
Des stéréotypes auxquels se frottent aussi bon nombre de jeunes talents « d’ailleurs »… Des talents que la France a, plus que jamais, tout intérêt à soutenir. « Les capitales de la mode dépendent de l’existence de réseaux internationaux. Créateurs, photographes ou mannequins arrivent en intégrant une communauté créative : ils peuvent alors faire transiter des idées fraîches en provenance d’autres villes ou pays, ils facilitent la mobilité et relaient de l’influence », confirme le sociologue Frédéric Godart. Pas vraiment un hasard si l’Institut français cherche depuis des années à soutenir la création de mode hors des frontières nationales. Partenaire (entre autres) du Festival international de la mode africaine (FIMA), coorganisatrice des ateliers Ethno-Fashion en 2013 au Bangladesh : l’institution travaille à tisser des liens étroits avec l’international. Indispensable à l’heure où la concurrence entre capitales de la mode fait rage.
Si beaucoup souhaitent fouler les podiums parisiens, les couturiers étrangers ont aujourd’hui des horizons bien plus larges que le seul ciel hexagonal. Une fois passés par la France, nombre de créateurs veulent désormais, comme le Camerounais Martial Tiapolo, développer leur griffe dans leur pays d’origine, ou se rapprocher des marchés émergents. Plus encore lorsque Paris leur ferme la porte au nez. « En 2013, nous avons dû renoncer à faire défiler les stylistes nigérians Eijiro Amos Tafiri et McMeka : leurs visas avaient été refusés. Idem en 2012 pour la créatrice malienne Mariah Bocoum. Cela ne nous est jamais arrivé ailleurs ! » regrette Adama Paris. De quoi pousser les modélistes étrangers dans les bras des capitales anglo-saxonnes…
Paris XVIIIe, pépinière de styles et créations.
Smaïl Kanoute (haut) et Izi, de la marque Sakinamsa.
Du rêve à la réalité
Un souffle nouveau auquel participe activement Yvette Tai-Coquilay, créatrice du Labo International. « Lorsque j’ai lancé ce salon en 2007, je voulais donner une visibilité aux artistes afro-caribéens, que je trouvais marginalisés. Leurs créations étaient présentées dans des boîtes de nuit, ce qui n’est pas le lieu idéal. » Désormais implanté à la Cité de la mode et du design, à Paris, l’événement constitue un tremplin pour de jeunes pousses issues d’une trentaine de pays, porteuses d’une mode urbaine et métissée. « Notre plate-forme accueille en moyenne une centaine de créateurs, jeunes ou confirmés, qui peuvent rencontrer des acheteurs (professionnels ou particuliers), des experts, des journalistes », résume cette entrepreneure franco-congolaise.
Écoles onéreuses, difficultés à ouvrir un point de vente, méconnaissance des processus industriels, coût du tissu… Pas toujours simple de faire vivre son rêve cousu main ! Surtout lorsque l’on vit à des milliers de kilomètres de la capitale. « Ça fait vingt ans que je suis installée à La Réunion. L’avantage, ici, c’est que le bouche à oreille se fait très vite et on accède rapidement aux médias locaux. Par contre, il n’y a aucun salon où l’on peut découvrir les nouveaux tissus et, pour les achats, il faut aller à l’île Maurice ou à Paris », explique la styliste Isabelle Gastellier, qui pointe la persistance des préjugés teintés d’exotisme dont souffrent les créateurs locaux. « Il y a beaucoup de préconçus sur les stylistes d’outre-mer. Contrairement à ce que pensent certains métropolitains, nous ne communiquons pas en signaux de fumée ! Mais, de toute façon, combien de personnes savent aujourd’hui situer La Réunion ? » interroge-t-elle malicieusement.
Mode internationale, concurrence mondiale
« New York et Londres grignotent peu à peu la place de Paris. Le multiculturalisme affirmé de ces deux villes – vu la présence relativement plus importante de créateurs étrangers ou de mannequins issus de minorités ethniques – leur permet d’être plus inventives. Car la créativité se nourrit de la diversité et des tensions qu’elle provoque… S’ajoute à cela la prévalence de l’anglais dans le monde, dont Londres et New York profitent pleinement, quand Paris et Milan souffrent de l’affaiblissement de leur langue et de leur économie nationale. Mais la messe n’est pas encore dite », nuance Frédéric Godart. Si Paris n’est plus la seule capitale de la mode, elle s’appuie néanmoins sur des talents issus de tous les continents. En témoigne le destin des grandes maisons de luxe français, dont la quasi-totalité des directeurs artistiques sont aujourd’hui étrangers. Même tendance à la Fashion Week qui, à l’automne 2014, a rassemblé pas moins de vingt-six nationalités. Quant à l’Institut français de la mode, il accueille aujourd’hui 40% d’étudiants internationaux, dont la moitié souhaite rester à Paris une fois son cursus terminé. Un atout de taille, dans une industrie en pleine mutation. « Désormais, les pays émergents fournissent le gros du contingent des nouvelles capitales de la mode : New Delhi, São Paulo, Pékin… Leur impact sera important et, d’ailleurs, il l’est déjà : on voit de plus en plus de créateurs venant d’Inde ou de Chine, tandis que les consommateurs de ces pays commencent à vouloir imposer leurs goûts », prévient Frédéric Godart. Signe que la mode de demain sera métissée… ou ne sera pas.
RETROUVEZ CET ARTICLE DANS LA REVUE PAPIER NUMÉRO 2
Texte : Aurélia Blanc
Grandes photos et stylisme : Rodrigue Laventure, collection 2014 Vestiaire de Rodrigue.
Modèles : Rei, Clotilde et Stéfano.