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Juil / 11

Tiken Jah Fakoly : plus rien ne l’étonne

By / Florian Dacheux /

« L’Afrique est l’un des continents les plus riches et a l’une des populations les plus pauvres, c’est un paradoxe. (…) Ce paradoxe ne peut être réparé que dans l’union. (…) Imaginez 54 pays africains ensemble, ça va faire mal », martèle d’emblée Tiken Jah Fakoly lors de son entrée mardi soir dernier sur la scène du Festival des Suds au Théâtre Antique d’Arles. A 55 ans, ce descendant de chef-guerrier malinké n’a rien perdu de son engagement initial. Voici près de 30 ans que ses morceaux dénoncent la corruption et la mainmise de l’Occident sur la politique des pays d’Afrique de l’Ouest. En tournée dans toute la France depuis la sortie en février de son nouvel album Acoustic, le chanteur ivoirien lance une nouvelle fois un appel à l’unité. Et livre son regard sur la situation politique d’une France multiculturelle en apnée.

Tiken Jah Fakoly : plus rien ne l’étonne

Voici près de 25 ans que vous entretenez un rapport particulier avec la France où vous vous produisez régulièrement. Comment définiriez-vous ce lien ?

J’ai un grand rapport avec la France multiculturelle. Ma victoire de la musique reçue en 2003 a participé à lancer ma carrière ici. C’est le pays où je fais le plus de concerts. Il y a aussi un rapport historique car je suis issu d’un pays francophone, la Côte d’Ivoire. Là-bas, le français est la langue nationale. Nous sommes pourtant 62 ethnies. Le français nous permet malheureusement de parler entre nous. Je dis malheureusement car j’aurais préféré que ce soit une langue africaine. Nous avons nos langues. Moi-même, je chante en malinké. On doit toute faire pour ne pas perdre nos langues.

 

Où vivez-vous ?

Au Mali. J’ai quitté la Côte d’Ivoire en 2003 pour des raisons de sécurité (ndlr : menacé pour avoir critiqué le succès du régime Kabila). L’exil a pris fin en 2007 mais je suis retourné vivre au Mali car là-bas je vis librement et simplement, je suis moins politisé. Je vis comme Monsieur tout le monde.

 

Pourquoi avoir sorti en début d’année l’album Acoustic où vous revisitez de nombreux titres phares de votre carrière, tels que Plus rien ne m’étonne, Africain à Paris ou encore Ouvrez les frontières ?

J’ai toujours rêvé de faire un album acoustique et je doutais. Je me disais : est-ce que mes fans vont accepter ? Et puis le sujet a été abordé avec ma maison de disques. On a décidé de le faire, avec notamment un morceau inédit Arriver à rêver. Cet album en acoustique met davantage le message et le texte en valeur. On rencontre un succès fou pour cette tournée qui compte 72 concerts.

« Cette montée de l’extrême-droite, c’est la peur de l’autre »
tiken © fdacheux-11

Tiken Jah Fakoly le 9 juillet 2024 à Arles © Florian Dacheux

Quel message majeur relie tous ces morceaux ?

Toujours ce même message de paix, d’union et de liberté que je chante depuis des années. Les textes sont encore d’actualité. Un titre comme Plus rien ne m’étonne, ils ont partagé le monde, c’est aujourd’hui que les gens comprennent ce que je voulais dire. L’album met également en valeur de nombreux instruments traditionnels de la musique mandingue, avec le balafon, la kora, le n’goni.

 

En quoi selon vous les gens comprennent mieux le message aujourd’hui ?

Je le ressens dans la manière d’écouter, lorsque je fais chanter le public sur les refrains. Le fait de proposer un concert plus calme que d’habitude où ça danse un peu moins, les gens sont plus concentrés sur le texte.

 

En France, à mesure que notre pays se métisse et que nos pluralités apparaissent dans l’espace public, plus les mouvements d’extrême droite se renforcent. Nous le constatons depuis le début des années 2000. Puis les résultats des dernières élections européennes et législatives ont renforcé ce sentiment. Quel regard portez-vous sur cette fracture ?

Vous savez, moi, je dénonce l’ingérence de la France en Afrique, donc j’essaie de ne pas trop m’ingérer ici. En tant que démocrate, je respecte l’avis de tout le monde. Je dis simplement : ceux qui sont contre l’extrême-droite doivent se mobiliser pour faire pencher la balance. C’est ce qui vient de se passer. Des gens, qui ne votaient pas depuis plus de 20 ans, se sont mobilisés. Cette montée de l’extrême-droite, c’est la peur de l’autre. Des gens se sentent menacés alors qu’il n’y a pas de raison. Ils pensent que l’autre est la cause de leurs problèmes. Il faut simplement se mobiliser à chaque fois qu’ils sortent la tête. Il faut éduquer, sensibiliser, expliquer pourquoi ces gens ne doivent pas prospérer.

« L’école reste la base de tout développement, de toute révolution »

Un personnage ressort beaucoup en ce moment quand on évoque la montée de l’extrême-droite. Il s’agit de Vincent Bolloré qui a la main mise sur de nombreux médias français tels que C8, CNews, Europe 1, le JDD… , des médias qui participent à banaliser les idées d’extrême droite, en déversant un discours de haine et ultraconservateur. Dans le même temps, ce même milliardaire continue de faire fortune en Afrique… 

Je pense que ce sont les Africains eux-mêmes qui doivent diminuer sa part de gâteau en Afrique. Il faut travailler sur davantage de sensibilisation afin que les gens s’opposent à son mode opératoire, car tant qu’il peut prendre, il prendra (ndlr : après avoir vendu sa filiale Bolloré Africa Logistics, Vincent Bolloré monte un tout autre empire dans les industries culturelles et audiovisuelles du continent). La solution est politique. Il faut simplement nous souhaiter qu’il y ait des dirigeants qui prennent la décision de nationaliser des secteurs. Cette prise de conscience est visible dans des pays comme le Mali, le Niger, le Burkina-Faso, des pays enclavés où il n’y a pas de port. Je ne dis pas que la situation est parfaite pour les habitants sur place car il y a beaucoup de coupures d’électricité mais la liberté a un prix. J’espère que ce combat contre le système de la Françafrique va s’étendre dans toute l’Afrique. Ce n’est pas la langue française que nous combattons, c’est une belle langue que nous avons adoptée. C’est le système que nous combattons depuis que l’on nous a colonisés après nous avoir mis en esclavage. Tout est lié, depuis les indépendances, au système Jacques Foccart (ndlr : responsable de la « cellule Afrique » de l’Élysée de 1960 à 1974) qui est l’architecte de la Françafrique avec ses réseaux d’influence sur le continent au service des intérêts de la France. Ce n’est pas pour rien que trois pays du Sahel (Mali, Niger, Burkina-Faso) se sont mis ensemble pour parler d’une seule voix, pour mener ensemble leur résistance. Cela nous rend fier de voir des dirigeants tenir tête à l’ancien colon qui nous manipule depuis très longtemps.

 

Quelle est votre définition du panafricanisme ?

Pour moi, c’est se sentir Africain avant d’être d’un seul pays. L’avenir, c’est l’Afrique. Mais aucun pays africain ne gagnera tout seul. Nous avons en face de nous les Etats-Unis, l’Union Européenne, la grande Chine, la grande Russie. Pour que nous puissions être respectés et écoutés, il faut que nous représentions une grosse part du gâteau, un gros bloc. Cela passe notamment par l’éducation. Une grande majorité d’Africains ne sait ni lire ni écrire. Donc comment leur expliquer l’importance de cette union, comment leur faire comprendre qu’il ne s’agit pas de voter pour un candidat qui leur donne un tee-shirt, un billet de 1000 francs CFA ou du savon ? L’éducation, c’est la base pour réveiller une grande majorité d’Africains. C’est pourquoi j’ai créé l’association Un Concert Une Ecole. J’ai pu fonder six écoles en Côte d’Ivoire, au Mali, au Burkina-Faso, au Niger et en Guinée-Conakry. Savoir lire et écrire donne notamment des capacités pour réclamer un programme aux dirigeants. L’école reste la base de tout développement, de toute révolution.

 

En parallèle de ces mouvements panafricanistes, de nombreuses associations européennes telles que notre média œuvrent en faveur de la transmission de notre histoire commune (mémoire de l’esclavage et de la traite négrière) pour lutter contre les discriminations et expliquer ce pourquoi nos sociétés sont plurielles. Est-ce un levier pédagogique qui vous interpelle ?

Oui, je trouve ça très positif. Cela prouve que nous ne sommes pas seuls dans ce combat. Nous avons besoin que des gens en Occident se lèvent pour accompagner un changement de regard.

 

 

Recueilli par Florian Dacheux

Lions nos luttes…

 

En marge des concerts, le festival des Suds propose de nombreuses rencontres ouvertes au public. Mardi 9 juillet, une table ronde avait lieu sur le poids de la culture dans l’enjeu démocratique.

 

Alors que le Rassemblement National compte de plus en plus de députés à l’Assemblée nationale, l’accès libre à l’offre culturelle comme à l’information reste l’un des piliers de nos démocraties. Dans le même temps, le changement climatique risque d’accroître les inégalités de l’accès à cette offre, par la limitation de la mobilité des artistes et des publics, la perturbation des événements dans les territoires les plus exposés… Dans ce contexte, les acteur·ices culturel·les ont peut-être l’occasion de repenser leurs modèles, en intégrant l’accessibilité et l’hospitalité comme invariants, et montrer ainsi la voie vers une conciliation entre urgences climatique et sociale.

 

Selon la philosophe Marie José Mondzain, il serait d’abord temps d’arrêter de parler d’extrême gauche. « Il y a une gauche radicale, avec la radicalité d’un programme qui se bat. Extrême est un superlatif d’extra, le plus éloigné possible. Il y a une extrême droite qui refuse d’accueillir, qui est le pire ennemi de l’hospitalité, le champion de l’éloignement, de la séparation. C’est le pire ennemi de l’imagination. Le philosophe Cornelius Castoriadis avait travaillé sur l’imaginaire radicale. C’est pourquoi il faut penser l’hospitalité comme un art. On ne doit pas accepter ce vocabulaire, celui du grand remplacement. »

 

Selon Edwy Plenel, co-fondateur de Mediapart, « le RN a un horizon, le plaisir d’haïr ensemble. Or nous avons besoin d’imaginaire de l’interdépendance ». Le journaliste place le curseur au-delà de la simple urgence climatique en parlant d’écologie de la politique. « Il y a des solidarités à retrouver, des personnes à sociabiliser autrement, des causes communes. Nous avons besoin d’un imaginaire de l’entraide. Nous sommes dans l’air du toxique. » 

 

Alors que le Président a parlé d’ « immigrationnisme », un terme d’extrême droite, le monde des médias ne va guère mieux. Une partie du monde politique a semble-t-il oublié ce qu’était l’espace public démocratique. « Pour qu’il y ait un monde commun, il faut créer les conditions d’un rapport au réel », ajoute le journaliste, citant Vérité et Politique d’Hannah Arendt. Il vise de plein fouet les médias Bolloré. « Des fréquences hertziennes ne peuvent pas être un média d’opinion. L’urgence, ce n’est pas que l’Arcom mette des amendes, c’est couper ces canaux qui détruisent la vérité. »

 

La responsabilité historique de l’Arcom

 

Une tendance néoconservatrice est-elle en train de prendre le contrôle de la diplomatie européenne ? A l’automne 2022, alors que le monde se fracture autour de la condamnation de la guerre en Ukraine, Josep Borrell, devant la première promotion de l’Académie diplomatique européenne, s’est approprié l’imaginaire de cette doctrine américaine : « l’Europe est un jardin, entouré d’une jungle — il faut donc que les jardiniers européens acceptent d’aller dans la jungle ». Un discours qui pose question, auquel Plenel répond subtilement en citant Frantz Fanon, dans Peau noire, masques blancs : « Moi, l’homme de couleur, je ne veux qu’une chose : Que jamais l’instrument ne domine l’homme. Que cesse à jamais l’asservissement de l’homme par l’homme. Supériorité ? Infériorité ? Pourquoi tout simplement ne pas essayer de toucher l’autre, de sentir l’autre, de me révéler l’autre ? Ma liberté ne m’est-elle donc pas donnée pour édifier le monde du toi ? » Selon Edwy Plenel, « il faut sortir de l’hubris de l’homme, car c’est d’abord sur nous que ça pèse », illustrant sa pensée par deux sources siciliennes très symboliques : un acte imprudent il y a deux ans d’une équipe de tournage d’une série italienne qui a mis le feu au volcan Iddu sur l’île de Stromboli ; la fresque du Triomphe de la Mort conservée à la galerie régionale du Palais Abatellis à Palerme. A cela, la philosophe Marie José Mondzain a rappelé au combien « la jungle de Calais » a vu naître beaucoup de solidarité entre des exilés de toute culture et religion.

 

Eco-conseiller auprès du secteur culturel, David Irle a pour sa part insisté sur comment le RN fabrique un contre-récit sur le localisme (mode de vie qui privilégie la consommation de produits locaux). « L’écologie enracinée est un vrai piège pour les partisans comme moi. Cela vient travailler notre manière de faire ancrage local. Cela nous pose des questions existentielles. C’est hyper complexe à venir travailler. Ils ont une vision d’une France pétrifiée. Mais il y a de l’espoir. Le contexte du changement climatique et la crise démographique va démolir la pensée RN. » 

 

Pour Edwy Plenel, les médias ont évidemment un rôle majeur à jouer. « Il y a la question de la vitalité d’une presse indépendante. En Angleterre, ils ont le Freedom for information ACT. On ne l’a toujours pas en France. Nous avons une logique du secret au cœur du pouvoir. Cela s’est renforcé sous la présidence Mitterrand. Les médias vivent sous perfusion. » A contrario des médias wallons qui s’accordent sur le fait de ne pas banaliser les idées d’extrême droite, certains médias français n’ont fait que promouvoir Zemmour and co. Sans parler « des bêtes sauvage russes qui rodent et mettent du piment sur les réseaux sociaux » ou encore de ces Moldaves payés pour effectuer des tags antisémites dans les rues de Paris. « Notre premier ennemi, c’est les talk shows à la CNews qui déteignent partout. Ils veulent nous faire perdre pied face au réel. » Plenel fait alors le parallèle entre Vincent Bolloré et son modèle Rupert Murdoch qui a bâti Fox News, un manipulateur des médias qui a fortement participé à l’élection de Trump aux Etats-Unis. Ces derniers mois, Bolloré a accroît son contrôle de l’audiovisuel payant africain avec le rachat, par Canal+, du sud-africain MultiChoice Group. Une situation de monopole qui inquiète la presse du continent.

 

Selon la rédaction de Mediapart, l’Arcom a une responsabilité historique : arrêter la machine de la haine. Cela vaut aussi pour la presse locale rappelle David Irle, citant une interview du physicien climatosceptique François Gervais dans les colonnes de La Manche Libre en janvier dernier. Ses méthodes ? Discréditer les sciences du climat par une série de citations détournées, de données fictives et de courbes tronquées…

 

Bref, les idées d’extrême droite sont bel et bien là. Alors que Jordan Bardella a pris la tête du groupe « Patriotes pour l’Europe » imaginé par Viktor Orban, premier ministre hongrois, on y trouve l’extrême droite la plus rance. Quant à la préférence nationale prônée par le RN et ses concepts de nativisme et de chauvinisme social, les risques sont légion pour la diffusion des musiques du monde. La cité antique d’Arles n’a pas dit son dernier mot.

 

Fl. D.

Florian Dacheux