Oct / 15
LA FRANCE PLURIELLE S'AFFIRME
« Je vis dans un quartier,
pas dans un zoo ! »
Mai 2014, deux classes de terminale (Drancy et Bobigny, dans le 93) se rencontrent afin de découvrir leurs travaux respectifs autour du livre D’ailleurs et d’ici ! Mission réussie. Mêmes peurs, mêmes espoirs…
Lycée Alfred-Costes à Bobigny, les élèves sont réunis en cercle. Au mur, leurs œuvres accrochées – au beau milieu d’affichettes qui interdisent portables, casques audio… et mégaphones ! L’ambiance est studieuse. Halima Guerroumi, prof d’art visuel, s’occupe de sa classe de terminale. Elle veille au grain, sans perdre son humour : « Les miens n’ont pas de crayon », lance-t-elle à Jérémie Fontanieu, professeur de sciences économiques et sociales ; lui, c’est la classe de Drancy, lycée Eugène-Delacroix. Ce qui les rassemble ? Le livre D’ailleurs et d’ici !, en construction. Jérémie Fontanieu, le prof de Drancy, raconte : « Notre beau pays a un peu de mal à se regarder dans la glace. Notre France est plurielle, riche de sa diversité. Pourtant les pouvoirs politiques, économiques, symboliques, médiatiques reflètent si peu ce formidable atout. Aimons-nous enfin véritablement dans notre pluralité ! Je côtoie tous les jours une jeunesse de France trop ignorée, méprisée, caricaturée. Mon rôle, en tant que fonctionnaire de l’Éducation nationale, c’est de la pousser à prendre conscience de son potentiel. Dans le cadre de ce projet, autour du livre D’ailleurs et d’ici !, mon rôle c’est de lui donner le micro. » Sitôt dit, sitôt fait, grâce à l’investissement de ces enseignants repérés, selon Marc Cheb Sun, pour « leur ouverture d’esprit, leur créativité ». « Sans le travail de ces jeunes, dit-il, ce livre perdrait de son sens. Il leur est dédié. »
Les uns sont en classe d’art visuel, les autres en sciences économiques et sociales. Pas les mêmes passions, mais les mêmes ambitions. Une fille de Drancy : « Nos objectifs sont différents, nos ressentis sont les mêmes. L’avenir, ça va être difficile. Mais on y croit. Il ne faut jamais baisser les bras. »
Les textes de Drancy commencent par« Je veux », « Je rêve », « Je donne », « Je prends », « Je viens »… Une idée sortie du chapeau de l’artiste musicale Bams, qui, dans le cadre du livre, est venue animer un atelier avec les jeunes. Avant de jeter l’encre sur le papier, les lycéens ont parlé des thèmes proposés : « identité » ou« insécurité ». Leur insécurité, c’est par exemple celle des discriminations, celle de ne pas avoir le bon carnet d’adresses. Celles des stéréotypes plaqués sur eux.« C’est une mort lente », assure cette jeune fille.« Nous sommes harcelés par les médias. Banlieues, terrorisme, coupe du monde… Tout est prétexte à nous descendre. Jusqu’où pourront-ils aller ? »
Leur définition de l’identité : « Un mélange d’héritage – social, familial, religieux – conjugué à la personnalité : ce qui relève du choix, de la construction. » Un élève résume : « Là où je veux aller ». « Je veux que les gens comprennent que la banlieue, ce n’est pas ce que les médias racontent. » « Je souffre qu’on ne nous reconnaisse pas à notre juste valeur. » Ou encore : « Je vis dans un quartier, pas dans un zoo. »
Côté visuels, Morgane a choisi d’interpréter la figure de Marianne, qui inspire d’ailleurs plusieurs élèves. Sa particularité, un slogan : « In your country there is no difference ». Un idéal.« J’ai voulu montrer le visage officiel de la France. Une nation qui accepte toutes ses cultures. » Nuance : « Oui, enfin, officiellement », souligne-t-on.
Marianne, drapée de tissus aux motifs de diverses contrées. Afrique, Asie. La France d’aujourd’hui, quoi. Une patrie multiethnique, multiculturelle. Alors pourquoi leur« mère » ne leur ressemblerait-elle pas ? Un jour peut-être…
Bilal présente Victor Hugo, une casquette sur la tête, une sucette à la main. Poussé par l’auditoire, il explique : « Ce sont de grands hommes, mais, avant, c’était des enfants. On ne croit pas en nous car nous sommes jeunes ; si on nous donnait notre chance, on pourrait devenir comme eux. » Reflet d’une jeunesse qui trouve difficilement des stages et surtout du boulot…« Tout est par piston. Être embauché sur le mérite ? Ça n’existe pas, ou plus. » Conscient que bien travailler en cours n’est pas suffisant.« Il faut au moins avoir son propre site web », explique Nasser. Aujourd’hui, il ne faut pas être bon, il faut être excellent.« Mais vous êtes fiers de vous ? » risque Jérémie Fontanieu.« Oui, fiers de nos ambitions, de notre travail et… de notre professeur. »
« Les gens critiquent mais ne savent pas. La cité ? C’est un mal pour un bien. On s’entraide. Si des voisins ont des problèmes financiers, on va leur apporter un paquet de pâtes. Nous sommes une famille. »
« À ce qu’il paraît, je suis une voleuse et une terroriste », écrit une jeune fille. « Je suis française même si j’ai des origines étrangères. Je suis née en France. »
Intégrés ? Dans leur tête, pas un sujet. Reconnus ? Tout le travail reste à faire. Et ce livre, ils le sentent, ambitionne d’y contribuer positivement !
Marion Bordier
Ces jeunes en terminale à Drancy ne supportent plus les mots et les clichés plaqués sur eux. Un atelier pour se redéfinir dans les pages du livre D’ailleurs et d’ici !, hors des regards et des stéréotypes. En toute liberté.
Leur définition de l’identité ? « Un mélange d’héritage – social, familial, religieux – conjugué à la personnalité : ce qui relève du choix, de la construction. » Un élève résume : « Là où je veux aller ».
Réaction de Lilian Thuram.
« Apprendre à connaître la société dans laquelle nous évoluons, celle que nous participons à construire et, dans un même temps, apprendre à nous connaître nous-mêmes… Ces deux mouvements sont parallèles, ils ne fonctionnent pas l’un sans l’autre. Chacun de nous est porteur d’une identité complexe car elle est en mouvement : rien n’est figé en nous. Acceptons-le, c’est très positif. Chacun de nous est unique, il ou elle devra faire des choix, construire sa propre voie. Il faudra faire le tri. Chacun de nous est porteur d’un métissage car nous avons tous en nous une culture multiple. Celle qui nous vient de notre famille, de nos amis, de l’école, et de nos propres découvertes. Quelles que soient nos origines, nous sommes tous multiculturels. Prenons-en conscience et prenons conscience de la richesse qui en découle. Le changement peut faire peur, créer une instabilité, une culpabilité. Il peut être vécu comme une trahison de notre héritage, de nos traditions, de notre milieu social. Ne nous laissons pas gagner par l’habitude. La réflexion, la responsabilité enrichissent nos vies. Questionner, prendre conscience, dessiner notre destin… L’imitation est naturelle ; la pensée, la maîtrise de sa vie, ça se construit.
Une pensée libre, c’est une pensée qui nous extrait du conditionnement, qu’il soit social ou familial. Cela ne veut pas forcément dire tout renier. Nous pouvons, bien entendu, garder une partie de cet héritage et le transmettre à notre tour. Mais nous devons choisir. Choisir sa vie, construire son identité, ce n’est pas choisir un camp car, j’y reviens, la complexité est partout, et c’est tant mieux ! Nous sommes porteurs de notre propre histoire et de l’histoire du monde dont nous héritons, des hiérarchies inconscientes, « raciales », religieuses ou autres. Nous devons identifier les traces laissées par ces idées d’un autre temps, car c’est le seul moyen ne pas les reproduire.
C’est ainsi que se dessine ce mouvement parallèle – apprendre à connaître la société que nous construisons, apprendre à se connaître soi-même.
C’est le point de départ, et c’est le point d’arrivée.»
Lilian Thuram, président de la Fondation
Éducation contre le Racisme
« Nos cultures sont en constante évolution. Il est essentiel de témoigner, d’impulser un processus de découverte permanente. Dans un contexte actuel très hostile, de rejet de l’Autre, de crispation identitaire, nous nous devons d’apporter notre propre regard.
Votre livre m’interpelle à travers mon histoire personnelle. J’ai une identité patchwork, liée au continent africain, et je suis également pétrie de culture vietnamienne, celle de ma grand-mère adoptive, française d’Indochine. Elle m’emmenait à l’église. Quand j’étais en vacances, mon autre grand-mère, Malienne, m’envoyait, elle, à l’école coranique. J’ai aussi étudié l’arabe. Et j’entendais mon père, athée, dire en parlant de moi : « C’est elle qui choisira plus tard. » Et puis, enfant de l’école publique, j’ai grandi avec des gens qui venaient de nombreux endroits du monde. J’ai le sentiment que cet ouvrage, D’ailleurs et d’ici ! reflétera l’idée d’une étendue de cultures au pluriel qui s’interpénètrent et se métissent. »