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Mar / 14

Gay et Asiatique : Entre deux feux

By / Marc Cheb Sun /

Asiatique et gay 

Entre deux feux

Avec ce témoignage saisissant, écrit à partir de sa propre histoire, Jean-Baptiste Phou raconte et analyse la relation trouble, dans le milieu gay parisien, entre rejet et fascination envers un groupe dit ethnique, ici les « Asiatiques ».  Il écrit : Je réalisai qu’il faudrait exister dans un monde ne voulant pas de moi. Un monde hétéro qui ne voulait pas de moi. Un milieu gay qui ne voulait pas de moi. 

Votre livre commence avec le coming out familial. Aujourd’hui, les choses ont-elles évolué ? Quels conseils pourriez-vous donner à un-e jeune qui ressent le besoin de se voir reconnaître au sein de sa famille ?

À l’âge de 15 ans j’ai fait mon coming-out auprès de mes parents car je voulais devancer un homme qui me menaçait de “m’outer” si je ne couchais pas avec lui. Je ne crois pas que je l’aurais fait de moi-même et encore moins à cet âge-là. D’ailleurs, cela ne s’est pas très bien passé, mes parents ont réagit par du déni et du rejet. Avec le temps, les choses se sont normalisées. Que ce soit dans les années 90 ou à l’heure actuelle, «sortir du placard» reste quelque chose de délicat, même s’il est indéniable que les mentalités ont évolué sur la question. De fait, je me garderai bien de donner des conseils sur cette démarche intime. J’irai plus loin en affirmant que la case « coming-out » n’est pas un passage obligé, pas forcément une façon de se libérer. Au contraire, dans des situations de fragilité émotionnelle, familiale ou bien économique, on peut se retrouver encore plus en difficulté si cela se passe mal et qu’on n’a pas les filets nécessaires.

 

L’immigration a-t-elle selon vous favorisé, ou pas, l’acceptation des gays dans les familles asiatiques?

On a souvent tendance à imaginer les sociétés asiatiques comme étant traditionnelles et conservatrices. Cela correspond effectivement à des réalités en lien avec l’époque dans laquelle les parents ou grands-parents ont vécu dans leur pays d’origine. Beaucoup ont gardé les modèles et les valeurs avec lesquelles ils ont grandi même si, entre-temps, sur place, les choses ont évolué. Au Cambodge où je vis depuis sept ans, bien que les discriminations existent, les homosexuels sont plutôt bien acceptés et les attaques frontales sont rares, alors qu’en France, que l’on aime croire plus ouverte et tolérante, les violences homophobes restent légions. Selon moi, il n’y a pas forcément de corrélation directe entre acceptation et immigration au sein des familles asiatiques. Il se peut que je me trompe et je trouverai intéressant que des études sociologiques sur la question soient menées.

 

Le statut réservé aux Asiatiques dans le milieu gay (et tous les stéréotypes qui vont avec) est implacable. Mais n’est-il pas inhérent à l’idéologie du milieu plutôt qu’à celle des individus? En d’autres termes : les rencontres hors milieu sont-elles aussi réductrices?

Ce que j’appelle « le milieu » dans mon livre correspond au Marais des années 90-2000 où régnait une tyrannie du « canon de la virilité musclée, velue et à gros paquet ». Les hommes asiatiques étant perçus comme mal membrés, frêles et ne pouvant endosser que le rôle de passif, ils y étaient rejetés en bloc. Sur les sites de rencontre, c’était fréquent de lire « Pas de folles, pas d’Asiats » dans les descriptifs des profils. L’association entre Asiatique et féminité (ou manque de virilité) est assez évidente. Mais ces imaginaires ne se cantonnent pas aux homosexuels. Chez les hétéros, les hommes asiatiques pâtissent de la même image castratrice. Il y a tout un travail de déconstruction des imaginaires qui reste à faire. Il est toutefois vrai que ce fameux « milieu », fait essentiellement d’hommes blancs, athlétiques, aisés, se montrait particulièrement intolérant avec ce qui ne s’y conformait pas.

 

Vous précisez avoir de ce fait refuser toute relation amoureuse ou sexuelle avec des Blancs durant une période de votre vie…

Mon entrée dans le monde gay s’est faite au contact de cet environnement et, pour répondre au rejet constant que je rencontrais, j’avais décidé de ne pas coucher ou sortir avec des Blancs. Puisque c’était en majorité eux qui me rejetaient et refusaient de me considérer comme autre chose qu’un Asiatique, je ne voyais pas pourquoi je devrais chercher leur validation et devoir leur plaire. C’était aussi une façon de me préserver à la fois de cette hostilité, mais aussi de la fétichisation de ceux qui « aimaient » exclusivement les Asiatiques. J’avais en effet très mal vécu mes premières rencontres avec les « rice queens » pour qui je n’étais qu’un visage interchangeable, une proie avant de passer à la suivante. Et ça a duré de mes 15 à mes 23 ans environ. Finalement je me suis dit qu’il ne fallait pas être si sectaire et définitif, ne pas faire le même jeu de l’exclusion et de la catégorisation.

 

Votre description des relations (et surtout des absences de relations) entre gays asiatiques est étonnante…

Je décris comment j’ai souvent été éconduit par d’autres garçons asiatiques avec les mêmes arguments qui revenaient tout le temps : «Les Asiatiques sont incompatibles sexuellement entre eux», «Ça serait comme coucher avec sa sœur, c’est de l’inceste», «C’est du communautarisme»… J’essaye surtout de comprendre comment nous en venons à éliminer les personnes de notre propre groupe ethnique de façon si catégorique, comment on a réussi à mettre dans nos têtes que nous ne pouvons être ni désirable ni fréquentable entre nous. Il y a pour moi plusieurs explications possibles qui vont de la recherche de partenaires blancs comme étant le seul groupe attrayant, valable et valorisant : un racisme intériorisé, un désir d’intégration et de conformisme au modèle français républicain. Ceci est aussi vrai chez les hétéros, où nombre de femmes asiatiques affirment que jamais elles ne sortiraient avec un homme asiatique, usant de la même logique.

 

Vous précisez cependant qu’une nouvelle génération brise ces concurrences et clichés intercommunautaires?

Tout à fait et je m’en réjouis ! Voici comment j’en parle dans « La Peau hors du placard » : Il est de plus en plus courant pour des hommes asiatiques de se séduire et de se mettre en ménage. Cela a pu être impulsé en partie par l’apparition d’une jeune génération décomplexée, débarrassée de cette vision réductrice d’elle-même et plus consciente des enjeux de domination dans les rapports de couple. En effet, je pense que la jeune génération a plus de clés et d’outils pour déjouer les différentes assignations et limitations. Elle jouit aussi d’images plus valorisantes d’elle-même, notamment par la production audiovisuelle venue d’Asie. Dans le contexte français, il manque cependant toujours cruellement de représentations variées d’Asio-descendants.

 

Comment voyez-vous l’évolution de ces relations: prise de conscience du racisme dans le milieu gay ou pas?

En tant que groupe marginalisé et discriminé, beaucoup d’homosexuels se pensent incapables d’être racistes. C’est évidemment faux et on peut constater des évolutions dans les mentalités et les pratiques, par exemple la suppression des filtres ethniques dans les applis de rencontre ou encore les mentions du type « Pas d’Asiats, Pas de Blacks«  qui se font de plus en plus rares et qui peuvent être signalées. Cela n’empêche pas les individus de continuer à discriminer sur la base de l’apparence ethnique. Mais aujourd’hui, on est capable de le dénoncer et si prise de conscience il y a, cela correspond à quelque chose de plus global. On commence à admettre que la composante raciale joue un rôle dans les rapports institutionnels et sociaux, par exemple avec les forces de l’ordre, avec un employeur ou un propriétaire potentiel et que des biais racistes sont à l’œuvre. Et si on admet cela, on peut aussi concevoir qu’il peut en être de même dans les rapports de séduction et amoureux, et a fortiori chez les gays. C’est alors la société française dans son ensemble qui doit faire son propre examen. Il faut dynamiter le mythe du « colorblind« , et plus particulièrement dans les relations interpersonnelles, cesser d’apposer des désirs et des dégoûts intrinsèques aux catégories raciales.

 

Recueilli par Marc Chebsun 

 

La peau hors du placard, Jean-Baptiste Phou, Seuil.

Photo : Sonadie San

Marc Cheb Sun