Oct / 14
Face aux rixes, une implication des mamans
Les collectifs de mamans face aux rixes, de l’expérience du mépris à la quête de reconnaissance, tel est le titre du mémoire de master 2 de sciences de l’Éducation que Mamadou Doucara, directeur d’un Espace jeunes du 18ème arrondissement de Paris, a soutenu en juin 2022. Ce travail approfondi et salutaire se situe au croisement de l’essai historique et du travail universitaire de sciences sociales. Bien que destiné à sanctionner la fin d’un cursus académique, le résultat de ces deux ans de recherches gagnerait à être vulgarisé et publié, tant il explicite un phénomène croissant auquel la société française assiste, impuissante, depuis de nombreuses années : les rixes qui opposent des jeunes issus des agglomérations urbaines ou périurbaines, souvent issus des milieux populaires et de l’immigration post coloniale. Entretien.
« Aujourd’hui, même dans les zones gentrifiées comme le 18ème arrondissement, la mixité est de façade. »
Qu’est-ce qui vous a amené à étudier ce phénomène de rixe ?
Je souhaitais questionner l’école à propos de l’accueil des familles d’origine immigrée. Mais suite à des échanges avec mes directeurs de mémoire, j’ai resserré le thème sur l’implication des mères, suite aux rixes entre jeunes. Mon travail de terrain sur le secteur du 18ème me met au contact quotidien de ces jeunes, et j’assiste au jour le jour à la montée de ce phénomène dramatique. Cela pousse les acteurs de terrain à envisager des solutions pratiques sur du court terme, mais pour bien appréhender la question, il faut l’analyser dans toute sa complexité. Au départ j’avais la présomption que les problèmes de ces jeunes provenaient plutôt de la double culture, mais il m’est apparu que la racine est éminemment sociale. Mes lectures m’ont fait revoir mes conceptions.
Vous opérez une vraie mise en contexte de l’histoire des 50 dernières années en banlieues françaises. Comment jugez-vous la gestion de l’intégration des jeunes sur ces territoires ?
Au cours de cette analyse, j’en suis rapidement venu à la conviction que les choses n’avaient pas été planifiées, ni pensées correctement. Lorsqu’on est passé d’une immigration à visée économique pour la reconstruction du territoire, à une immigration de peuplement avec le regroupement familial dans les années 1970, ces populations sont devenues visibles et on a surtout réalisé qu’elles n’étaient pas en transit. A l’époque où les hommes travaillaient et rejoignaient des foyers le soir, on allait recruter ces gens jusque dans leur pays d’origine, mais on ne se posait pas la question de leur avenir. Ils étaient là pour un but précis. Mais lorsque les enfants ont grandi sur le territoire, les problèmes ont commencé parce que rien n’avait été prévu. Les classes moyennes ont fui cette banlieue qui, au départ, était considérée comme un secteur enviable, où on avait des toilettes et une douche dans chaque logement, ce qui n’était pas le cas avant. On a donc laissé enclavées les populations de primo-arrivants qui ne parlaient pas toujours français ou n’avaient pas les codes. Et progressivement, la situation s’est aggravée. Aujourd’hui, même dans les zones gentrifiées comme le 18ème arrondissement, la mixité est de façade. Les gens de catégories sociales différentes ne se fréquentent pas. Il y a un phénomène d’éviction de la carte scolaire notamment.
« Les mamans mettent des choses en place sans attendre que l’Etat apporte la solution. »
Vous dirigez un centre social dans le 18ème arrondissement de Paris et avez également enquêté sur le Val-de-Marne. Y a-t-il des différences entre ces deux réalités ?
Oui j’ai remarqué quelques différences. En y allant, j’ai été frappé par la joliesse du panorama et puis soudainement, l’arrivée dans une cité dont le décor est catastrophique comparé aux alentours. J’ai été impressionné par le sentiment d’abandon et par la résilience des personnes rencontrées. A Paris, on ne sent pas autant la lourdeur de cet enclavement. Pour autant, le sentiment de mépris ressenti est le même dans les deux environnements.
Comment naissent les collectifs de mamans ? Qui sont-elles ? Elles semblent plus soucieuses des préoccupations sociales locales, à l’inverse de leurs compagnons qui s’occupent plus de co-développement et de retour au pays, n’est-ce pas ?
Les femmes se sont toujours impliquées au sein des quartiers. On ne s’y intéressait pas avant que la situation soit problématique. On s’intéressait au rôle de travailleur de leurs compagnons, mais elles se sont toujours investies. Les hommes agissent en effet plus vers le pays d’origine alors que les femmes gèrent le quotidien. Fort heureusement, elles n’ont pas toutes vécu la perte d’un enfant, mais elles s’impliquent lorsque ça arrive à une voisine ou à une amie. La solidarité s’exprime directement. J’ai suivi deux mères qui ont directement perdu un enfant. Les autres viennent en renfort au départ, par empathie, et ensuite, par conviction qu’il faut changer les choses. Elles mettent des choses en place sans attendre que l’Etat apporte la solution.
« L’échec scolaire est une question centrale dans le fait de s’engager dans les violences. »
Parlez-nous de la territorialité, du concept de territoire chez les jeunes des quartiers…
Il y a une corrélation entre le sentiment de mépris et le fait de s’accrocher à l’idée d’appartenance au quartier. C’est un espace de socialisation qui a un aspect positif et négatif. Il permet de se reconnaître dans quelque chose, même si la vie sur ce territoire peut être pénible. Et par ailleurs, l’appartenance à ce territoire peut causer leur mort. Puisque s’ils sont reconnus comme étant d’ici et là, une bande rivale peut s’attaquer à eux. Les jeunes expriment le fait que la solidarité avec le quartier est quasiment obligatoire pour une question de réputation du quartier. On a vu des jeunes mourir pour des rivalités de quartier qui ont démarré avant leur naissance. Tous les jeunes ne prennent pas forcément part aux rivalités, mais le simple fait de vivre à un endroit peut déboucher sur une agression sur ce motif, même à Paris.
Une des questions centrales de votre travail de recherche est : Quels facteurs permettent de comprendre l’engagement des jeunes des quartiers populaires dans les violences urbaines ? Comment vous résumeriez les conclusions de vos recherches ?
L’échec scolaire est une question centrale dans le fait de s’engager dans les violences. Ces enfants se sentent en échec partout donc le seul pouvoir qu’ils exercent, c’est sur la rue. Tous ceux qui sont impliqués dans ces violences sont sortis du système scolaire en général et se raccrochent donc au quartier, à la bande.
Comment évoluent les collectifs de mamans dans le temps sur le plan structurel?
Elles réagissent à l’inefficacité des pouvoirs publics. En général, ça commence par l’organisation d’une marche suite à un drame. Elles prennent souvent l’initiative de rencontrer les mères des territoires rivaux pour montrer aux jeunes qu’on peut transcender ces notions. Certaines d’entre elles font des maraudes à partir de 22h pour renvoyer chez eux tous les jeunes qui traînent. En revanche, les interactions avec les acteurs sociaux sont ambigües, ils peuvent se montrer manipulateurs et tenter de s’approprier leurs initiatives. Ils profitent parfois du fait que certaines mères soient illettrées pour les enfermer dans un rôle de victime et récupérer le crédit de leurs actions. Il ne s’agit pas de tous les acteurs de terrain, mais le phénomène existe. Du coup, ces parents sont en quête de reconnaissance. Elles mènent des actions pertinentes et on ne les convie pas à des réunions, on les fait taire. Je pense notamment au cas d’une mère qui est parvenu à organiser des groupes de paroles entre les jeunes de deux territoires et les acteurs de la prévention sociale. Pourtant, on ne leur reconnaît pas la paternité de ces actes. Probablement parce que ça met en lumière l’inefficacité de certains acteurs de terrains qui n’arrivent pas au même résultat. Par ailleurs, on a aussi tendance à questionner leur capacité à éduquer leurs enfants. Leurs actions prouvent qu’elles n’ont jamais été démissionnaires. Qu’elles ont toujours voulu le meilleur pour leurs enfants sans forcément avoir les clés du fonctionnement de cette société, parce qu’on n’a pas pensé leur accueil ni encouragé la mixité qui permettait de décoder les règles de ce monde seul.
Si vous deviez conseiller des lectures sur le sujet, quelles seraient-elles ?
Lutte pour la reconnaissance d’Axel Honnett, Classe laborieuse, classe dangereuse de Louis Chevalier, Logique de l’exclusion par Norbert Elias, et Ci-gît l’amer de Cynthia Fleury.
Recueilli par Bilguissa Diallo
Illustration : BAM.