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Fév / 12

Quand les jeunes des quartiers participent à la réduction des rixes

By / Marc Cheb Sun /

Face à la recrudescence des rixes apparue en 2016 dans les 18e et 19e arrondissements de Paris, entre logique d’intervention répressive et logique d’intervention compréhensive, la pertinence des méthodes ordinaires d’intervenions pose question. Faire appel à des « jeunes ressource » pour créer du dialogue et élaborer les solutions avec les principaux concernés est une nécessité.

Une expertise, à partir d’expériences croisées franco-américaine, signée Mamadou Doucara, directeur de l’Espace Paris Jeunes Nathalie Sarraute.

Quand les jeunes des quartiers participent à la réduction des rixes

Ces dix dernières années, une recrudescence d’affrontements entre groupes de jeunes est observée sur le territoire parisien. À Paris, plus de 200 rixes ont éclaté entre 2016 et 2018 et huit jeunes y ont trouvé la mort. Un bilan dramatique. Pour mettre un terme à ces rixes, la réponse privilégiée par les pouvoirs publics est sécuritaire. Elle vise à interpeler et « confier à la justice » les jeunes auteurs de violences, pour la plupart mineurs. La réponse est aussi sociale. Les travailleurs sociaux (clubs de prévention, associations, centres sociaux…) essayent tant bien que mal de comprendre les mobiles et les raisons de ces passages à l’acte. Ils multiplient les initiatives envers leur public habituel, issu des différents territoires « ennemis », mais sans distinguer ni cibler les jeunes réellement impliqués dans les rixes et sans véritable coordination entre les différents acteurs. Ainsi, ces réponses, si elles ne sont pas complètement inefficaces, montrent leurs limites. C’est le cas dans le quartier politique de la ville « La Chapelle-Porte d’Aubervilliers » où je dirige, depuis 2012, un  Espace Paris Jeunes (équipement municipal de proximité visant à favoriser l’épanouissement et l’accès à l’autonomie des jeunes âgés de 16 à 25 ans). Le 18e arrondissement de Paris où est située ma structure est régulièrement confronté à des rixes qui opposent des jeunes résidents des 18e et 19e arrondissements.

Suite à l’agression violente d’un jeune « sans histoires » devant la structure que je dirige en 2016, nous avons décidé de réagir, mais aussi de sortir des sentiers battus dans l’élaboration de nouvelles méthodes d’intervention. Et cela n’a pas été sans succès.

 

Recueillir la parole des premiers concernés et créer le dialogue grâce aux jeunes ressources

Avec le directeur d’une association familiale et sociale et un militant associatif qui évoluent sur le territoire de résidence des jeunes impliqués, nous avons organisé une réunion d’urgence. Ensemble, nous nous sommes demandés : comment mettre fin durablement à ces violences ? 

En premier lieu, nous avons travaillé à décrire et expliquer la situation en répondant aux questions suivantes : qui sont les jeunes véritablement impliqués dans les rixes ? De quels quartiers précisément viennent-ils ? Qui sont les meneurs ? Pourquoi se battent-ils ?

Nous avons mené une enquête de terrain afin de recueillir des éléments probants en équipant deux acteurs « ressources » (des jeunes connus de nous, capables d’entrer en contact avec les jeunes impliqués) des 18e et 19e arrondissements, équipés de caméra. Puis nous leur avons demandé de se rapprocher de ces jeunes afin de les interroger sur leurs motivations et leur implication dans les rixes. Ces deux jeunes adultes, qui fréquentaient régulièrement nos structures, connaissaient certains protagonistes des rixes et possédaient un charisme reconnu dans leurs territoires respectifs. Grace à leur « capital social », à leurs connaissances du terrain, ils ont pu réaliser plusieurs interviews.

Les rushs vidéo recueillis par les acteurs ressources ont été remis à l’équipe de « Pas2Quartier » (1), une émission de la chaine France 24, qui en a monté et diffusé le documentaire obtenu avec l’accord des jeunes protagonistes floutés à leur demande, donc anonymes. L’analyse de ces témoignages nous a permis d’identifier les jeunes directement impliqués, ainsi que les meneurs, et nous avons organisé des réunions avec les différents groupes auxquels ils appartiennent. D’abord par quartier, car il est apparu que les rixes prenaient pour prétexte des supposées identités territoriales – les jeunes de tel quartier contre ceux de tel autre – et que cette opposition était à l’origine d’une escalade très rapide, fonctionnant par défis, vengeances et surenchères violentes. Grâce à ces premiers éléments, nous avons compris que nous n’étions pas face à un seul, mais à plusieurs conflits mobilisant de multiples acteurs et sous-groupes : « Non mais la semaine dernière c’était les p’tit qui s’tapaient », (Mohamed, 16 ans, quartier de la Goutte d’Or dans le 18e).

Mais au-delà de la compréhension de ce qui motivait les violences, le recours aux jeunes-ressources a permis aux groupes belligérants de se rencontrer et de créer un espace de dialogue mobilisant tous les jeunes concernés. Ils ont constitué pour nous un relais auprès des protagonistes des rixes.

Les jeunes participants ont repeint le pont bleu qui sépare le 18e du 19e avec des mots synonymes de paix.

On s’tourne pas les poings, on se serre les coudes..

Dialogue et limites du dialogue

Le collectif GFR, qui tire son nom des initiales du film GrandPa was a Freedom Rider, dont l’objectif est de favoriser l’accès à l’art dans les quartiers dit « difficiles », rencontré lors d’une réunion synergie 18-19, nous a proposé d’agir auprès des jeunes concernés avec un intervenant spécialisé dans l’écriture. Cela s’est traduit par un séjour au Mans, au mois d’octobre 2017, associant des jeunes résidents des différents quartiers réunis autour d’un projet rap d’écriture de punch line visant à « mettre des mots sur les maux ». Ce premier séjour a connu un vrai un succès dans la mesure où il a rapproché les différents participants, « jeunes rivaux », « jeunes-ressource » et animateurs, autour d’un projet commun. À leur retour, les jeunes participants ont repeint le pont bleu qui sépare le 18e du 19e avec des mots synonymes de paix. Cette action a donné lieu à un second reportage avec « Pas2Quartier » (2).

Souhaitant aller plus loin dans la mise en place de liens et favoriser l’entente entre les groupes des différents quartiers, nous avons organisé, au mois de février 2018, un Chantier de solidarité Internationale au Maroc autour d’un projet de rénovation d’une école.

Ce séjour, d’une durée initiale de trois semaines, a été émaillé de tant d’incidents, entre jeunes -mais aussi entre jeunes et encadrants- que nous avons été conduits à rapatrier les participants avant l’échéance prévue. Nous nous sommes alors rendu compte de la fragilité des rapprochements et de l’importance du lien de confiance tissé avec ces jeunes. Les deux jeunes-ressource, intervenus au départ de notre initiative, ne faisaient pas partie du voyage. Quant aux animateurs, qui connaissaient très peu les jeunes participants, ils n’ont pas été en mesure de gérer le groupe que le dépaysement n’a pas contribué à apaiser. Lors d’une réunion au retour de ce séjour abrégé, nous nous sommes mis d’accord pour poursuivre les actions avec le groupe de jeunes et ne pas en rester à cette expérience négative. À notre étonnement, les jeunes sont venus nous voir pour s’excuser de leur comportement. Ce qui semblait de prime abord relever de l’échec devint une étape importante dans leur processus de prise de conscience des conséquences négatives de leur agressivité. L’association GFR est revenue vers nous pour nous proposer de réitérer l’expérience des punch line mais cette fois-ci à New-York, dans un centre social du Bronx au mois de juillet 2018. Le voyage s’est organisé avec les jeunes participants lors de réunions d’élaboration de planning et d’organisations d’actions d’autofinancement du projet.

Ce séjour a permis des échanges et des débats sur la violence entre les jeunes Parisiens qui se sont identifiés à un seul et même groupe (les jeunes des quartiers populaires parisiens), face aux jeunes Américains du Bronx. Nous avons aussi visité des structures associatives et participé à l’organisation d’une marche où nos jeunes ont pris la parole pour diffuser un message de paix en direction de jeunes du Bronx, eux aussi en proie à la violence.

« Les réponses aux problématiques de violence proviennent du terrain. Les habitants ont plus de légitimité auprès de leurs concitoyens, ils connaissent mieux le contexte territorial. »

Les enseignements américains

Ce premier voyage a éveillé notre curiosité, et pour approfondir notre expertise des violences urbaines, nous avons sollicité l’Ambassade des États-Unis en France afin d’organiser un voyage d’étude dans la ville de Chicago. En avril 2018, cinq professionnels des 18e et 19e arrondissement on put s’y rendre.

Le voyage d’étude à Chicago est le fruit de tout ce travail et de la volonté d’un petit groupe désireux de partager et confronter leurs pratiques professionnelles à celles de leurs homologues mais aussi celles d’acteurs institutionnels américains (Chicago Police Département, Chicago Public School, Chicago University, New Horizons, Cure Violence etc.). Il s’agissait d’échanger sur les stratégies, les moyens et les solutions mis en œuvre pour réduire les sources de conflits, proposer des perspectives d’avenir à une jeunesse en recherche de repères positifs, et, enfin, de formuler une alternative durable à l’expérience de la violence, via la responsabilisation individuelle des habitants.

Ce séjour d’étude nous a permis de nous plonger dans le quotidien des acteurs sociaux de la ville de Chicago. Pour comprendre et s’inspirer de ce qui se fait de mieux en matière de prévention de la violence, d’émancipation des jeunes et de pacification des quartiers, cette immersion a été source de questionnements et de prise de distance avec nos pratiques.

« Les réponses aux problématiques de violence proviennent du terrain. Il faut former les habitants de la communauté. Les habitants ont plus de légitimité auprès de leurs concitoyens, connaissent mieux les problèmes et le contexte territorial. Ainsi leur parole est mieux prise en compte », explique Luis Mendoza, 38 ans, éducateur à Chicago Aréa Project.

Un exemple édifiant : l’expérimentation du dispositif des « interrupteurs » (interrupters), mis en place par Cure Violence, une ONG qui forme et déploie des interrupteurs de violence pour atténuer les conflits dans la rue avant qu’ils ne deviennent violents, destiné à faire baisser le nombre d’homicides, première cause de mortalité de la ville. À Chicago, une personne est victime d’un tir par arme à feu toutes les 2h49.

Les « interrupteurs » de violence sont des personnes qui font partie de la communauté et qui sont crédibles auprès des jeunes. Cette notion, la crédibilité, est fondamentale.

Ayant été confrontés de près à la violence, pour l’avoir exercée eux-mêmes ou pour l’avoir subie, ces acteurs se basent sur leurs expériences d’infortunes (anciens membres de gang, longs séjours en prison, pertes de proches…). Ils vont à la rencontre directe de jeunes délinquants pour tenter de les raisonner, et de les orienter vers une meilleure voie.

Les « interrupteurs » interviennent en prison, à l’hôpital, auprès des familles :au plus près de la violence afin de la stopper et d’entamer une relation avec les protagonistes engagés. En dix-neuf ans d’action, on a constaté une baisse spectaculaire de la violence contre les personnes allant jusqu’à 73%.

 

Identifier les leaders et s’appuyer sur eux pour résoudre les problèmes 

Les acteurs rencontrés sont unanimes sur l’importance de l’identification des leaders. « Agir sur les leaders permet d’agir sur le groupe ». Afin de mettre un terme aux conflits entre gangs, une des stratégies consiste à pouvoir identifier les leaders de chaque partie et à organiser une médiation entre eux. Une autre stratégie est de les transformer en « leaders positifs », de les valoriser en les impliquant dans des actions citoyennes. Cela influence ensuite positivement les autres membres de leur gang ou de leur réseau. Reste alors à valoriser les premières victoires, afin de galvaniser la population, et à initier une dynamique collective de long terme.

La démarche participative est systématique et mise en œuvre par l’ensemble des partenaires rencontrés. La prise en compte de la parole des jeunes est indispensable pour développer l’accès à la citoyenneté. Cette posture permet de sortir de la logique de l’adulte « omniscient » qui prétend connaitre tous des problèmes auxquels les jeunes sont confrontés.

« Les jeunes doivent faire partie de la solution, il faut co-construire les projets avec eux ».

Mobiliser la raison

Selon Saul Alinsky, il faut transformer les « réactions passionnées et impulsives en action calculées, constructives et efficaces » (c’est-à-dire mobiliser la raison des acteurs et redonner du sens à leur actions individuelles. Nous savons déjà que le fait de rassembler les acteurs d’un territoire « de façon autonome des pouvoirs publics » ou la mobilisation des habitants, des personnes-ressource, renforce leur pouvoir d’agir et permet ainsi de dépasser un sentiment de fatalité et une exclusion politique réelle.

Les Américains parlent de « personnes crédibles » aux yeux des belligérants. C’est ce que Guadalupé, formatrice chez Cure Violence où elle agit en tant  qu’ « interrupteur » explique : « Je suis la sœur d’un chef de gang à Chicago, c’est cela qui me donne la crédibilité d’intervenir dans les rues pour sortir les jeunes des gangs, ils me connaissent et je les connais ».

C’est cette même approche que nous avions favorisé, sans avoir alors connaissance des pratiques américaines, dans la méthode que nous avons inauguré en faisant appel à des jeunes-ressource pour identifier les leaders des rixes parisiennes. Cette capacité de comprendre le point de vue des auteurs, de partir de leurs motivations et de les impliquer dans la mise en place de solutions constitue l’originalité de notre démarche.

Connaître en pratique les ressorts psychologiques et sociaux menant à l’action violente est indispensable lorsqu’il s’agit de mobiliser ses pairs en faveur du bien commun. Mendoza, éducateur dans un quartier sensible de Chicago, explique que « les jeunes doivent faire partie de la solution, il faut co-construire les projets avec eux ».

Aussi semble-t-il primordial de comprendre que la logique d’affrontement et la volonté d’imposer son point de vue avec violence sont les manifestations inadéquates d’un besoin légitime de trouver sa place à l’intérieur d’un groupe. Ce même ressort est à l’origine d’actions morbides qu’il faut détourner dans le sens d’une insertion épanouissante pour la vie de la cité, favorable à l’amélioration de la société et à la lutte pour l’émancipation individuelle et collective des jeunes.

 

Mamadou Doucara

Mamadou Doucara

1 .FRANCE 24. (2016, 28 novembre). Rixes 18e – 19e : la nouvelle « guerre des boutons » #Pas2Quartier. YouTube.

2. FRANCE 24. (2017, 11 décembre). La punchline est dans le pré #Pas2Quartier. YouTube.

 

Lire le portrait de Mamadou Doucara: Lire le portrait de Mamadou Doucara.

 Bibliographie

BUTTS, Jeffrey A., GOUVIS, Roman Caterina, BOSTWICK, Lindsay, PORTER, Jeremy R, « Cure violence: a public health model to reduce gun violence », Annual Review of Public Health, vol.36, 2015.

ALINSKY, Saul, Être radical : Manuel pragmatique pour radicaux réalistes (La grande bibliothèque) (French Edition) (1re éd.). Aden Belgique, 2012, P. 2801

LEPOUTRE, David, Cœur de banlieue codes rites et langages, Paris, Éditions Odile Jacob, 1997.

PONTHIEUX, Sophie, Le capital social, la Découverte, coll. « Repères » 2006.

Marc Cheb Sun