<span class=Aux sources de la radicalisation djihadiste en France">

Fév / 04

Aux sources de la radicalisation djihadiste en France

By / Oguz Aziz /

Aux sources de la radicalisation djihadiste en France

A travers son dernier ouvrage Penser la radicalisation djihadiste, Elyamine Settoul, enseignant-chercheur en sciences politiques, brosse une cartographie complexe au-delà des idées reçues, « à 360 degrés » du phénomène djihadiste. A cheval entre la sociologie, la psychologie, la géopolitique et le fait religieux, son ouvrage s’interroge sur le nombre de jeunes Français partis rejoindre l’Etat islamique et pourquoi il y a eu en France une série d’attentats et de tueries depuis l’affaire Merah en 2012. Dans ce livre, Elyamine Settoul s’appuie sur ses connaissances académiques, une cinquantaine d’interviews et un important travail de terrain mené depuis plusieurs années dans les prisons françaises. Maître de conférences au sein de la Chaire de criminologie du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam-Paris), il a créé une formation spécialisée sur la prévention de la radicalisation, devenant une référence sur le plan européen. Son ouvrage s’impose comme un livre essentiel, non manichéen, sur ce phénomène.

Pourquoi avez-vous souhaité écrire ce livre, qui défend une approche complexe de la radicalisation djihadiste ?
Depuis une dizaine d’années, on a vu l’émergence d’une littérature exponentielle sur la radicalisation djihadiste avec des milliers d’articles et des centaines d’ouvrages spécifiquement consacrés à ce sujet. Mais cette littérature demeurait lacunaire. J’ai donc voulu à travers ce livre proposer une cartographie générale permettant de comprendre le djihadisme de la dernière décennie de manière globale et exhaustive. Dans le livre, je me suis intéressé aux aspects géopolitiques, sociologiques et théoriques en recensant les différentes écoles de pensée qui explicitent les dynamiques djihadistes. Certains disent par exemple que le cœur de la violence est à rechercher dans le Coran et les courants religieux rigoristes. D’autres prétendent que la violence prend racine chez des jeunes en colère contre la société et pour qui le djihad serait une manière d’exprimer sa radicalité sociale ou sa haine. D’autres encore considèrent les djihadistes avant tout comme des militants politiques, en raison de la situation géopolitique en Afghanistan, en Irak ou en Palestine. Pour moi, il y a dans chacun de ces écoles des éléments pertinents mais aussi des limites. Parce que les djihadistes ne se cantonnent pas à des militants politiques, à des fanatiques religieux ou encore à des jeunes sous emprise mentale. Le cœur de l’ouvrage vise précisément à sortir de ces approches mono-causales qui ont trop longtemps dominé le débat français et d’explorer la disparité interne du phénomène. A partir d’un terrain d’enquête fondé sur une cinquantaine d’interviews et la visite d’une douzaine de prison, j’ai donc proposé une vision globale du phénomène, que j’ai appelé « Le Pentagone théorique de la djihadisation ». Il y a dans cette cartographie sociologique cinq pôles qui sont en quelque sorte des modalités d’engagement avec leurs dynamiques propres. Celles-ci sont fondées sur des vecteurs religieux : la radicalité sociale, les motivations politiques, l’emprise mentale ou enfin des logiques pulsionnelles. Ce système explicatif à cinq niveaux permet de mieux comprendre en partie la variété des profils parmi les combattants. Comme je le dis dans l’ouvrage, l’EI a d’une certaine manière démocratisé le djihad avec une part importante de convertis, de femmes mais aussi des hommes avec des profils inédits, comme des personnes atteintes de pathologies psychiatriques, des homosexuels refoulés ou des « perdants radicaux ». Comme l’a théorisé le philosophe allemand Hans Magnus Enzensberger, ces derniers désignent des personnes narcissiques et haineuses. C’est le cas par exemple de l’auteur de la tuerie de masse de Nice, Mohamed Lahouaiej-Bouhlel, le 14 juillet 2016. Des individus qui veulent exprimer leur haine de la société de la manière la plus spectaculaire et violente possible. Et l’EI leur a offert de quoi assouvir ce désir sur un plateau. 

 

Au-delà de ces perdants radicaux, vous dites contrairement à une idée reçue que les djihadistes ne sont pas des fous dans leur majorité. Pourquoi ? 

Effectivement, comme l’a montré le chercheur Marc Sageman, la majorité des djihadistes n’a pas de troubles psychologiques. Dans une étude classique réalisée au début des années 2000, il a eu un accès direct à tous les dossiers médicaux de militants internés par les forces américaines. Celle-ci montrait que 90% n’avaient pas de pathologies. Ce sont des hommes ordinaires qui font des choses extraordinaires. La question centrale est donc qu’est-ce qui les pousse à faire ces choses « extraordinaires » ? Mon livre vise précisément à décrypter cette boîte noire.

Elyamine Settoul

« Aujourd'hui, quand on parle de radicalisation, l'opinion publique l'associe automatiquement à l'islam »

Vous pointez également le fait qu’en Europe la radicalisation est très islamo-centrée. En quoi est-ce problématique ?

Tout est vu à travers le prisme de l’islam.  Aujourd’hui, quand on parle de radicalisation, l’opinion publique l’associe automatiquement à l’islam. Et c’est problématique parce le phénomène est loin de se restreindre à cette idéologie. Par exemple, il y a aussi une radicalisation d’extrême droite qui demeure sous étudiée notamment en France. A l’exception de rares chercheurs comme Nicolas Lebourg.

 

Les termes « islam radical » ou « islamisme » se sont aussi banalisés dans l’opinion publique. On met sur le même plan les Frères musulmans égyptiens, le président turc islamo-conservateur Erdoğan ou encore l’Etat islamique. N’est-ce pas un concept devenu fourre-tout ? 

Vous pointez quelque chose de fondamental. Parce qu’aujourd’hui, on met le salafiste de banlieue qui porte sa barbe et sa tunique traditionnelle au même niveau que des combattants de l’État Islamique. Le lien est quasi automatique dans la tête de nombreux fonctionnaires qui associent implicitement toute pratique religieuse intense à une étape de passage vers la violence. Je considère au contraire, comme l’ont montré beaucoup de chercheurs, que ces salafistes sont dans leur majorité quiétistes. Ils peuvent certes être prosélytes, poser des problèmes de vivre ensemble, de communautarisme mais ils ne sont pas l’antichambre sociologique du djihadisme. La majorité des jeunes partis rejoindre l’État islamique n’étaient pas salafistes au sens sociologique. Ils n’étaient pas biberonnés par la religion, ne portaient pas la qamis ou la barbe avec une pratique religieuse ultra-rigoriste. Evidemment, il y en avait, mais la majorité d’entre eux étaient plutôt passés par la case de la délinquance ou de la prison, et provenaient de familles souvent dysfonctionnelles. L’Etat pense pouvoir éradiquer ces dynamiques religieuses par une forme de contrainte mais cela me parait être une stratégie très naïve. Il ne suffit pas de montrer les muscles pour transformer une réalité sociale. Peut-être que cela poussera certains à effectuer leur hijra [ndlr, retour] dans certains pays musulmans mais la majorité restera sur le territoire.

 

On en revient à la polémique déclenchée par Manuel Valls, alors Premier ministre, qui, après les attentats de 2015 et 2016, déclare : « tous les salafistes ne sont pas terroristes, mais tous les terroristes sont salafistes ». 

Et ce n’est pas vrai : tous les terroristes ne sont pas salafistes. Lors de mes entretiens réalisés pour ce livre, j’ai eu à faire à des djihadistes partis rejoindre l’Etat Islamique qui me disent qu’ils ne mangeaient pas de viande halal, qu’ils ne faisaient pas la prière, mais ils ont été malgré tout attirés par l’Etat islamique. Un véritable salafiste ne transige pas avec ces rites. Evidemment, il y a des similitudes entre les salafistes et les djihadistes. Ils peuvent potentiellement se référer à des livres et des auteurs communs, comme les théologiens Ibn Taymiyya (1263-1328) ou Mohammed Ben Abdelwahhab (fondateur du wahabisme au XVIIIe siècle, l’un des courants du salafisme). Ce sont des penseurs qui ont théorisé l’engagement djihadiste. En revanche, il y a une rupture au niveau sociologique. Ils puisent dans les mêmes références écrites, mais ils sont différents dans leur manière de vivre la religion.

 

Dans votre livre, vous abordez par ailleurs la question géopolitique mondiale…

Oui certains djihadistes peuvent être très politisés : ils connaissent la situation en Moyen-Orient. Ils sont capables de décrire les logiques de domination occidentale, de parler de l’Afghanistan ou de la Palestine. Mais pour la majorité, on est loin de faire face à des militants politiques tels que l’ont pu être les Corses, les Basques ou Action Directe [mouvement terroriste d’extrême gauche en France fondé en 1979 qui a perpétré de nombreux attentats]. Au final, les djihadistes véritablement politisés paraissent très minoritaires, surtout au sein l’État islamique, qui a recruté à tour de bras des hommes qui venaient de partout, avec, pour le contingent français, une majorité de personnes non diplômées. A mon sens, il y a plutôt un ressort émotionnel fondé sur un choc moral. C’est-à-dire qu’un jeune regarde Internet et voit par exemple des images de Palestiniens ou de Syriens souffrir, et se dit qu’il doit les défendre. Il y a cette idée forte de « je vais aller sauver mes frères musulmans, c’est un devoir ». Ce n’est pas forcément quelque chose de très construit intellectuellement.

« Je préfère pour ma part parler de territoires délaissés par la République »

La France a donné l’un des contingents étrangers les plus nombreux à l’Etat islamique : comment l’expliquez-vous ? 

Il y a plusieurs facteurs. Déjà, la France a la plus importante communauté musulmane d’Europe. Cela peut expliquer pourquoi il y a tant de Français au sein de l’EI. Néanmoins, si on rapporte à la taille de la population, la Belgique ou la Norvège ont « fourni » plus de djihadistes que la France. A mon sens, la question de la relégation territoriale, symbolique, et les nombreuses polémiques autour de la visibilité du fait islamique, sont primordiales.

 

Ce que des chercheurs appellent le « terreau des terros » ?

Oui. Beaucoup de jeunes ne se sentent pas appartenir à la France, qu’ils sont relégués ou discriminés au quotidien. On est aussi un pays qui est très réticent à la visibilité du religieux. Certains font un lien entre communautarisme et radicalisation. Or les pays officiellement multiculturalistes ou communautaristes comme le Canada ou la Grande Bretagne ont été moins impactés. La question du malaise des banlieues transparait en filigrane. Si l’EI a été aussi attractif et puissant dans certains territoires français, c’est aussi parce qu »il y a déjà un sentiment de non-appartenance à la France très ancré dans ces espaces. Certains chercheurs parlent de territoires conquis de l’islamisme, je préfère pour ma part parler de territoires délaissés par la République.

 

D’autant plus que depuis la série d’attentats en 2015-2016, la situation ne s’est pas améliorée sur la stigmatisation des minorités. Quel regard portez-vous sur l’état du pays ? 

Il suffit de regarder les dernières élections présidentielles. Les violences verbales d’Eric Zemmour n’apaisent pas les choses. Les minorités en particulier musulmanes sont devenues un enjeu central pour la plupart des partis. Cela permet d’éluder des problématiques autrement plus structurelles tels que le déclin des services publics, la précarisation des fonctionnaires (police, hôpitaux etc..) l’accroissement des inégalités.

« Concernant l'islamophobie, il faut reconnaître ce racisme, au même titre que l'antisémitisme. »

En quoi la question de l’islamophobie en France peut jouer sur l’engagement djihadiste ? 

D’abord, de manière structurelle, la matrice cognitive de beaucoup de Français est anticlérical et anti-religieuse. C’est une matrice ancrée depuis la IIIème République lorsque les républicains luttaient contre l’influence prépondérante des catholiques. La religion en France est souvent vue comme une forme d’archaïsme, beaucoup de Français sont athées ou agnostiques. Il y a un rapport au transcendant très spécifique, passionnel et conflictuel. Ensuite, l’islam en particulier cristallise des tensions parce que cela renvoie implicitement aux quartiers populaires, à la délinquance, à une histoire coloniale violente qui a mal été cicatrisée. Et enfin, concernant l’islamophobie, il faut reconnaître ce racisme, au même titre que l’antisémitisme. Ce concept est étudié partout, aux Etats-Unis, en Angleterre, au Canada, et en France certains se demandent encore si cette notion est légitime. Or, c’est une réalité : des gens ont peur de l’islam. Si on ne reconnaît pas l’islamophobie, on ne reconnait pas les discriminations spécifiques vécues par les musulmans. Et il y a donc un déni de la réalité vécue par les musulmans. Pour moi, cela alimente automatiquement la radicalisation, comme l’a montré le chercheur anglais Tahir Abbas, qui travaillé sur le lien entre islamophobie et radicalisation. On peut reconnaitre l’islamophobie tout en critiquant cette religion comme les autres. 

 

Comment la France a géré le retour des djihadistes ? Vous intervenez en prison, comment jugez-vous l’action des politiques publiques ? 

Dans les prisons, le travail de désengagement idéologique est sérieusement mené. D’abord, ceux qui sont rentrés de Syrie ne sont pas forcément les plus durs. Les plus endurcis, qui sont souvent restés combattre pour l’Etat islamique, sont morts là-bas pour accéder à la récompense suprême qui est celle du martyr, aller au paradis. Les « revenants » ont souvent été déçus et traumatisés par ce qu’ils ont vu. La plupart d’entre eux abandonnent l’idée du djihad. En revanche, la France n’est pas très bonne pour la réinsertion sociale après la prison. Quand ils sortent, un certain nombre d’entre eux retournent à la délinquance. Les plus durs parmi eux sont les religieux. Le processus est lent et difficile. A cela, il faut additionner les problèmes de santé mentale, la question des conditions de détention. La surpopulation carcérale nourrit également un sentiment antiétatique, d’humiliation, voire de haine. Jusqu’à aujourd’hui, on n’a pas eu de cas d’anciens djihadistes repartis vers le djihadisme. 

 

Le dernier événement marquant en France, c’est l’assassinat de Samuel Paty. Comment voyez-vous le phénomène se développer dans les années à venir ?   

Le terreau est encore là. Le sentiment de non-appartenance nationale chez les jeunes issus des quartiers populaires est encore très présent. Quant à l’État islamique, même s’il n’a plus de territoires, il continue d’exister sur Internet et dans la littérature djihadiste. L’idéologie n’a pas disparu. La haine de la société peut aussi trouver d’autre formes d’expression autre que le djihadisme. Il faut aussi jeter un coup d’œil sur les discours d’extrême droite. Il faut aussi se questionner sur notre société : comment peut-on fabriquer du nous et du sentiment d’appartenance ? La France est aujourd’hui dans un contexte international de déclassement social. Le pays tend à décliner économiquement, politiquement… Et quand on s’appauvrit, on recherche presque mécaniquement des boucs émissaires. Et en France, la figure du bouc émissaire prend la forme du musulman ou du rom ou des banlieusards considérés comme un bloc monolithique. 

 

Comment casser ce cercle vicieux ? 

Nous devons prendre conscience que la France est un pays avec une grande diversité, du fait de son histoire, notamment coloniale. Nous devons pouvoir raconter tous les épisodes de notre histoire, même s’ils sont parfois douloureux. On doit le faire de manière plus dépassionnée pour réenraciner la jeunesse. A l’école, il faut aussi pouvoir parler du fait religieux. Les professeurs ne sont pas à l’aise avec ce sujet, alors qu’ils font face à une jeunesse qui est croyante. On doit s’adapter à cette réalité. Ensuite, il faut mieux contrôler tous les courants religieux qui peuvent appeler à une vision sectaire de l’islam et qui sont souvent portés par une littérature et des maisons d’édition venant de pays alliés comme l’Arabie Saoudite ou le Qatar. Enfin, je suis convaincu que pour lutter contre la ségrégation symbolique, il faut favoriser l’émergence d’une élite issue de toutes les strates de la société. Malheureusement notre système est marqué par de fortes logiques de reproduction sociale qui consacrent le mâle blanc et mettent en périphérie les minorités comme les femmes ou les personnes handicapées.

 

Propos recueillis par Aziz Oguz

 

Penser la radicalisation djihadiste : acteurs, théories, mutations d’Elyamine Settoul (PUF, 2022).

 

Oguz Aziz