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Jan / 09

Le portrait d’une femme que tout pousse à la marge

By / Rejane Ereau /

Le portrait d’une femme que tout pousse à la marge

La liberté a-t-elle un pays ? Quel coût faut-il payer pour la toucher du doigt ? Romancière d’origine jamaïcaine, Nicole Dennis-Benn signe avec Si le soleil se dérobe le portrait d’une femme que tout pousse à la marge. Noire, lesbienne, immigrée sans papiers… A la périphérie du monde ou au cœur d’elle-même ?

C’est un jour d’automne. L’écrivaine jamaïcaine Nicole Dennis-Benn est à Paris pour présenter son nouveau roman, intitulé en français Si le soleil se dérobe. En anglais, la langue de l’auteure, installée aux Etats-Unis, le livre s’appelle simplement Patsy, du nom de son héroïne. Car c’est au parcours d’une femme que Nicole Dennis-Benn nous convie. Patsy : jamaïcaine, grandie dans un quartier populaire de l’île caribéenne où tout se sait, où tout le monde se connaît, où “il n’y a pas la moindre cachette”. Une mère qui a toujours préféré la fréquentation de Dieu à celle de sa fille. Un boulot sans intérêt dans l’administration. Et une enfant, Tru, née au hasard d’un amour illégitime, dont elle ne sait pas très bien quoi faire. Une amie, aussi. Cecily. Amie d’enfance, amie intime, fascinante amie à la peau plus claire, amie aimée de toute sa chair mais qui a pris la poudre d’escampette, un jour, pour s’installer aux Etats-Unis. Depuis, Patsy rêve de partir. Et un jour, elle ose. Tant pis pour le boulot, tant pis pour la gamine, tant pis pour la vieille mère. Ce n’est peut-être qu’un fantasme mais tant pis, le désir est plus fort. Elle ne dit rien, elle part. Et l’illusion se craquelle. A New York, Cecily est mariée à un Américain. Elle a une vie confortable, un fils modèle, un époux autoritaire. Rien qu’elle ne soit prête à laisser tomber pour un fantôme surgi du passé. Que faire, alors : repartir ou rester ? Les conditions sont précaires pour une femme jamaïcaine sans papiers ni emploi qualifié, mais Patsy fait le choix de l’espoir… Entretien.

 

Votre premier roman, Rends-moi fière, a été qualifié à sa sortie aux Etats-Unis de “livre d’immigrant”. Celui-ci, de “livre queer” par le Washington Post. Comment réagissez-vous à ces étiquettes ?

Je ne suis pas confortable avec ce genre de qualificatifs, car ils pointent une direction uni-dimensionnelle. Je comprends les éditeurs, c’est une facilité de communication, mais mes histoires et mes personnages sont multidimensionnels, non réductibles à une origine ou une orientation sexuelle. Je n’ai pas écrit un roman activiste, même si je suis moi-même mariée à une femme. Mon livre décrit d’abord le parcours d’une femme qui souhaite ardemment devenir elle-même. C’est un parcours universel. L’homosexualité n’est qu’en arrière-plan. Bien sûr, en écrivant mes personnages, je me suis demandé comment ils allaient être perçus en Jamaïque, où la culture est encore très misogyne, mais j’avais à coeur de proposer des parcours qui puissent parler à tout le monde par leur humanité, leurs aléas et leurs contradictions, qui résonnent avec les nôtres.

« Livrer un portrait intérieur de mes personnages qui ne s’arrête pas à leur couleur ni à leur sexualité »

Il y a dans Patsy une intersectionnalité : elle est noire, caribéenne, lesbienne, issue d’un milieu ouvrier… et comme chacun de nous, elle veut se réaliser, trouver l’amour et la liberté d’être.

Personnellement, il m’a fallu beaucoup de temps pour parvenir à combiner toutes les parties de moi en une seule. J’étais étudiante lorsque j’ai fait mon coming-out. Sur le campus, la plupart des autres homosexuels étaient blancs. Et parmi les étudiants caribéens, il n’y avait pratiquement pas d’homosexuels. Quand j’étais parmi eux, je cachais cette partie de mon être. C’était schizophrénique : j’étais tant de personnes différentes ! Et je n’osais pas mélanger mes amis… Jusqu’au jour où j’ai eu envie qu’ils m’acceptent en totalité. En tant que noire, qu’immigrante, que lesbienne, que femme. Qu’égal, que bonne amie, que chouette compagne. Il m’a fallu de la maturité pour en arriver là. C’est cette maturité que je veux transmettre aujourd’hui dans mes livres, en livrant un portrait intérieur de mes personnages qui ne s’arrête pas à leur couleur ni à leur sexualité. Adolescente, j’aurais aimé lire des romans dont les héros me ressemblaient, pas seulement physiquement, mais dans leurs façons de désirer, de ressentir. Ces identités marginales enrichissent le paysage littéraire, elles permettent la projection, la réflexion, l’interrogation. Patsy est queer mais cela ne la définit pas. Son histoire est avant tout une histoire de rêve, de sentiments mêlés, d’envie de liberté. Je voulais montrer que quel que soit notre histoire, nous partageons les mêmes soucis d’identité, de perte, de peine, de place. Noirs, homos, immigrés, nous sommes tous emmêlés dans nos vies et dans nos propres désirs, désordonnés, contradictoires.

 

Dès le début du livre, la couleur de peau est omniprésente : trop noire, assez claire… Un critère incontournable de jugement, même en Jamaïque ?

Je voulais documenter la question de la norme et de la différence, notamment entre Patsy et Cecily. La mesure de la couleur de peau est réelle, de même que le celle de la classe sociale. Une fille à la peau claire, comme Cecily, est celle que tout le monde désire, avec qui tout le monde veut être ami. Pour Patsy, être choisie comme intime par une telle fille est un privilège. Il y a même là une ambiguïté : aime-t-elle vraiment Cecily, ou aime-t-elle se sentir valorisée lorsque celle-ci est à ses côtés ?

 

On a peu de représentation de la société jamaïcaine. Que dire de Pennyfield, le quartier où a grandi Patsy ?

Je voulais que les femmes jamaïcaines des classes populaires soient au centre de l’histoire. Pennyfield ressemble à Vineyard Town, le quartier de Kingston dont je suis originaire. Dans les rues, il y a toujours un voisin qui cuisine, des gars qui jouent aux dominos, de la musique, des amis réunis autour d’un match de foot… Je souhaitais donner une voix à cette culture, capter son humanité, montrer la vie les uns avec les autres. Patsy est le fruit du contexte dont elle est issue. D’où elle vient façonne la femme qu’elle est et son état d’esprit. C’est pour cela que j’ai eu à cœur de donner à ressentir l’atmosphère de son quartier.

 

Et le bout de Brooklyn où elle atterrit à son arrivée aux Etats-Unis ?

De la même manière, il était important pour moi de faire sentir ce que c’est, de vivre dans un pays comme les Etats-Unis, et de montrer que cela n’a rien d’un paradis. Le rêve américain de Patsy, c’était l’émancipation, le statut, la sécurité financière. Mais sans papiers, sans diplôme suffisant pour espérer être un jour régularisée, Patsy doit trancher : faire un mariage arrangé pour obtenir des papiers, ou choisir sa liberté, vaille que vaille, au prix d’une grande précarité. Travailler au noir, loger dans une petite chambre, accepter des boulots ingrats… Je voulais montrer comment c’est, de vivre à la périphérie d’un lieu. J’habite à Brooklyn, je croise tous les jours des gens dans les cafés ; mais jamais une Patsy n’aura le temps de venir s’y asseoir… En migrante, Patsy est passée d’un environnement où tout lui était trop familier à l’invisibilité la plus totale. Quand elle réalise l’ironie de sa situation, cela l’affecte. Elle doit lutter pour ne pas sombrer dans le découragement ou la dépression.

Nicole Dennis-Benn ©Jason Berger

« En osant sa liberté d’être, Patsy a autorisé sa fille à en faire de même. »

Jusqu’à réaliser que le lieu rêvé n’est pas à l’extérieur de nous, mais en nous.

Patsy vit des moments difficiles mais sa force est de garder sa lucidité. Quelles que soient les épreuves, elle reste fidèle à elle-même, à sa recherche éperdue de liberté. C’est une bataille que nous avons tous à livrer : nous pensons que quelque chose va être bon pour nous, mais au final, c’est un échec. Que faire de notre frustration, de notre déception ? L’épreuve nous oblige à aller de l’avant et à éclaircir nos choix : que voulons-nous vraiment ? A quel prix ? Patsy est déçue par Cecily, déçue par l’Amérique, mais à un moment, elle réalise qu’elle n’est pas à New-York pour dépérir, mais pour vivre.

 

Au fond, le livre explore la question du désir. Faut-il ou non chercher à donner forme à tout prix à ceux qui nous traversent ?

Le désir est central : Patsy désire la liberté de mouvement, elle désire le choix, elle désire Cecily, mais après, il y a des conséquences. A-t-elle eu raison de partir ? Devait-elle suivre son coeur ? Poser un acte sur son fantasme ? Partie en quête de liberté ? Patsy se retrouve coincée dans un système aliénant. Elle voit son amie Cecily à la merci d’un homme autoritaire, épousé par intérêt. Elle, refuse de se marier simplement pour avoir des papiers. Elle reste fidèle à elle-même. En quittant la Jamaïque, elle a fui la maternité et abandonné sa fille, mais ironie du sort, à New York, elle se retrouve à garder les enfants des autres… Tous les jours, elle se retrouve ainsi confrontée à sa décision. C’est douloureux, jusqu’au moment où elle décide d’être en vie, c’est-à-dire de lâcher la rêverie et la nostalgie pour assumer d’être dans ce corps-là, dans cette réalité-là, ici et maintenant. Là se niche peut-être la véritable liberté. Là se niche la faculté de rebond. Patsy s’aperçoit qu’elle peut y arriver, qu’elle peut se pardonner, qu’elle peut aimer et être aimée. 

 

Tru, la fille de Patsy, découvre à l’adolescence qu’elle est aussi attirée par les femmes. Ne craignez-vous pas un raccourci un peu simpliste ?

En l’écrivant, j’ai d’abord eu peur que cela enferme le roman dans la catégorie des “livres queer”, puis j’ai décidé de rester fidèle à mes personnages, en me disant que dans d’autres œuvres, on ne questionne pas le fait qu’ils soient tous hétéros ! Mes héroïnes sont complexes. Patsy s’émancipe des normes de genre : elle peut tomber amoureuse d’un homme autant que d’une femme. Tru, elle, est non binaire : d’abord, elle s’est sentie coupable de n’être ni vraiment une fille, ni vraiment un garçon, puis elle a assumé. Sa mère ne lui a pas transmis l’homosexualité – ce n’est ni génétique ni transgénérationnel ! Mais elle lui a légué la faculté de s’autoriser à être elle-même. En osant sa liberté d’être, Patsy a autorisé sa fille à en faire de même. A ne pas avoir honte, ne pas être intimidée, ne pas se conformer… A Littlefield, les femmes sont dominées par les hommes, assignées à la cuisine et à la famille. C’en est presque caricatural ! En arrivant aux Etats-Unis, Patsy découvre que c’est la même chose : si l’on y veut un statut, comme Cecily, il faut s’en remettre à un homme. A quel coût est-elle prête à rester fidèle à elle-même ? Nos identités sont mouvantes. Au fil des épreuves, Patsy évolue. Elle qui n’était pas maternelle, par exemple, finit par éprouver de l’affection pour les enfants dont elle a la garde. Il y a des moments où il faut accepter de bouger. J’aime ce voyage et cet acte d’équilibre.

 

Propos recueillis par Réjane Ereau

 

Si le soleil se dérobe, Nicole Dennis-Benn, éd. de l’Aube, 2022

– « Meilleur livre de l’année 2021 » selon le New York Times –