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Sep / 12

Cinéma et banlieues : les crocs d’une jeunesse

By / Soufyan Heutte /

Après Les Misérables, Athéna ou encore Gravité, Banlieusard 2 de Kery James débarque sur Netflix le 27 septembre et Bâtiment 5 de Ladj Ly sera sur les écrans dès le 6 décembre. Dédiés à la banlieue, ces films ont pour point commun de mettre en exergue une jeunesse délinquante. Une question se pose: avec des œuvres comme celles-ci (et peu, voire pas d’autres sujets), le travail de propagande des différentes thèses d’extrême droite (ensauvagement, grand-remplacement, islamisation, …) n’est-il pas assuré ? Quel est l’impact de ces productions sur la population qui ignore tout ou presque de la vie en quartier populaire ?

L’auteur Soufyan Heutte ouvre le débat…

Cinéma et banlieues : les crocs d’une jeunesse

Le cinéma, cet espace où tout est possible, où l’imaginaire déambule d’une allure légère, où les contraintes du réel s’abstiennent, se suspendent et ne tiennent qu’à notre crédulité consentie… Par le cinéma, on sublime, on élève au rang d’art, on imprime dans la conscience collective, dans les consciences des masses, des images, des idées, des tableaux. Toutefois, par le cinéma, on propage aussi, dans le sens d’une propagande : on ne sublime pas tout le monde, on en abime aussi. On tisse un récit orienté. Ainsi l’Amérique moderne s’est construite, principalement, sur un mythe. Celle de la conquête vers l’Ouest avec sa figure mythique du cow-boy solitaire et courageux. Et pour conséquence la peinture du natif amérindien en peau-rouge sauvage, en invisibilisant au passage le rôle réel des cow-boys noirs. On pourrait multiplier les exemples à foison. Le cinéma, aussi merveilleux soit-il, reste un instrument politique. Et pas seulement pour les régimes totalitaires comme on peut, instinctivement, le penser. Le cinéma permet de forger les mentalités plus finement et durablement que tout discours politique. C’est avec ce regard que je perçois, de façon sensible, les films traitant de la banlieue et ses habitants. Sensible, car je suis auteur de romans abordant ce sujet, aussi car je suis habitant de cette dernière. Je vais aborder le lien entre trois films. Trois œuvres ayant chacune dessiné une banlieue différente : Les Misérables, Athena et La gravité. Toutefois, un point commun les lie et c’est cela qui fait buter. Je ne vais pas en faire une critique, je l’ai déjà fait par le passé.

Dénominateur commun : une jeunesse qui n’existe nullement en tant que telle

Non, j’aimerais, ici, discuter d’un dénominateur commun qui m’a, dans un premier temps, troublé puis interrogé. C’est le traitement effectué, dans les trois films, de la jeunesse de ces quartiers. Cette jeunesse n’existe nullement en tant que telle. C’est une jeunesse délinquante, plus précisément trafiquante de stupéfiants, en un mot charbonneuse. Le champ hyper limité est en soi problématique. Le cinéma, en ce cas, abîme de façon profonde et forte. On ne peut évacuer le fait que la représentation de cette jeunesse affairée au deal de stupéfiants colle aux discours politiques d’extrême droite et de droite, mais pas que. Et d’une représentation médiatique qui lui emboîte le pas, voire le précède. Déjà en son temps, les protagonistes de La Haine fustigeaient ce traitement médiatique. Mais, ce n’est pas ce qui m’a fait réfléchir.

Cette surreprésentation du deal dans les œuvres artistiques dès qu’il s’agit de banlieue est un poncif. Chouf, Banlieusard et d’autres ont aussi décrit cette réalité qu’est le trafic de stupéfiants dans les banlieues françaises. Les titres de rap abondent sur ce sujet. De PNL à Koba la D, une myriade de rappeurs raconte en détail leur quotidien (réel ou romancé) en lien avec les drogues et leur commerce. Non, vraiment, ce n’est pas le problème. Ces trois films ne parlent pas, simplement, de trafic de drogue. Ils n’en parlent quasiment pas : pour certains, on le devine, c’est implicite. Car, et c’est ici que tout s’imbrique, ces films décrivent une jeunesse hors de contrôle, violente, sans retenue, qui renversent les «anciens», les «grands frères», les dealers classiques. Et ils le font tous, dans chacun des films, de façon quasi militaire, implacable. Ces jeunes, décrits comme mineurs, inspirent la peur à des majeurs impuissants. Ces jeunes montrent les crocs, sont féroces. En un mot, ils sont sauvages. Politiquement, ce mouvement porte le nom « ensauvagement ». Un terme à l’histoire ancienne. Qui, ironiquement, décrit la montée en violence des régimes occidentaux. Pour finir à n’être employé exclusivement avec sa connotation politique décriant la barbarie des jeunes de banlieue (amalgamée avec les migrants selon certains discours). Cette thèse d’extrême droite reprise par un large éventail de bords politiques décrit une jeunesse de plus en plus menaçante, contre laquelle il faut sévir, et de plus en plus jeune. Les paroles dénonçant une justice jugée laxiste et appelant à plus de fermeté ne manquent pas. Les politiques discourent, aisément et de façon prolixe, sur ces questions. Il est alors encore plus dommageable que des œuvres cinématographiques se fassent les relais des théories les plus rances et réactionnaires. D’autant que certains de ces films ont reçu un réel succès critique, jusqu’aux plus hautes sphères. Avec des œuvres comme celles-ci, le travail de propagande des différentes thèses d’extrême droite (à savoir l’ensauvagement, mais aussi le grand-remplacement et, par endroits, l’islamisation de la France) est assuré. Et de façon encore plus incontestable que les réalisateurs de ces œuvres sont issus ou proches de cette banlieue. Ils parleraient donc en connaissance de cause.

En continuant à produire de tels films, ces réalisateurs se condamnent à faire campagne pour l’extrême droite la plus dure.

Ainsi, il ne faut pas banaliser l’usage de cette jeunesse dans ces films-là. Il ne suffit pas de l’esthétiser pour lui enlever sa teneur politique. Il faut mesurer l’impact qu’aura ce genre de production sur le reste de la population. Sur ceux qui ne vivent pas en banlieue, qui ne savent pas que ce n’est pas « que » comme ça. Que chaque bloc n’est pas un four. Qu’on peut y vivre, en banlieue, et pas seulement y survivre en mode Mad Max. En continuant à produire de tels films, ces réalisateurs se condamnent à faire campagne pour l’extrême droite la plus dure. Et il n’est pas dit, ici, qu’on ne doit pas aborder certaines problématiques dès qu’on traite de la banlieue. Ni angélisme ni lyrisme. La banlieue est réelle et entière. Les violences, les bandes de jeunes avec leurs rixes, les points de deal, tout ceci existe. Mais pas que. Bien entendu, écrire une histoire, c’est avant tout écrire une situation qui se complique pour se résoudre. C’est s’appuyer sur ce qui est problématique. Et dire que la délinquance est graphique, c’est peu dire. Je saisis amplement l’attrait qu’elle représente pour tout réalisateur. Je pense qu’on ne peut pas totalement éviter de produire des clichés (le jeune dealer, la mère dépassée, le père travailleur, …) en traitant ce sujet. Mais de là à les collectionner ! De plus, un cliché n’est nullement une vérité et c’est à l’auteur de le dépasser. Or ces trois films ne se contentent pas de baser leur récit sur les pires clichés, ils les valident et les cimentent pour l’éternité. C’en est même la quintessence de leur œuvre. Qu’ils en aient conscience ou pas, ils ont produit des films validant un à un les clichés les plus racistes qui serviront l’agenda politique des personnalités d’extrême droite comme ce fut le cas pour Bac Nord. Le cinéma est politique. Ses conséquences le sont. Notre visionnage ne peut que l’être.

 

Soufyan Heutte

(© captures d’écran bandes annonces Les Misérables – Athéna)

Soufyan Heutte