<span class=Beauté inclusive : dans les coulisses de la socio-esthétique">

Oct / 24

Beauté inclusive : dans les coulisses de la socio-esthétique

By / Marc Cheb Sun /

Des soins de beauté pour restaurer l’estime de soi. Telle est la vocation de la socio-esthétique, une pratique encore peu connue de soins de bien-être à visée thérapeutique pour les personnes en situation de fragilité, femmes en tête. Mais quel rôle peut jouer un tel accompagnement pour doper la confiance en soi de celles qui sont les plus exposées à la précarité, aux inégalités et aux maltraitances de genre ? Décryptage.

BEAUTÉ "INCLUSIVE"

Dans les coulisses de la socio-esthétique

« Quand je passe ici à Barbès, je me permets de taper à la porte, même lorsque je n’ai pas rendez-vous », confie d’emblée Chafia, la cinquantaine, qui ose alors lancer à la femme qui l’accueille : « voilà ce qui m’arrive, quels sont vos conseils pour pouvoir continuer sans vous ? Et ne pas refaire de bêtises comme avant… ». Ce fameux lieu de recueillement pour Chafia, longtemps confrontée « aux galères, au chômage, jusqu’à pratiquement vivre à la rue », n’est autre qu’un… salon de beauté. Un salon toutefois pas comme les autres, où œuvrent des socio-esthéticiennes ! Leur métier ? Prodiguer des soins esthétiques à visée d’accompagnement thérapeutique pour les personnes en situation de fragilité (pauvreté, maladie, vieillesse…), à l’instar de Chafia et bien d’autres frappées par les épreuves de la vie. « En dix ans, nous avons accompagné pas moins de 8000 personnes, principalement des femmes, et ce, depuis la création de notre premier salon à Barbès », explique Maud Leblon, directrice générale de l’association Joséphine, qui se présente comme le premier réseau de salons de beauté solidaires en France, avec deux autres sites implantés à Moulins et Clermont-Ferrand.

Pas qu’un simple gommage !

Coiffure et auto-coiffure, manucure, épilation, maquillage, conseil en image…, autant de prestations proposées dans le cadre d’un parcours personnalisé de soins de beauté et de bien-être d’une durée d’un an alternant rendez-vous individuels et ateliers collectifs. Et ce, dans un objectif : permettre à ces femmes – souvent les premières affectées par les inégalités professionnelles, les maltraitances de genre ou le mal logement – « de retrouver l’estime d’elles-mêmes pour se remobiliser dans des projets personnels ou professionnels », commente la directrice générale, convaincue que « de tels soins, loin d’être accessoires, répondent à des besoins essentiels pour ces personnes fragilisées et isolées en terme d’image de soi ». Des femmes vivant d’ailleurs pour la plupart du RSA voire sans ressources, ainsi orientées par un réseau de 300 partenaires de Joséphine spécialistes de l’insertion… On l’aura compris, l’enjeu à la clé « n’est pas juste de profiter d’une coupe de cheveux ou d’un massage pas cher ! », lance Maud Leblon, – les clientes s’acquittant d’une participation de quelques euros par soin -, « mais bien de soutenir la capacité d’agir des intéressées, cet ‘empowerment’ tant essentiel pour reprendre le contrôle sur sa vie et retrouver une place dans la société ». Et pour évaluer l’utilité sociale de la socio-esthétique, pratique encore trop peu connue, l’association n’a pas hésité à mener en 2019 une étude d’impact avec le GREUS, un laboratoire de recherche, via des entretiens réalisés auprès de 300 femmes. Résultats : lorsqu’elles viennent au salon, 94 % disent avoir le sentiment d’être en dehors de la précarité, 98 % se sentent reconnues et respectées pour ce qu’elles sont, 89 % disent gagner confiance en elles…

Enfin, pour 69 % d’entre elles, Joséphine a été un levier pour enclencher de nouvelles démarches personnelles ou professionnelles. Forte d’un tel bilan, l’association a, même, lancé en 2020, Estime Emploi, un programme pilote de six mois 100 % dédié à l’accompagnement pro des intéressées !

"Des femmes des quartiers populaires qui consacrent souvent leur vie aux autres, et n’ont plus in fine d’énergie pour elles-mêmes"

Des soins dans les cités

Cet avant et cet après « Joséphine », Chafia le confirme aussi largement, elle qui se déclare aujourd’hui « mieux dans sa peau et avec elle-même ». Un retour d’expérience qui en dit long sur l’intérêt de cet accompagnement innovant des personnes précaires qu’est la socio-esthétique « d’autant qu’il prévaut pour l’heure essentiellement en France ! », comme le rappelle Alexandra Palt, directrice générale de la Fondation l’Oréal, précisément en première ligne dans la promotion d’un tel métier partout dans l’Hexagone, au sein des hôpitaux, centres d’hébergement d’urgence, etc. (voir encadré). Et ce, via, entre autres, l’appui financier des acteurs clés du secteur, à l’instar de Joséphine ou encore de Banlieues Santé, créée en 2018 pour lutter contre les inégalités sociales de santé. Cette autre association a ainsi œuvré en partenariat avec le grand groupe de cosmétiques pour « amener » l’offre de socio-esthétique jusque dans les cités ! Et ce, via un bus dédié 100 % aménagé et équipé « ayant sillonné en 2019 les quartiers défavorisés de banlieue parisienne, à Saint-Denis, Bobigny, etc., pour y prodiguer gratuitement des soins à environ 800 femmes directement au pied de leur domicile », détaille la directrice générale de la Fondation l’Oréal, qui espère « pouvoir renouveler une telle expérience montrant que la ‘beauté’ peut contribuer à une société plus juste et inclusive ». Et Camille Perlès, chargée des projets femmes chez Banlieues Santé de compléter : «Grâce au levier de la socio-esthétique, nous avons pu remplir notre objectif initial : celui de mieux atteindre ce public-là des femmes des quartiers populaires qui consacrent souvent leur vie aux autres, et n’ont plus in fine d’énergie pour elles-mêmes. En bénéficiant de tels soins dans notre bus, elles ont pu enfin prendre du temps pour elles, un déterminant clé de leur santé morale et physique ! ».

Libération de la parole

Car en effet, pour cette association fondée par des acteurs du médical, « être en bonne santé, ce n’est pas juste être exempt de maladie à un moment T ! », comme le martèle Camille Perlès, « mais bien d’être aussi en mesure de prendre soin de soi et de son corps : aller chez le médecin régulièrement, s’alimenter correctement, s’écouter… C’est ce déclic que peut favoriser la socio-esthétique en boostant la prise d’initiative des patientes via la libération de la parole. Résultat : grâce à ce temps d’échanges avec les personnes accueillies et soignées dans le bus, un projet a même émergé ; l’idée de créer dans leur quartier un tiers lieu d’accueil et de remobilisation dédié, le Café des Femmes ! ». La beauté « inclusive » émancipatrice, réparatrice, donc, pour ces dames, mais quid de ces messieurs ? Surtout les plus vulnérables (malades, en situation de handicap…) qui pourraient peut-être eux aussi apprécier de tels soins de bien-être (voir l’article ci-contre) ? « Certes, ils ne sont pas forcément le public prioritaire de la socio-esthétique, d’abord pensée comme une action à destination des femmes victimes d’exclusion et de discriminations », reconnaît Alexandra Palt, « même si les associations que nous finançons dispensent ces soins dans un panel large de structures – hôpitaux, Ehpad, accueils de jour… -, où nombre d’hommes convalescents, en fin de vie, SDF, etc., sont bien sûr tout autant pris en charge ». Auxquels s’ajoutent également un autre public masculin, et pas des moindres : les réfugiés ! Avec par exemple des soins dispensés, il y a deux ans, à des jeunes migrants originaires de Libye ou Syrie via une association de la Goutte d’Or. « Alors qu’ils avaient tous vécu l’enfer sur terre, leur engouement était tel que certains faisaient la queue pour qu’on prenne à nouveau soin d’eux, se souvient Alexandra Palt non sans émotion, ces garçons demandaient alors : s’il vous plait, faites-nous encore un soin des mains, cela nous fait vraiment du bien…».

 

Texte: Charles Cohen

Illustration: Hervé Pinel

Photos: Fondation L’Oréal

Comment devenir socio-esthéticienne ?

 

Vous souhaitez étoffer les rangs des quelques 900 socio-esthéticiennes diplômées qui pratiquent ce métier en France ? Voilà une profession encore peu répandue, mais qui n’en connaît pas moins un essor sans précédent depuis quelques années sous l’impulsion, notamment, du CODES (Cours d’esthétique à option humanitaire et sociale). Cette association, soutenue, entre autres, par la Fondation l’Oréal, délivre ainsi, depuis 40 ans, une certification professionnelle de socio-esthéticienne reconnue par l’Etat (niveau Bac). Si d’autres formations existent (un diplôme universitaire à Paris 6, Paris Beauty Academy, etc.), le CODES figure ainsi parmi les établissements de référence en matière de professionnalisation d’un tel métier. Et ce, en délivrant une formation de neuf mois, basée au sein du CHRU de Tours, « alliant enseignements théoriques dispensés par des médecins et enseignements pratiques dans les services de soins, notamment palliatifs », comme le rappelle Marie Séguineau, directrice adjointe de la structure. De quoi familiariser les stagiaires – devant disposer d’un CAP d’esthéticienne et un à deux ans d’expérience pour intégrer le cursus – à la dimension médico-sociale très forte du métier.

« En effet, les socio-esthéticiennes exercent traditionnellement dans de nombreuses structures médicales même si nous constatons désormais une hausse notable des recrutements dans le secteur social : des centres d’addictologie, d’accueil pour réfugiés… », confirme la directrice adjointe du CODES, qui aide aussi à structurer une telle filière à l’étranger, via des premiers partenariats conclus au Japon, au Maroc et en Côte d’Ivoire.

C.C

Dans l’ouest parisien, un institut de beauté pluri-pathologies

« Se faire toucher, masser, les parties brûlées, m’aide à me ré-approprier mon corps blessé ». A l’institut de beauté dite inclusive Dulcenae, dans l’ouest parisien, les grands brûlés, comme tous ceux ayant des particularités ou handicaps physiques –personnes en fauteuil, en surpoids, trans, etc. – sont accueillies à bras ouverts dans ce lieu faisant la part belle à la socio-esthétique.

 

Le cadre est chaleureux, presque aménagé comme un appartement. Coin bar d’un côté, espace salon de l’autre, puis un couloir laissant deviner les salles de massage. Stéphane est venu aujourd’hui à l’Institut Dulcenae, en plein coeur d’Haussmann-Saint-Lazare, à Paris, pour un soin du visage. Sophie, socio-esthéticienne, l’accueille avec un grand sourire, sur fond de musique d’ambiance. « Comment tu te sens aujourd’hui ? As-tu des douleurs particulières ? Des choses que tu voudrais me confier ? ». Grand habitué des lieux, Stéphane fréquente depuis plusieurs années cet institut de beauté « inclusif » dont la philosophie est d’être « ouvert à tous, quelle que soit sa particularité physique », comme le rappelle son co-fondateur, Laurent Gaudens, qui partage un point commun, et pas des moindres, avec ce client fidèle : leur corps sont brûlés à plus de 60 %… « Se faire toucher, masser, les parties brûlées par quelqu’un d’autre, c’est très important, cela m’aide à me ré-approprier mon corps blessé », confie Stéphane, grand brûlé depuis 2013, pour qui « la socio-esthétique a été un élément clé du processus de reconstruction de soi ». Reconnu comme travailleur handicapé, cet agent des impôts, vivant à Chartres, fait donc le déplacement trois à quatre fois par an dans ce quartier chic de la capitale pour bénéficier d’un soin chez Dulcenae. « Il faut une certaine régularité pour voir les effets du changement », constate l’intéressé, qui préfère ne pas fréquenter d’autres instituts « où l’on peut parfois faire face au rejet ». Et pour mieux « gérer le regard des autres », il apprend désormais à « exprimer, verbaliser » ses émotions, notamment dans ce lieu atypique « où le lien entre corps et esprit prend tout son sens… ».

 

Des soins sur-mesure

Avant de créer Dulcenae, en 2018, et son association Burns and Smiles qui oeuvre pour un autre regard sur les brûlés, Laurent Gaudens rencontrait lui aussi les mêmes difficultés dans les salons de beauté classiques. « J’ai toujours aimé me faire masser, aller dans les spas… Certains me prenaient en charge comme si je n’avais rien, d’autres me massaient très peu par crainte de me faire mal, sans compter tous les refus. Et là on te renvoie clairement l’image d’un monstre…, c’est très dur à vivre », confie le dirigeant qui a alors découvert, avec sa femme Sophie, la socio-esthétique. Une idée a ainsi émergé chez ce couple de militants : créer le premier institut de beauté 100 % inclusif et pluri-pathologies en cœur de ville, ouvert à toutes les différences. « Alors que les socio-esthéticiennes oeuvrent pour la plupart en hôpital, maisons de retraite, prisons, centres sociaux…, encore fallait-il un lieu pour celles et ceux, comme moi, qui ne fréquentent guère de telles institutions ! Car le besoin est énorme pour tous ces ‘autres’, bien en peine de se rendre dans les salons lambda : femmes opérées d’une mastectomie après un cancer du sein, personnes en chaise roulante, atteintes de psoriasis, obèses, etc., pour lesquelles nous proposons des soins spécifiques », indique le dirigeant de Dulcenae dont 30 % de la clientèle affiche une particularité. « Parmi lesquels, des personnes trans, également, bien plus à l’aise de venir chez nous », complète Laurent Gaudens, qui tient donc à rappeler que « la majorité des clients ne présentent toutefois aucun signe distinctif ». Car Dulcenae – fort de ses locaux adaptés aux personnes à mobilité réduite ou ses serviettes XXL pour tous gabarits – n’en refuse pas moins « d’être dédié aux seuls publics discriminés, loin s’en faut ! », lance Laurent Gaudens, soucieux de « favoriser l’inclusivité et la pluralité ». Un engagement largement partagé par sa femme, Sophie, qui a donc fait de la socio-esthétique son métier : « nous accueillons tout le monde sans distinction et avec la même bienveillance, l’idée étant de ne juger personne et d’être à l’écoute. Ainsi, chacun de nos soins commence et s’achève par un véritable temps d’échange, l’idée étant de faire du sur-mesure en personnalisant au maximum la séance selon les besoins, l’histoire du client ».

 

Regard sur soi

A l’instar de Sophie, dotée d’un CAP d’esthéticienne, toutes les praticiennes de l’équipe ont été briefées aux techniques d’accueil et de soins de socio-esthétique dans le cadre d’une formation en interne. « Mais même pour celles qui étaient déjà dans le métier, la pratique reste le plus formateur. Car le travail, ici, diffère largement de celui d’un service oncologique en hôpital ou d’un centre social. Nos praticiennes doivent apprendre à jongler avec un panel de publics extrêmement différents, en identifiant pour chaque profil les bonnes pratiques à adopter et surtout les maladresses à éviter », poursuit le dirigeant. L’enjeu à la clé est de taille : « remplir cette promesse propre à la socio-esthétique : à savoir, contribuer à restaurer l’estime de soi des personnes blessées », conclut Laurent Gaudens. Il livre d’ailleurs un enseignement clé d’une telle expérience, aussi bien en tant qu’entrepreneur engagé que grand brûlé depuis l’âge de quatre ans : « ce n’est pas le regard des autres qui importe le plus finalement, mais bien celui que l’on porte sur soi-même ».

 

Charles Cohen

 

Marc Cheb Sun