Août / 22
On les appelle « Thirunangais », ce qui, en tamoul, signifie les « Filles de Dieu ». L’Inde reconnaît l’existence d’un troisième genre depuis 2014, mais leur quotidien est difficile. Rejetées par leurs propres familles, souvent battues, violées et exclues du marché du travail, elles survivent grâce à la mendicité, à la prostitution et aux liens de solidarité qui unissent leur communauté. La religion hindoue leur prête des pouvoirs de bénédiction, de guérison et de fertilité. À la fois craintes et vénérées, elles occupent une posture paradoxale. Reportage photo signé Jennifer Carlos qui a passé six mois avec les communautés transgenres du Sud de l’Inde de septembre 2021 à février 2022.
Au cœur de la communauté transgenre de Pondichéry
Pondichéry (Inde), octobre 2021.
« Donne moi un peu d’argent, tu seras béni ! » : Savitha, Sangeena et Sathana ne passent pas inaperçues lorsqu’elles interpellent les passants dans les rues animées de Pondichéry. À leur rencontre, certains hommes détournent le regard, d’autres s’approchent pour leur glisser un billet dans les mains. À chaque sortie dans les grandes villes du Tamil Nadu, on rencontre dans les rues des femmes transgenres qui mendient et bénissent les passants, dans l’espoir d’obtenir de la petite monnaie. Plus grandes et plus provo- cantes que les autres silhouettes en sari, on les appelle les « Thirunangais ». Dans le sud de l’Inde, c’est ainsi que sont désignées les personnes qui ont été assignées au genre masculin, dans lequel elles ne se reconnaissent pas, et qui sont plus connues sous le nom d’ »Hijras » dans le nord du pays.
© Jennifer Carlos
Pondichéry, octobre 2021.
Savitha, 30 ans, n’a jamais réussi à trouver de travail, malgré son diplôme de technicienne d’analyses médicales. « Même si tu ne travailles pas, tu es belle et si tu peux satisfaire mes besoins, ça suffira », lui a dit le chef d’un laboratoire lors d’un entretien d’embauche. Elle mendie quotidiennement dans les rues de Pondichéry depuis ses 18 ans. Cela lui apporte « environ 300 à 500 roupies par jour » (entre 4 et 6 euros). Savitha a tenté à plusieurs reprises de trouver un emploi, mais ses nombreuses tentatives ont échoué. Son cas n’est pas isolé. Souvent diplômées, les Thirunangais ne peuvent faire valoir leurs compétences professionnelles. Les employeurs ont peur qu’elles portent préjudice à leur société. L’article 377 du Code pénal indien, criminalisant les rapports charnels volontaires « contre nature » et les classant comme « une tribu criminelle », est resté en vigueur jusqu’en 2018.
© Jennifer Carlos
Pondichéry, octobre 2021.
Le soir, Savitha bénit un homme le long de la plage, en échange de 15 roupies (20 centimes d’euro). D’après la religion hindoue, les personnes transgenres sont les descendantes de la déesse de la fertilité Bahuchara Mata. La communauté est à la fois rejetée et respectée pour son pouvoir de bénir, appelé « shirvan ». Celui-ci s’obtient grâce au choix de privilégier la vie spirituelle plutôt que sexuelle, qui peut passer par l’émasculation. Ce rituel, appelé « nirvan », fait référence au « nirvana », qui signifie l’absence de désir et la sérénité. Ainsi, bien que marginalisées, les Thirunangais ont un fort impact dans l’imaginaire culturel. Thirunangais et Hijras font ainsi face à un paradoxe chargé de fascination, entre pureté divine et impureté, car elles vivent de la prostitution et de la mendicité.
© Jennifer Carlos
Ariyankuppam, novembre 2021.
Ariyankuppam jouxte la ville de Pondichéry, au sud. Savitha montre son certificat de personne transgenre. Daté de 2016, il officialise la transition de Monsieur Balamurugan vers une femme transgenre, prenant le prénom de Savitha. Il permet d’obtenir une carte électorale et une carte d’identité. En avril 2014, la Cour suprême indienne a officiellement reconnu l’existence d’un troisième genre, ni masculin ni féminin, au profit d’une population transgenre estimée entre un demi-million et un million de personnes. Mais, « à part le fait d’obtenir un nouveau nom sur le plan administratif, elle n’a aucun droit, ne peut ni travailler ni être respectée en tant qu’être humain ».
© Jennifer Carlos
Pondichéry, octobre 2021.
Cérémonie du nirvan célébrant la vaginoplastie de 11 membres de la communauté à Pondichéry. À la tête de la communauté locale, Seethal, 45 ans (au premier plan) demande à chacune des participantes d’amener un sari neuf et 3500 roupies. Pendant la soirée, les participantes dansent en jetant en l’air une partie de l’argent cotisé pour les « newborn babies », appelés ainsi par la communauté. Seethal a commencé à se poser des questions sur son identité pendant ses études à l’université. Perdue, elle a alors pris rendez-vous chez un médecin afin d’obtenir des réponses. Celui-ci a prétexté vouloir l’ausculter et l’a violée. Plus tard, quand elle se décide enfin à parler à sa famille de son identité transgenre, ses parents tentent de la brûler en l’aspergeant d’essence. Elle réussit à prendre la fuite à temps. Certaines familles préfèrent rester dans le déni et dans le silence, faisant ainsi porter à leur enfant le poids d’être « anormal ». Après ses études, Seethal a commencé à organiser avec son association SCHOD (Sahodaran community oriented health development ) des discussions de groupe, dans des endroits sûrs, créant ainsi un lieu privé et sécurisé pour des personnes comme elle.
© Jennifer Carlos
Pondichéry, octobre 2021.
Geetha, 35 ans, se montre enfin dans sa tenue de femme pendant le nirvan. Le nirvan est l’un des rituels le plus important dans la vie d’une Thirunangai. Les Thirunangais hindoues disent que si elles naissent avec une âme féminine dans un corps masculin, la déesse Bahuchara vient dans leurs rêves et leur demande de s’émasculer et de devenir Thirunangai, ou elles naîtront comme cela pour le restant de leurs sept vies. Le nirvan est considéré comme une renaissance. Avant de réaliser sa vaginoplastie, Geetha a subi un mariage forcé, et a eu une femme et un fils.
© Jennifer Carlos
Ariyankuppam, décembre 2021.
Agée de 27 ans, Rossi se prostitue le long de l’avenue Semmandalam-Kurinjipadi. La prostitution est illégale mais la corruption policière reste importante et prend différentes formes pour ces travailleuses du sexe, notamment des pots-de-vin. La Cour suprême a déclaré que les personnes transgenres devaient être traitées comme une troisième catégorie de genre ayant des droits spécifiques en matière d’accès à l’éducation et à l’emploi. En 2017, une autre décision de la Cour affirmait que le droit à la vie privée était un droit fondamental et que les orientations sexuelles de tout individu devaient être confidentielles. De quoi s’opposer à la discrimination socio-économique dont souffrent les transgenres, en particulier dans le recours aux soins. Malgré ces avancées, leur quotidien ne change pas et elles ne peuvent pas toujours se plaindre auprès des autorités indiennes corrompues.
© Jennifer Carlos
Madukkarai, décembre 2021.
Savitha a suivi ce client régulier jusqu’à Madukkarai, à environ 400 kilomètres à l’ouest de Pondichéry : « Il me traite bien, il est gentil avec moi, alors je lui fais payer moins cher quand j’ai besoin d’argent rapidement. » Cette fois-ci, elle ne lui demande que 300 roupies (4 euros), largement en dessous de son tarif habituel de 1 500 roupies (18 euros) par client. Pour les femmes transgenres, il est rare de construire une vie sentimentale satisfaisante, car elles sont associées à des objets sexuels. Les femmes vivant de la prostitution sont encore plus victimes de violences graves dans les lieux publics, dans les postes de police, dans les prisons, mais aussi à leur domicile.
© Jennifer Carlos
Cuddalore, février 2022.
Srija reçoit un client qui vient la voir « deux à trois fois par mois » dans sa chambre. On estime que 70 % des transgenres en Inde sont des travailleuses du sexe. Le sida fait des ravages. Le taux d’infection au VIH serait 100 fois plus important dans cette population que dans la moyenne nationale.
© Jennifer Carlos
Ariyankuppam, novembre 2021.
Savitha rêve changer de vie et d’arrêter la prostitution. « Mon désir le plus cher est que les gens arrêtent d’avoir peur des personnes transgenres : après tout, j’étais un homme et je suis devenue une femme alors je peux comprendre les deux, j’ai aussi des sentiments. Je veux qu’on arrête de nous voir comme des malades mentaux et des animaux, car on ne répond pas à la norme de genre existant ici. Je veux qu’on comprenne que nous sommes des individus qui aspirent comme tout le monde à vivre leur vie et à être autonomes. » Pour beaucoup de Thirunangais, être obligées de vivre en communauté n’est pas toujours satisfaisant. Elles sont prises en étau entre les tabous, les étiquettes et leur propre désir. Elles doivent souvent vivre avec de forts traumas, propres à chaque histoire de femme transgenre, mais elles développent une résilience qui leur permet de garder espoir et de lutter au quotidien.
© Jennifer Carlos