« Sœurs » de Yamina Benguigui, les traumas de l’histoire franco-algérienne

Juin / 29

« Sœurs » de Yamina Benguigui, les traumas de l’histoire franco-algérienne

By / Marc Cheb Sun /

Servi par un casting de haut vol, le film de Yamina Benguigui explore en finesse les aspérités de l’histoire franco-algérienne à travers le destin d’une famille campée par cinq femmes, où l’ombre des hommes absents plane. Entre les deux rives de la Méditerranée, cette fiction est un voyage à travers la complexité des destinées humaines, abordant les problèmes spécifiques que posent l’exil, la double culture et les traumas causés par les conflits. Attention, grand film !

 

Région parisienne, de nos jours, Zorah et Norah rejoignent en taxi leur sœur Djamila, maire de la commune, chez leur mère. Norah, la cadette très instable socialement, est de retour au domicile familial. Cette réunion impromptue fait émerger des questions : Pourquoi la mère a-t-elle quitté leur père il y a trente ans, et pourquoi ce dernier a emmené en Algérie leur frère Redah, qu’elles n’ont jamais revu depuis ?

Campées par de grandes actrices – Isabelle Adjani, Rachida Brakni, Maïwenn, Hafsia Herzi et Fettouma Bouamari- ce huis-clos familial parcourt la petite histoire et la grande, à travers l’origine de cette famille pendant la guerre d’Algérie, la dérive du père traumatisé par ce combat, le féminisme de la mère qui n’hésite pas à divorcer pour sauver ses filles, et le destin de ces trois dernières qui tentent de cheminer malgré cette histoire.

Zorah, l’aînée interprétée par Isabelle Adjani, revisite le parcours familial à travers la pièce de théâtre qu’elle a écrite sur ce sujet. Sa fille Farah, campée par Hafsia Herzi, interprète le rôle de sa grand-mère dans la pièce de Zorah – et aussi dans les flash-backs du film. Le père est  magistralement joué par l’acteur, auteur et réalisateur Rachid Djaïdani (à la scène comme dans les souvenirs). Ce subterfuge scénaristique permet au spectateur des aller-retours passé-présent, tout en finesse et symbolisme, ainsi qu’une distanciation du regard posé sur les événements d’hier, et l’analyse permise par le temps.

A mi-chemin entre film social et road movie, les aventures de ces sœurs nous entraînent dans une Algérie moderne, en pleine révolution, où les soeurs partent chercher des réponses auprès du père mourant. Bonus du film, la participation de la romancière Faïza Guène en cousine d’Alger, qui fait émerger les contradictions de la double identité des enfants de la diaspora.

Un bijou de finesse, de drôlerie et d’émotion, servi par un casting cinq étoiles et la présence d’Idir, chanteur kabyle disparu, en toile de fond.

 

Bilguissa Diallo

Trois questions à Yamina Benguigui 

 

Le film traite de ce statut particulier, d’enfant d’émigré né français mais qui se sent entre deux terres. Pourquoi était-il important de parler de ce thème intime et politique ?

Après l’indépendance, le départ pour la France était indissociable du projet de retour en Algérie. Mais nos parents ne se sont arrimés à aucune des deux rives. À leur insu, ils se sont installés dans un monde qui n’appartenait ni à la France

ni à l’Algérie, un monde figé alors que les deux pays avançaient à pas de géants. Nos parents se sont accrochés à un rêve, celui d’organiser le retour et pourtant cette terre s’est éloignée de plus en plus jusqu’à s’estomper et à n’être plus qu’un mythe alors que naissaient en France les deuxième et troisième générations.

Nous nous sommes sentis coupables de nous enraciner peu à peu, nous avons endossé une dette morale qui n’avait aucun créancier : un jour nous avons quitté le groupe originel pour devenir des individus d’ici issus de là-bas.

J’ai installé les héroïnes dans ce malaise qui ne dit pas son nom, celui d’une diaspora spectatrice d’ici et de là-bas.

 

Vous avez tourné en Algérie aujourd’hui. SOEURS témoigne ainsi des remous actuels de ce pays…

C’était important pour moi de confronter les trois héroïnes à l’Algérie d’aujourd’hui, une Algérie en pleine mutation qui remettait en cause les pères fondateurs… leur père.

Ce décalage horaire de plus de 50 ans est une des failles spatio-temporelle du film : cette Algérie n’est plus celle de leurs parents.  L’Algérie continue à écrire son histoire sans elles. Il me fallait mettre cette dissonance en point d’orgue car elle symbolise aussi la dissonance entre le rêve des parents et la réalité des enfants.

 

Hafsia Herzi, représente la toute nouvelle génération. En quoi son rôle est-il clé ?

Hafsia Herzi fait partie d’une nouvelle génération d’actrices qui a digéré une grande partie de cette histoire de l’immigration. Certes elle s’inscrit dans le sillon que d’autres générations ont tracé, dont la mienne, des sillons laissés par des années de lutte pour les droits des femmes et contre les discriminations, mais elle danse sur ces sillons sans complexe. C’est une génération pour laquelle la dette morale et le contrat du retour se sont allégés et pour laquelle le projet individuel commence à trouver sa place. Même si le groupe n’est jamais loin, il n’est plus un frein à ’individualité.

C’est cette génération qu’incarne le personnage de Farah, la petite-fille qui fait le lien entre les soeurs et la mère, une jeune femme qui parle sans détour et qui ose poser toutes les questions, rompre le silence…

Marc Cheb Sun