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Mai / 16

Réflexions à propos du manifeste contre le « nouvel antisémitisme »

By / akim /

Longtemps surnommé « le curé des Minguettes », le père Christian Delorme est prêtre dans la région lyonnaise. Il a co-initié la Marche pour l’égalité en 1983. Très engagé dans le dialogue inter-religieux ou pour les droits des Tibétains, il a écrit plusieurs ouvrages, notamment sur Martin Luther King et Gandhi, ainsi que des livres-dialogues comme Nous avons tant de choses à nous dire avec Rachid Benzine ou Quartiers sensibles avec Azouz Begag. Il publie en 2016 L’Islam que j’aime, l’Islam qui m’inquiète chez Bayard.

Quelques observations/réflexions à propos du manifeste contre
le « nouvel antisémitisme »

Le dimanche 22 avril, le quotidien « Le Parisien Aujourd’hui », quotidien populaire très lu en région parisienne, notamment dans les banlieues, publie un manifeste qui dénonce la réalité d’un nouvel antisémitisme en France », signé par plus de 300 personnalités d’horizons très divers : hommes politiques de droite et de gauche ( Nicolas Sarkozy, Manuel Valls, Jean-Pierre Raffarin, Bernard Cazeneuve, Bertrand Delanoë, Laurent Wauquiez… ), écrivains ( Eric-Emmanuel Schmitt, Boualem Sansal, Antoine Compagnon ), gens du monde du spectacle ( Charles Aznavour, Gérard Depardieu )…

Cette tribune a été publiée en appui à un livre que viennent d’éditer les Editions Albin Michel : « Le nouvel antisémitisme en France », préfacé par la philosophe Elisabeth de Fontenay et qui comporte les contributions d’une quinzaine de personnes dont Georges Bensoussan, Luc Ferry, Boualem Sansal, Daniel Sibony, Philippe Val.Parmi ces personnalités, certaines se sont illustrées ces dernières années comme étant de manière générale très hostiles à l’islam, mais c’est loin d’être le cas de toutes ! Si certains des signataires peuvent être suspectés d’islamophobie, on ne peut pas faire porter cette accusation ( ou celle d’une « haine » anti-musulmane ) sur la majorité d’entre elles !

Dès lors, il est nécessaire de comprendre sur quoi ces personnalités s’appuient pour dénoncer un « nouvel antisémitisme ». Et l’on peut retenir ceci :

D’abord, une dizaine de meurtres à motivations antisémites qui se sont produits ces dernières années en France :

  • Assassinat du jeune Ilan Halimi en région parisienne en 2006, torturé et tué par le « gang des barbares » ;
  • Enfants et enseignant juifs exécutés à Toulouse en 2012 par le terroriste Mohamed Merah ;
  • Clients de l’HyperCacher de la Porte de Vincennes tués en 2015 par d’autres terroristes ;
  • Sexagénaire Sarah Halimi défenestrée en 2017 à Paris ;
  • Octogénaire Mireille Knoll brûlée à Paris en mars 2018.

En face de ces meurtres, la Communauté juive de France s’est, la plupart du temps, trouvée très seule. Il est certain que si, en 2012, les enfants assassinés par Mohamed Merah l’avaient été dans une école publique ou dans une école privée catholique, il y aurait eu des centaines de milliers de manifestants dans les rues. Là, beaucoup de gens ont ( plus ou moins consciemment ) considéré que c’était « une affaire entre Juifs et Arabes » comme il s’en produit depuis plus de 70 ans au Proche-Orient.

 

Ensuite, les pétitionnaires ont pu s’appuyer sur un climat d’animosité à l’encontre des Juifs dans les banlieues populaires de France qui ne cesse de se développer depuis quarante ans, amenant les Juifs de ces quartiers/banlieues à les quitter. Une animosité qui se nourrit d’un passé compliqué entre Juifs et musulmans dans l’empire colonial français ( le décret Crémieux de 1870 faisant des Juifs d’Algérie des citoyens français, mais refusant cette dignité aux « sujets musulmans » ), d’une concurrence récurrente ( concurrence des mémoires blessées, concurrence quant à la place accordée dans la société, concurrence en ce qui concerne les stigmatisations et la victimisation… ) entre deux minorités qui se sentent mal aimées dans la société française, et qui se nourrit aussi des conflits du Proche-Orient ( où Juifs et musulmans de France n’ont pas le même ressenti et pas les mêmes solidarités ).

 

Cette animosité grandissante à l’encontre des Juifs dans les banlieues populaires coïncide avec la résurgence d’un antisémitisme d’extrême-droite ( genre Alain Soral ) mais aussi d’extrême-gauche pas très éloigné du précédent ( « humoriste » Dieudonné ), en particulier sur les réseaux sociaux, et d’une résurgence générale de l’antisémitisme, d’extrême-droite comme d’extrême-gauche dans plus plusieurs pays européens ( Allemagne, Pologne, Hongrie, Roumanie… ). Elle profite, bien entendu, de la tragédie palestinienne qui ne cesse de nourrir des rancoeurs.

 

C’est un fait indéniable que, de plus en plus, les Juifs de France ont peur et se sentent de plus en plus insécurisés. Le nombre chaque année de plus en plus important de Juifs de France qui partent vivre en Israël ( encouragés, bien entendu, par les responsables politiques et religieux israéliens ) est un signe suffisamment éloquent et inquiétant.

 

En alertant sur cette situation, la tribune présente donc des aspects que l’on peut considérer comme positifs. Comme le redit le texte, en rappelant une intervention de 2016 de Manuel Valls, alors premier ministre : « Sans les Juifs de France, la France ne serait pas la France ».

 

Cela étant, le manifeste publié par Le Parisien-Aujourd’hui comporte un certain nombre d’assertions qui ne peuvent qu’indigner, non seulement les musulmans, mais aussi beaucoup d’autres « honnêtes gens ». Plusieurs personnalités musulmanes françaises ( Dr Dalil Boubakeur, Anouar Kbibech… ) ont d’ailleurs aussitôt fait entendre une protestation.

 

Ainsi, quand il est écrit que « la dénonciation de « l’islamophobie » – qui n’est pas le racisme anti-Arabe à combattre – dissimule les chiffres du ministère de l’Intérieur ( sur les actes anti-Juifs  commis par des personnes d’origine musulmane )». Certes, il peut y avoir des utilisations abusives de l’accusation « d’islamophobie » ( comme il y a des utilisations abusives de l’accusation « d’antisémitisme » ), mais rayer ainsi d’un trait de plume l’existence d’une réelle islamophobie en France et disqualifier cette problématique n’est pas acceptable.

 

De même, parler « d’épuration ethnique à bas bruit au pays d’Emile Zola et de Clémenceau » à propos de la peur qui conduit de plus en plus de Juifs à quitter le « quartiers sensibles » est une formule extrêmement tendancieuse et dangereuse, car elle laisse penser qu’il existerait un plan centralisé ( issu des milieu musulmans, mais lesquels ? ) pour chasser les Juifs des quartiers populaires. Le risque avec une telle affirmation est de donner des idées à certains groupes qui n’y auraient pas pensé jusque-là et, qui, de fait, pourraient maintenant vouloir organiser un tel phénomène !!!

 

La tribune dénonce à raison la « radicalisation islamiste » ( il faudrait, cependant, préciser davantage de quoi il s’agit ) porteuse d’antisémitisme. Mais dire en même temps que cette radicalisation islamiste antisémite « est considérée exclusivement par une partie des élites françaises comme l’expression d’une révolte sociale », représente une accusation grave qui demande à être étayée par des noms. Quelles sont ces « élites » ainsi stigmatisées mais non identifiées ? Trois ou quatre noms d’intellectuels peuvent peut-être être évoqués, mais est-ce que cela permet de parler « d’une partie des élites françaises » ?

 

Les auteurs de ce texte semblent, par ailleurs, mettre sur un même plan ce qui peut se passer de nos jours, en matière d’antisémitisme lié au radicalisme islamique, au Danemark, en Afghanistan, au Mali et en Allemagne. Est-il raisonnable d’assimiler ainsi des situations extrêmement différentes ? On ne peut quand même pas dire que la situation en France ou en Allemagne est identique au chaos afghan !

 

Le manifeste « cible » ensuite « l’antisémitisme d’une partie de la gauche radicale qui a trouvé dans l’antisionisme l’alibi pour transformer les bourreaux des Juifs en victimes de la société ». Là aussi, comme pour ce qui concerne les accusations proférées contre « une partie des élites françaises », il conviendrait que soient donnés des exemples précis, et ne pas laisser ainsi planer un soupçon contre une masse de gens non-identifiés. Il est légitime de débattre de « l’antisionisme » et de s’inquiéter des risques d’antisémitisme que celui-ci peut comporter et nourrir. Mais on peut craindre que soient ici stigmatisés tous ceux – et ils sont évidemment majoritaires parmi les musulmans de France – qui se sentent des sympathies pour le peuple palestinien.

 

Dans le développement de leur texte, les auteurs expriment leur sentiment « que la bassesse électorale calcule que le « vote musulman » est dix fois supérieur au « vote juif ».

 

Cette observation se fait l’écho d’une réelle inquiétude que l’on entend depuis plusieurs années chez les Juifs de France : alors qu’ils composent en France une minorité de quelque 600 000 âmes, les musulmans de France, autre minorité, se retrouveraient à peu près dix fois plus ( quelque 6 millions ). Cette peur des Juifs qu’on les oublie au profit d’une minorité plus prometteuse électoralement est à entendre, à prendre en compte. Mais, exprimée telle que l’ont écrit les auteurs du manifeste, elle semble accréditer l’idée que tous les musulmans de France, sans aucune nuance quant à leurs diverses appartenances, représenteraient globalement un danger pour les Juifs ! Cet amalgame est à la fois injuste et dangereux. Une telle pensée, de surcroit, méconnait que les Juifs ont besoin de l’amitié des musulmans, et que ce n’est pas en entrant dans cette logique d’opposition d’intérêts que la situation va pouvoir s’améliorer. De plus, quels sont, de nos jours, les formations politiques et les responsables politiques français qui joueraient la « carte » de l’électorat musulman de préférence à « la carte » de l’électorat juif ? Là aussi, il conviendrait que des noms soient donnés.

 

Poursuivant dans les dénonciations, le texte évoque « des imams conscients que l’antisémitisme musulman est la plus grande menace qui pèse sur l’islam du XXI ème siècle » et « qui sont, pour la plupart, sous protection policière, ce qui en dit long sur la terreur que font régner les islamistes sur les musulmans de France ». Il est vrai que c’est seulement deux jours après la publication du « Parisien » qu’a été publié un texte d’une trentaine d’imams disant clairement leur opposition à la fois à l’antisémitisme et contre le terrorisme ( dans « Le Monde » du mardi 24 avril ). Mais depuis de longues années, nombre de responsables religieux musulmans de France se sont exprimés clairement, autant contre l’antisémitisme que contre le radicalisme islamique. En minorant leur nombre, le manifeste fait là aussi dans l’excès… et « joue » contre la cause qu’il veut défendre.

 

Enfin, les auteurs de ce texte ont cru pouvoir demander aux autorités théologiques musulmanes que « les versets du Coran appelant au meurtre et au châtiment des juifs, des chrétiens et des incroyants soient frappés d’obsolescence  ( … ) comme le furent les incohérences de la Bible et l’antisémitisme catholique aboli par Vatican II ». Or, aborder ainsi les versets du Coran, c’est non seulement ne pas mesurer la sacralité que leur accordent les musulmans, mais c’est aussi faire une lecture littéraliste anachronique de ceux-ci, exactement comme le font ceux qui, parmi les musulmans, peuvent s’en servir aujourd’hui contre les Juifs ! De même que l’Eglise catholique n’a pas supprimé ( ni déclaré « obsolescents » ) les versets de l’Evangile de Jean qui pouvaient sembler entretenir la haine des Juifs, mais en a proposé ( enfin ! ) une nouvelle lecture, de même il faut désirer que de nouvelles lectures du texte coranique soient faites de nos jours ( lectures anthropologiques et historiques ), ce à quoi quelques intellectuels musulmans s’attellent depuis quelques années ( en France Rachid Benzine ).

 

Oui la France sans les Juifs ce ne serait plus la France ! Mais on doit maintenant ajouter : la France sans ses citoyens musulmans ce ne serait plus non plus la France !

L'AUTEUR

Christian Delorme, jeudi 3 mai 2018n-Aujour

(1) Le manifeste contre le « nouvel antisémitisme » publié le 22 avril 2018 par Le Parisie

d’hui.

akim