Avr / 14
Haro sur le wokisme ! Voilà la dernière arme rhétorique, notamment mais pas seulement défendue par la droite française, pour dénigrer les militants anti-discriminations et leurs potentiels excès. Le RN, lui, vient d’annoncer la création d’une association pour lutter « contre le poison wokiste ».
Organisation de réunions non mixtes, intersectionnalité, débats sur la transidentité, cancel culture… La crainte que les idées et pratiques issues d’une certaine gauche américaine viennent saper l’idéal républicain français est-elle vraiment justifiée ? Enquête sur cette peur bien française, symptomatique d’une polarisation croissante de notre société.
ENQUÊTE
Que cache
la croisade contre
LE WOKISME ?
Woke = dégénérés. Pas d’excuses éternelles à l’Afrique ! Tel est le graffiti insultant qui a souillé la peinture XXL d’une artiste engagée lors du dernier festival Latino Graff à Toulouse. Des invectives qui en disent long sur cette croisade anxieuse menée tambour battant par les conservateurs de tous poils contre le wokisme ! Le quoi ? D’abord apparu aux États-Unis dans les sphères militantes noires pour dénoncer le racisme, le mot woke (en argot afro-américain : être éveillé face aux injustices subies par les minorités ethniques, sexuelles, les femmes, etc.) connaît, en effet, une véritable ascension dans le débat public français. Et pour cause : depuis #MeToo et Black Lives Matter, deux mouvements aux très fortes répercussions mondiales, c’est toute notre société qui bouge peu à peu sur l’enjeu du racisme et du sexisme, n’en déplaise aux réactionnaires… Si bien qu’en France, ces derniers ont fait du terme wokisme « leur dernier concept fourre-tout pour justement dénigrer les mobilisations progressistes, les travaux de recherche en la matière », constate Réjane Sénac, politiste directrice de recherche CNRS à Sciences Po et ex-présidente de la commission parité du Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes.
#StayWoke
Mais qui donc se revendique woke au pays de Molière, comme c’est le cas outre-Atlantique où le hashtag #StayWoke s’est popularisé sur les réseaux sociaux dès 2010, après l’assassinat de Michael Brown, un jeune Noir non armé abattu par un policier blanc ?
« Presque personne ne s’en réclame ici tant ce mot est devenu un disqualificatif dévoyé de son sens originel », souligne Réjane Sénac dont les engagements féministes lui ont déjà valu d’être traitée, elle aussi, de « wokiste ». Pour autant, ce n’est pas parce que le mot woke s’est imposé en 2022 dans le Larousse « qu’il renvoie à une réalité cohérente en France et encore moins à un mouvement organisé qui rallierait pêle-mêle féministes, antiracistes, associations LGBT, etc. (voir encadré en bas de page).
Autant d’organisations militantes traditionnellement très disparates quoique plus actives et nombreuses aujourd’hui », analyse François Cusset, professeur de civilisation américaine à l’université de Nanterre. Et de poursuivre : « le wokisme reste d’abord une invention de la droite française réactionnaire pour clore le bec aux luttes progressistes, à l’image de son ancien avatar, le politiquement correct, déjà invoqué à tout va dans les années 80 par les conservateurs américains à l’encontre des milieux universitaires en pointe dans le combat contre les discriminations ». La défense des minorités, l’expression des différences, rien de plus évident, en effet, « dans un pays par essence multiculturel comme les États-Unis, bien plus aguerri à la prééminence des communautés au sein de la société que le modèle républicain français peut l’être», commente-t-il. C’est bien pourquoi la culture woke n’aurait guère d’existence concrète dans l’Hexagone (voir sous-article sur les outre-mers), « excepté bien sûr dans les fantasmes de ses détracteurs », renchérit Alex Mahoudeau, autrice de La panique woke (2021, Textuel), pointant elle aussi « une stratégie de diabolisation alors construite pour désigner un ennemi commun soi-disant hostile à la République». Même chose lorsque le ministère de l’Enseignement supérieur demande en 2021 au CNRS (Centre national de la recherche scientifique) d’enquêter sur l’islamo-gauchisme dans les facultés françaises ? Le dessein était, en effet, très clair : distinguer « ce qui relève de la science et du militantisme »… L’ islamo-gauchisme : un autre avatar donc – franco-français cette fois – du wokisme, expression à obsolescence programmée sans doute et « qui s’inscrit, ni plus ni moins dans la longue tradition des paniques morales de la droite réactionnaire », selon Alex Mahoudeau. « C’est à dire là où se cristallisent les nombreuses inquiétudes sociales des conservateurs, souvent en réponse aux progrès des mouvements d’affirmation de soi des minorités dans la société : mariage pour tous, PMA pour toutes, ou discrimination positive.»
Course à la victimisation ?
Au point d’avoir fait irruption jusque dans la dernière campagne présidentielle, telle la bête noire des ténors de la droite et l’ultradroite, de Valérie Pécresse à Éric Zemmour. Le président Macron lui-même n’a-t-il pas alors dénoncé « certaines théories en sciences sociales totalement importées des États-Unis » ? Jusqu’à même « déstabiliser la République française qui en est aux antipodes », comme le prétendit son ex-ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer ? Certainement pas selon le sociologue Michel Wieviorka pour qui la « menace » woke en France est grandement exagérée, « tant les comparaisons avec les États-Unis ne tiennent pas car les mouvements contestataires, se réclamant de l’intersectionnalité des luttes, y restent plus prégnants ».
Si un sondage de l’IFOP en mars 2021 rappelle en effet que seuls 14 % des Français ont déjà entendu parler de la pensée woke, « force est de constater qu’ils sont bien plus nombreux à connaître d’autres items qui s’y rapportent, comme « écriture inclusive », « culture du viol », « pensée décoloniale », « racisme systémique » ou « privilège blanc »» reconnaît Michel Wieviorka, évoquant des « contestations pas neuves mais renouvelées qui peuvent, en effet, parfois conduire à des excès au sein de la gauche militante ». Comme celui de la cancel culture (ou culture de l’annulation), appelant au boycott systématique de personnalités, monuments, œuvres, jugés offensants pour les minorités. Mise au pilori du dernier film de Roman Polanski accusé d’agressions sexuelles, des livres de J.K. Rowling après des tweets qualifiés de transphobes, ou encore du film Autant en emporte le vent pour sa vision édulcorée du sud des États-Unis esclavagiste…
Autant de bannissements parfois radicaux « qui peuvent in fine nuire à la liberté d’expression », estime Michel Wieviorka, « même si ce n’est pas toujours le cas. Exemple : les noms de rues d’ex-négriers en passe d’être débaptisées, ou à juste titre assorties d’un panneau explicatif pour ne plus occulter ce passé sombre.» On l’aura compris, à vouloir étiqueter à outrance cette jeunesse contestatrice, et en amalgamant toutes ses revendications au sein d’un prétendu mouvement qui n’en est pas un, « ces conservateurs jettent le bébé avec l’eau du bain ! », déplore le sociologue. « Non seulement ils s’interdisent de penser le phénomène bien réel des discriminations au sein de la société, mais surtout ils participent à ce maccarthysme qu’ils prétendent par ailleurs dénoncer ». De quoi induire, dans la droite aussi, une course à la victimisation qu’elle pointe pourtant chez ses adversaires. Cas probant : l’auteur Pascal Bruckner fustigeant dans son livre Un Coupable presque parfait (Grasset, 2020), la construction d’un bouc émissaire blanc qui serait responsable de tous les maux : esclavage, colonisation, domination masculine.
Avec désormais, selon lui, tout en haut de la hiérarchie sociale «des femmes noires, lesbiennes, transgenres et handicapées, et tout en bas, des hommes blancs hétéros de plus de 50 ans et d’ascendance bourgeoise», comme le relate non sans dépit Alex Mahoudeau.
Études de genre et post-coloniales
C’est dire l’ampleur des crispations identitaires actuelles. La dénonciation du wokisme n’étant qu’un des stigmates d’un débat public de plus en plus polarisé, hystérisé même, en France et ailleurs en Occident autour de ces questions sociétales. Et le monde de l’université reste, en effet, largement en ligne de mire. « Depuis quelques années, je vois de plus en plus d’étudiants opter pour des sujets d’abord en lien avec leur problématique identitaire : je suis d’origine kurde, j’étudie les migrations kurdes en France, je suis lesbienne, j’étudie la condition des femmes homosexuelles, etc. Si bien que leur cas personnel reste parfois au cœur de leur objet d’étude. Comme si seule leur expérience de vie pouvait consacrer leur légitimité à traiter de ces questions», remarque Olivier Roy, politologue, auteur du livre l’Aplatissement du Monde (2022, Seuil). À l’image peut-être de ces fameuses réunions non mixtes – réservées aux seuls étudiants noirs ou musulmans – déjà tenues dans certaines universités ? Dernière polémique en date : l’organisation en 2021 par le syndicat UNEF de tels meetings anti-racistes décriés par une large frange de la classe politique, à droite comme à gauche…
Pour le professeur François Cusset, « ces situations montrent surtout que notre jeunesse est bien plus sensible et mobilisée contre les discriminations que la précédente. Évidemment, il peut parfois y avoir des dérapages, des étudiants qui manquent in fine de recul. D’autres peuvent aussi avoir des difficultés à prononcer tel ou tel mot en classe, comme négro, même lorsqu’il provient d’écrits d’intellectuels afro-américains, à l’instar de William Du Bois, grand penseur de la question raciale ! Des anecdotes, pour certaines, malheureusement montées en épingle… » D’autant que quelques tweets de jeunes contestataires n’équivalent en rien aux travaux de recherche quels qu’ils soient ! « Il est impératif de faire le distinguo entre les actions militantes d’une part et les études de genre ou post-coloniales d’autre part qui ont, quoiqu’on en dise, toute leur légitimité», complète Michel Wieviorka.
Pour autant, certains politologues engagés n’en sont pas moins visés par de tels amalgames savamment entretenus. « Certes, j’assume une forme d’engagement public sur les questions de race et de genre. Est-ce pour cela que certains collègues m’ont déjà accusée de faire le lit des terroristes simplement parce que je suis dans une perspective intersectionnelle ? Ces procédés sont grossiers et grotesques. Je n’ai pas à leur démontrer que mes travaux sont menés, comme les leurs, via l’appui d’outils strictement scientifiques », confie une maîtresse de conférences, sous couvert d’anonymat.
Crise de la culture ?
Mais comment en est-on arrivé à une telle confrontation dogmatique ? Pour Olivier Roy, « nous faisons ni plus ni moins face à une crise de la culture, avec des conservateurs comme des progressistes qui utilisent désormais la même rhétorique, celle de l’identité. » De quoi renvoyer dos à dos anti-wokistes et – pourrait-on dire – anti-anti-wokistes ? C’est en tout cas la position d’Olivier Roy, soucieux de relever une évidence : « comment faire société, faire collectif, préserver un langage partagé, quand la culture commune disparaît peu à peu au profit de tels codes identitaires 2.0 toujours plus clivants, réducteurs et immédiats :‘racisés’, ‘postcoloniaux’ d’un côté, pourfendeurs du ‘racisme anti-blanc’ de l’autre ? Face à cette mise en avant quasi narcissique de la souffrance – même chez les dominants se vivant désormais aussi menacés que les dominés – que reste-t-il comme implicite, naturel ou de fluidité dans nos échanges ? » Si Olivier Roy s’interroge sur la nature même du positionnement des anti-wokistes – « à savoir être intolérant avec les tolérants » – il fait de même quant « aux positions tranchées des woke ». Tant le politologue se déclare gêné par leur propension « à se proclamer du camp des plus sains, des justes via une pédagogie parfois autoritaire. Comme #MeToo qui réclame avec force une déconstruction du masculin. Mais est-ce qu’on peut favoriser une nouvelle culture – autour d’un homme « démasculinisé » – simplement au travers d’une telle approche ? Le risque, c’est la déculturation, la destruction du lien social . »
Chercher la différence et non ce qui rassemble, pointer la blessure pour cultiver les oppositions… Voilà en substance les critiques adressées aux « éveillés » littéralement « piégés sur la question de l’identité », d’après Olivier Roy.
Les militants de l’égalité réelle risquent-ils vraiment de nous enfermer dans des luttes identitaires des plus stériles?
Une peur, quoi qu’on en dise, bien française, dans un pays où les statistiques ethniques restent, rappelons-le, interdites.
L’universalisme menacé par les identités, l’idéal républicain sapé par les idées d’une certaine gauche américaine… « En France, le débat est si bien cadré que la dénonciation des inégalités est associée à une plus grande mise en danger de la société que les inégalités elles-mêmes ! Pourtant, ce que réclament toujours plus de femmes et de personnes issues des minorités – jusqu’alors exclues de ce pacte républicain – c’est précisément la juste application des principes universalistes édictés par la République », développe Réjane Sénac. Car si le principe d’égalité abstraite propre à l’universalisme français « part d’une bonne intention », comme le souligne François Cusset, « il s’avère tout autant nuisible et inefficace lorsque l’on veut réellement reconnaître et combattre les discriminations, les violences racistes, sexistes…»
Déconstruire les préjugés
Il faut dire que même parmi certains penseurs des Lumières, on retrouve déjà des propos ouvertement négrophobes, antisémites ou misogynes tranchant avec les engagements avant-gardistes de quelques autres : par exemple le philosophe Condorcet, un homme résolument anti-esclavagiste. Une preuve tout de même de l’ancrage du racisme et du sexisme dans la société. Petit florilège : C’est à regret que je parle des juifs : cette nation est à bien des égards, la plus détestable qui ait jamais souillé cette terre (Voltaire). Quoi qu’en général les Nègres aient peu d’esprit, ils ne manquent pas de sentiment (Diderot). L’amour a été inventé par les femmes pour permettre à ce sexe de dominer, alors qu’il était fait pour obéir (Rousseau). Si les militants anti-racistes n’entendent pas débaptiser toutes les écoles Voltaire ou Diderot de France et de Navarre, force est de constater que leur cheval de bataille est bien la déconstruction des préjugés persistants à leur encontre – d’où le terme « racisé » – ayant conduit aux pires crimes de l’Histoire : traite négrière, colonisation, Shoah. Le juriste et historien Doudou Diène rappelle : « Voilà pourquoi les discriminations qui perdurent* en France et ailleurs en Occident ne sont que la face immergée de l’iceberg, tant la gageure consiste à s’attaquer à leurs causes profondes, à savoir, la construction des perceptions négatives, ces assignations qui frappent encore les minorités noires, musulmanes, asiatiques ou juives ». Des stéréotypes, des inégalités, qui ont vraiment toujours autant la peau dure en 2022 ? « Non », reconnaît Doudou Diène, ex-rapporteur spécial de l’ONU sur les formes contemporaines de racisme dans une vingtaine de pays. « Nous vivons, en effet, une nouvelle ère où le racisme n’augmente plus, même s’il est plus visible. Ce qui a longtemps garanti son efficacité, sa progression, c’est sa capacité à avancer masqué, à bas bruit. Un silence révolu aujourd’hui. » Exit donc le mutisme qui a longtemps caractérisé les victimes de racisme, « place à une mutation historique : l’accouchement douloureux d’identités multiculturelles qui fissurent les vieilles identités nationales, religieuses, culturelles européennes. Avec des minorités toujours plus engagées intellectuellement dans l’élaboration des concepts et outils contemporains de leur combat », note Doudou Diène. De quoi bouleverser en profondeur les sociétés occidentales ! « D’où ce racisme de résistance, en réaction, qui sort du bois plus brutalement encore, sur fond d’agitation autour du »grand remplacement » » ajoute l’historien, évoquant le « Qu’il retourne en Afrique » du député RN à l’Assemblée nationale qui a récemment défrayé la chronique.
Une analyse qui vaut d’ailleurs tout autant pour le sexisme : « les mouvements Black Lives Matter comme #MeToo ont un point commun clé, ils politisent l’intime ! Et ce, en soulignant que les vécus personnels sont aussi l’expression d’un système raciste et sexiste, à dénoncer collectivement comme producteur de violences policières, sexuelles, et autres », détaille Réjane Sénac, également autrice de l’ouvrage Radicales et fluides – Les mobilisations contemporaines (Presses de Sciences Po, 2021). Une remise en question des frontières entre le privé et le politique qui n’est pas non plus sans conséquence : « il est dès lors logique que le rapport au consentement soit aussi considéré comme un enjeu politique ! Tout comme les crimes dits passionnels désormais reconnus en tant que féminicides », poursuit l’intéressée, récusant ainsi cette idée de « crise culturelle » défendue par Olivier Roy. « Nous vivons bel et bien une crise politique que certains tentent de dépolitiser en agitant tour à tour le chiffon du communautarisme, de l’identitarisme ou encore de l’individualisme. »
Projet de vivre ensemble
Mais alors que ressortira-t-il d’une telle crise ? Quel véritable projet de vivre ensemble à la clé ? Olivier Roy préfère tirer la sonnette d’alarme. « Depuis les années 80, nous vivons un fort processus de désocialisation, dopé par l’ubérisation croissante de la société. Et c’est sans doute la première fois dans l’Histoire que les nouvelles générations n’imaginent plus vraiment d’enchantement pour demain, un sentiment certes renforcé par la crise écologique. Aussi, l’hypothèse que j’élabore – même si je peux me tromper – c’est que toutes ces revendications identitaires – loin de s’insérer pour l’instant dans un projet politique cohérent, créateur d’un nouveau collectif – entraîneront malheureusement d’abord toujours plus de concurrence victimaire et un vivre-séparé. »
Je ne lis plus de livres des hommes, je ne regarde plus leurs films, je n’écoute plus leurs musiques (…). Leurs productions sont le prolongement d’un système de domination.
Oui, certaines déclarations coup de poing de quelques responsables politiques de gauche (comme Alice Coffin, conseillère EELV de Paris, dans son livre Le génie lesbien, Grasset, 2022) évoquent plus l’idée d’un séparatisme. Avec en face, ne l’oublions pas tout de même, cet autre séparatisme bien plus massif encore : celui de l’extrême-droite, désormais véritable force politique ! En Italie, Hongrie, Suède, France ou encore aux États-Unis, là où même des écoles viennent de bannir Maus, la BD culte sur la Shoah ou encore des livres de Toni Morrison, seule autrice noire lauréate du prix Nobel de littérature… « Preuve que le rapport de force reste complètement inégal et clairement en défaveur de la cause des »éveillés », largement décriés mais insignifiants politiquement face aux gouvernants d’ultradroite et leurs atteintes réelles sur la liberté d’expression », rappelle, à juste titre, François Cusset.
Pour Michel Wieviorka, auteur de l’essai Métamorphose ou déchéance. Où va la France ? (Éditions Rue de Seine 2021), « toutes ces oppositions croissantes nous rappellent finalement que ce sont d’abord les conflits politiques, sociaux, culturels qui redessinent, transforment une société, pour le meilleur et parfois pour le pire. » Aussi, pour l’expert, plus optimiste qu’Olivier Roy, « ces excès de part et d’autre, annonciateurs d’une nouvelle ère, marquent surtout un changement fondamental de mode de vie, de cohabitation entre êtres humains, laissant place à un rapport repensé à la nature, à l’environnement, à l’altérité, et à la différence. Lorsque ce type de dynamique émerge à l’échelle de l’Histoire, c’est toujours avec une certaine radicalité. » Et donc, espérons-le, elle est vouée à être transitoire pour enfin concourir à une société française plurielle et réconciliée ?
À méditer sans aucun doute.
Charles Cohen
Des chiffres alarmants !
En France, les Maghrébins ont 20% de chances en moins de recevoir une réponse lors d’une candidature à une offre d’emploi, et jusqu’à 30% en moins d’être recontactés après une candidature spontanée. C’est ce que relève une grande opération de testing organisée en 2019 par l’université Paris-Est Marne-la-Vallée.
En France, une personne ultramarine ou d’Afrique subsaharienne a 38 % de chances en moins d’avoir un logement qu’un français d’origine (15 % de chances en moins pour un profil asiatique et 28 % en moins pour une personne maghrébine, selon une étude récente de SOS Racisme).
Selon le ministère de l’Intérieur, 73% des actes racistes portant atteinte aux personnes en France sont dirigés contre des juifs. En 2021, les incidents antisémites ont cru de 75 % (36 % pour les seules agressions physiques).
Le nombre de féminicides a augmenté de 20% en France en 2021 (102 femmes tuées par leur conjoint ou ex-conjoint en 2020 contre 122 en 2021, selon le ministère de l’Intérieur).
Les personnes LGBT sont 2 à 3 fois plus souvent exposées à des violences psychologiques, verbales, physiques ou sexuelles que les personnes hétérosexuelles (chiffres 2019, Santé publique France).
C.C.
Université : des chercheurs en débat
Toujours plus de chercheurs racisés qui plancheraient exclusivement sur des problématiques raciales… Face à ce constat critique dressé par certains – à l’heure où les débats autour du « wokisme » n’en finissent pas de diviser le monde universitaire -, Kaoutar Harchi, écrivaine et sociologue de la littérature française, tient à remettre les pendules à l’heure. « Il n’y a pas à empêcher les groupes minoritaires de penser, de se penser à travers leurs propres expériences, de développer leur propre réflexivité et leurs propres savoirs ». Et pour cause : « Empêche-t-on les chercheurs blancs de travailler sur tel ou tel sujet sous prétexte que ‘leur communauté’ y serait représentée et qu’in fine, cela viendrait fausser leur compréhension ? » questionne-t-elle, avant de répondre : « Non, bien sûr que non, car la figure du chercheur blanc – a fortiori masculin et bourgeois – s’est construite comme n’ayant d’identité qu’universelle et comme pouvant donc s’exprimer sur absolument tout et en premier lieu sur ‘les autres’…». Et celle-ci de plaider alors – face aux critiques « anti-woke » – pour une « déprivatisation du champ de la connaissance afin de permettre à chacun et chacune, dans une perspective égalitaire et juste, de contribuer réellement à la compréhension du monde…». Sans doute de quoi (encore) alimenter le débat avec ses détracteurs…
C.C.
Dernier ouvrage : Comme nous existons/Actes Sud.
Le wokisme vient aussi des Antilles
Non, la grande cause des «éveillés» en France ne s’inspire pas uniquement des mouvements contestataires afro-américains, mais également du combat dans les Antilles françaises pour la liberté et l’égalité.
Le déboulonnage de statues symboles du passé négrier ? C’est aux États-Unis ou au Royaume-Uni que de telles dégradations se sont imposées dans le sillage de la mort de George Floyd, cet Afro-Américain tué par la police. En France également, n’oublions pas que les Antilles ont été en première ligne. Ainsi, à Fort-de-France, c’est notamment la statue de Joséphine de Beauharnais, fille d’un riche planteur de l’île de Martinique qui a été renversée en juillet 2020 avant que les militants n’y mettent le feu. Fait notable, la statue de l’impératrice – épouse de Napoléon Bonaparte qui rétablit l’esclavage dans les colonies françaises en 1802 – était déjà privée de sa tête depuis… 1991 ! Pour Audrey Celestine, maîtresse de conférences à l’université de Lille, « la présence de cette statue décapitée durant une trentaine d’années était pourtant déjà significative de cette réappropriation des symboles de l’esclavage par les Martiniquais. Avec sa tête manquante, elle continuait ainsi à marquer l’espace urbain à sa manière. Plus encore, elle montrait que nous ne sommes pasdans une histoire de passivité depuis l’abolition de l’esclavage, il y a 170 ans. »
Malgré le travail de décolonisation de l’espace public entrepris sur l’île à l’époque d’Aimé Césaire, alors maire de Fort-de-France, « un malaise assez clair subsiste encore autour de ce passé douloureux », constate l’intéressée qui a créé, avec d’autres acteurs de la société civile martiniquaise, la Fabrique Décoloniale. L’objectif de cette association : « offrir un espace d’échanges pour continuer à parler de l’esclavage, de la colonisation et de leurs héritages dans nos sociétés caribéennes, sans pour autant renoncer à aborder la complexité de cette histoire de domination. » Une histoire faite également « de luttes et d’avancées mais dont nous, Martiniquais, avons parfois des difficultés à prendre acte », analyse Audrey Celestine, rappelant ainsi que « de telles tensions mémorielles viennent se mêler à la situation économique et sociale de l’île très difficile : un sentiment de déclassement, les migrations favorisées vers la métropole, la baisse démographique, etc. » Face à cette longue histoire d’injustices propre aux Antilles « et que l’on retrouve dans le passé de chaque famille », c’est dire si « vouloir rester attentif, sur ses gardes, face aux discriminations – en créole, être veyetatif – y est bien plus logique et naturel ! » Comme en témoignent ces grandes figures de résistance que sont Aimé Césaire, Frantz Fanon ou encore Édouard Glissant jusqu’au tissu associatif actuel, très foisonnant, « qui ont largement préfiguré ce que l’on appelle aujourd’hui en métropole le »wokisme » ». Et si la grande cause des « éveillés » en France ne provenait donc pas des États-Unis, comme aiment le croire nombre de réactionnaires, mais bien des DOM-TOM ? « L’importance d’un tel débat chez nous révèle les tensions autour de notre histoire coloniale – le rapport à nos minorités, aux outre-mers, etc. – qui sont, elles, bien franco-françaises. Cessons donc d’invoquer à tout va l’influence américaine, et regardons surtout notre histoire en face », conclut François Cusset, professeur de civilisation américaine à l’université de Nanterre.
C.C.
Quand le wokisme divise les militants LGBT
«Le wokisme est un cancer intellectuel ! » Ces mots de Philippe Dubreuil, ex-président du Forum Gay et Lesbien de Lyon, ne font pas dans la demi-mesure et en disent long sur les divisions, y compris au sein de la gauche militante, autour du mouvement woke.
Dans un post sur Facebook de février 2022, puis dans un article de France 3 Régions, voilà comment ce dernier explique les raisons de sa mise en retrait de la militance LGBTI qui serait sous l’emprise d’une telle mouvance depuis plusieurs années.
Je ne me reconnais plus dans ces nouveaux combats que sont l’intersectionnalité, ou la convergence des luttes des minorités contre la société, la lutte contre l’islamophobie exclusivement, le néo-féminisme, la non-mixité choisie sorte de nouveau communautarisme, le néo-décolonialisme, la discrimination positive, la suppression du genre, énumère ainsi l’intéressé, ciblant notamment le Centre LGBTI+ de Lyon dont le Forum Gay et Lesbien est une des organisations fondatrices. « La défense de TOUTES les minorités est-elle létale pour le cerveau ? » interrogèrent en retour les responsables du Centre, dans une réponse argumentée.
Claire Lamberti, l’une des co-présidentes à l’époque, assume, elle, pleinement « d’être éveillée ». Pour elle, cette affaire atteste surtout « d’un fossé générationnel, culturel, toujours plus grand entre les militants LGBT plus âgés, souvent des gays, cisgenres, d’origine européenne, et les plus jeunes, davantage issus de la diversité et bien plus sensibles à toutes les formes de discriminations que leurs aînés ». Et de confier : « Moi-même, en tant que femme trans blanche, lorsque j’ai intégré le mouvement, j’étais au début une bête curieuse. Aucune sensibilisation sur le sujet de la transidentité n’existait alors. Si on ajoute aujourd’hui les personnes racisées, et toutes les discriminations au sens large, certains sont perdus ! »
À ceux qui lui reprochent de mélanger les combats, Claire Lamberti répond : « Une personne c’est un tout, quelle que soit sa couleur de peau, sa religion, sa vie sexuelle, son genre, etc. Les valeurs universelles de tolérance doivent être défendues de la même façon pour tout un chacun. Une ouverture, un gage de progrès pour le futur…»
C.C.