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Juin / 02

Que cache la croisade contre le wokisme ? Enquête

By / Charles Cohen /

Haro sur le wokisme ! Voilà la dernière arme rhétorique, notamment mais pas seulement défendue par la droite française, pour dénigrer les militants anti-discriminations et leurs potentiels excès. Le RN, lui, a annoncé en 2024 la création d’une association pour lutter « contre le poison wokiste ».

Organisation de réunions non mixtes, intersectionnalité, débats sur la transidentité,  cancel culture… La crainte que les idées et pratiques issues d’une certaine gauche américaine viennent saper l’idéal républicain français est-elle vraiment justifiée ? Enquête sur cette peur bien française, symptomatique d’une polarisation croissante de notre société.

ENQUÊTE

Que cache

la croisade contre

LE WOKISME ?

Woke = dégénérés. Pas d’excuses éternelles à l’Afrique ! Tel est le graffiti insultant qui a souillé la peinture XXL d’une artiste engagée lors du dernier festival Latino Graff à Toulouse. Des invectives qui en disent long sur cette croisade anxieuse menée tambour battant par les conservateurs de tous poils contre le wokisme ! Le quoi ? D’abord apparu aux États-Unis dans les sphères militantes noires pour dénoncer le racisme, le mot woke (en argot afro-américain : être éveillé face aux injustices subies par les minorités ethniques, sexuelles, les femmes, etc.) connaît, en effet, une véritable ascension dans le débat public français. Et pour cause : depuis #MeToo et Black Lives Matter, deux mouvements aux très fortes répercussions mondiales, c’est toute notre société qui bouge peu à peu sur l’enjeu du racisme et du sexisme, n’en déplaise aux réactionnaires… Si bien qu’en France, ces derniers ont fait du terme wokisme « leur dernier concept fourre-tout pour justement dénigrer les mobilisations progressistes, les travaux de recherche en la matière », constate Réjane Sénac, politiste directrice de recherche CNRS à Sciences Po et ex-présidente de la commission parité du Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes. 

#StayWoke 

Mais qui donc se revendique woke au pays de Molière, comme c’est le cas outre-Atlantique où le hashtag #StayWoke s’est popularisé sur les réseaux sociaux dès 2010, après l’assassinat de Michael Brown, un jeune Noir non armé abattu par un policier blanc ? 

« Presque personne ne s’en réclame ici tant ce mot est devenu un disqualificatif dévoyé de son sens originel », souligne Réjane Sénac dont les engagements féministes lui ont déjà valu d’être traitée, elle aussi, de « wokiste ». Pour autant, ce n’est pas parce que le mot woke s’est imposé en 2022 dans le Larousse « qu’il renvoie à une réalité cohérente en France et encore moins à un mouvement organisé qui rallierait pêle-mêle féministes, antiracistes, associations LGBT, etc. (voir encadré en bas de page).

Autant d’organisations militantes traditionnellement très disparates quoique plus actives et nombreuses aujourd’hui »analyse François Cusset, professeur de civilisation américaine à l’université de Nanterre. Et de poursuivre : «  le wokisme reste d’abord une invention de la droite française réactionnaire pour clore le bec aux luttes progressistes, à l’image de son ancien avatar, le politiquement correct, déjà invoqué à tout va dans les années 80 par les conservateurs américains à l’encontre des milieux universitaires en pointe dans le combat contre les discriminations ». La défense des minorités, l’expression des différences, rien de plus évident, en effet, « dans un pays par essence multiculturel comme les États-Unis, bien plus aguerri à la prééminence des communautés au sein de la société que le modèle républicain français peut l’être», commente-t-il. C’est bien pourquoi la culture woke n’aurait guère d’existence concrète dans l’Hexagone (voir sous-article sur les outre-mers), « excepté bien sûr dans les fantasmes de ses détracteurs »renchérit Alex Mahoudeau, autrice de La panique woke (2021, Textuel), pointant elle aussi « une stratégie de diabolisation alors construite pour désigner un ennemi commun soi-disant hostile à la République»Même chose lorsque le ministère de l’Enseignement supérieur demande en 2021 au CNRS (Centre national de la recherche scientifique) d’enquêter sur l’islamo-gauchisme dans les facultés françaises ? Le dessein était, en effet, très clair : distinguer « ce qui relève de la science et du militantisme »… L’ islamo-gauchisme : un autre avatar donc – franco-français cette fois – du  wokisme, expression à obsolescence programmée sans doute et « qui s’inscrit, ni plus ni moins dans la longue tradition des paniques morales de la droite réactionnaire », selon Alex Mahoudeau. « C’est à dire là où se cristallisent les nombreuses inquiétudes sociales des conservateurs, souvent en réponse aux progrès des mouvements d’affirmation de soi des minorités dans la société : mariage pour tous, PMA pour toutes, ou discrimination positive. » 

Course à la victimisation ? 

Au point d’avoir fait irruption jusque dans la dernière campagne présidentielle, telle la bête noire des ténors de la droite et l’ultradroite, de Valérie Pécresse à Éric Zemmour. Le président Macron lui-même n’a-t-il pas alors dénoncé « certaines théories en sciences sociales totalement importées des États-Unis » ? Jusqu’à même « déstabiliser la République française qui en est aux antipodes », comme le prétendit son ex-ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer ? Certainement pas selon le sociologue Michel Wieviorka pour qui la « menace » woke en France est grandement exagérée, « tant les comparaisons avec les États-Unis ne tiennent pas car les mouvements contestataires, se réclamant de l’intersectionnalité des luttes, y restent plus prégnants ». 

Si un sondage de l’IFOP en mars 2021 rappelle en effet que seuls 14 % des Français ont déjà entendu parler de la pensée woke, « force est de constater qu’ils sont bien plus nombreux à connaître d’autres items qui s’y rapportent, comme « écriture inclusive », « culture du viol », « pensée décoloniale », « racisme systémique » ou « privilège blanc »» reconnaît Michel Wieviorka, évoquant des « contestations pas neuves mais renouvelées qui peuvent, en effet, parfois conduire à des excès au sein de la gauche militante ». Comme celui de la cancel culture (ou culture de l’annulation), appelant au boycott systématique de personnalités, monuments, œuvres, jugés offensants pour les minorités. Mise au pilori du dernier film de Roman Polanski accusé d’agressions sexuelles, des livres de J.K. Rowling après des tweets qualifiés de transphobes, ou encore du film Autant en emporte le vent pour sa vision édulcorée du sud des États-Unis esclavagiste…

Autant de bannissements parfois radicaux « qui peuvent in fine nuire à la liberté d’expression », estime Michel Wieviorka, « même si ce n’est pas toujours le cas. Exemple : les noms de rues d’ex-négriers en passe d’être débaptisées, ou à juste titre assorties d’un panneau explicatif pour ne plus occulter ce passé sombre.» On l’aura compris, à vouloir étiqueter à outrance cette jeunesse contestatrice, et en amalgamant toutes ses revendications au sein d’un prétendu mouvement qui n’en est pas un, « ces conservateurs jettent le bébé avec l’eau du bain ! », déplore le sociologue. « Non seulement ils s’interdisent de penser le phénomène bien réel des discriminations au sein de la société, mais surtout ils participent à ce maccarthysme qu’ils prétendent par ailleurs dénoncer ». 

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Cette enquête, dans son intégralité, est publiée dans notre livre 100% inclusif, coordonné par Florian Dacheux, préfacé par Lilian Thuram, en librairie et sur toutes les plateformes en ligne.

Charles Cohen