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Avr / 04

La théorie du «grand remplacement» et ses fantasmes

By / Ekim Deger /

Actuellement en 2ème année de doctorat à l’École des Hautes Etudes des Sciences Sociales, en sociologie politique, Julie Lavialle-Prelois est rattachée au Centre Maurice Halbwachs, un laboratoire de recherche parisien. Voici un peu plus d’un an qu’elle consacre son travail à la circulation internationale du « grand remplacement », cette fameuse théorie complotiste popularisée par l’écrivain d’extrême droite Renaud Camus. Entretien.

La théorie du «grand remplacement» et ses fantasmes

Pouvez-vous nous présenter vos recherches et les raisons pour lesquelles vous travaillez autour de cette idéologie du grand remplacement ?

Je me suis intéressée à ce sujet après avoir étudié la discrimination des musulmans en Birmanie, particulièrement celle des Rohingyas. En tant qu’étudiante française, mes interlocuteurs s’étonnaient : « pourquoi tu ne comprends pas que l’on puisse discriminer les musulmans ici alors que chez toi aussi ils essaient d’envahir ton pays ? ». Cela m’a vraiment interrogé et m’a amené à cette question : comment circule cette idéologie du « Grand remplacement » ? Le terme d’idéologie est relativement large. On pourrait le définir comme une grille de lecture, une façon de lire les faits, réels ou présumés, des perceptions, de les mettre en sens, de les colorer. L’idéologie du grand remplacement est donc une manière, pour les acteurs, de mettre en sens une réalité perçue selon des principes nationalistes, et in extenso particulièrement xénophobes. J’ai recours à cette étiquette du grand remplacement, étant donné qu’elle fait particulièrement écho dans le contexte français et que la formule a effectivement circulé internationalement, mais je m’intéresse plus largement à ces théories, qui arrivent dans des espaces politiques normalisés à partir des années 2010 et qui reprennent le motif narratif d’une invasion étrangère internationale orchestrée par des élites, de manière plus ou moins directe et plus ou moins incarnée. Par exemple, en même temps que Renaud Camus définit pour la première fois le « Grand remplacement » dans son Abécédaire de l’Innocence en 2010, Thilo Sarrazin publie en Allemagne un livre qui va faire beaucoup de bruit, et qui reprend exactement les mêmes motifs narratifs, Deutschland schafft sich ab (l’Allemagne disparaît). Une première question se pose ici : comment comprendre qu’un discours similaire émerge au même moment dans ces deux espaces socio-politiques ?

Julie Lavialle-Prelois

Quand vous parlez de « circulation internationale de la théorie du grand remplacement », à quoi faites vous précisément allusion ?

Quand je parle de circulation internationale de la théorie, ça signifie qu’il y a donc des co-émergences, des émergences concomitantes de cette idéologie, mais aussi des diffusions. Elle circule via différents acteurs, des essayistes, mais aussi par exemple via des groupes militants comme le groupe PEGIDA. Ce groupe est originellement créé en 2014 à Dresde, en Allemagne. L’acronyme PEGIDA signifie, en français, les « Européens Patriotes contre l’islamisation de l’Occident ». Et ce groupe va ensuite s’exporter, des « filiales » vont émerger un peu partout en Europe mais aussi au Canada, aux États-Unis ou encore en Australie. On retrouve également la formule citée par des terroristes, comme par Brenton Tarrant, qui assassine, en mars 2019, cinquante-et-une personnes dans une mosquée de Christchurch en Nouvelle-Zélande. Mais elle est aussi mobilisée par des responsables politiques (par exemple D. Trump ou V. Orban). On a pu entendre une majorité de candidats de droite y avoir recours pendant la campagne de la présidentielle 2022 ! Et donc finalement, les questions que je me pose sont comment comprendre une telle diffusion ? Est-ce qu’il y a eu différents moments, différentes étapes ? Quels sont les effets de contexte qui pourraient expliquer l’arrivée dans le champ politique central de cette théorie d’extrême-droite ? L’arrivée du grand remplacement dans le débat public peut être replacée dans un mouvement plus général d’« ultra-droitisation ». Pour Philippe Corcuff, cette « ultra-droitisation » apparaît au milieu des années 2000. Donc finalement, la diffusion du grand remplacement est un symptôme d’un problème plus vaste, et mesurer ce symptôme, c’est essayer de comprendre ce phénomène plus général. Cette théorie repose sur des imaginaires-représentations d’extrême-droite qu’on connait très bien et qui passent par la naturalisation des identités sociales. On peut décrire deux types principaux d’arguments qui sont employés par les acteurs : l’apposition d’un vernis culturaliste et les manipulations statistiques.

« Une proposition politique et idéologique complètement biaisée visant à faire valoir une posture xénophobe. »

Comment définir ce « vernis » culturaliste ?

L’un des arguments qui est utilisé pour justifier et objectiver cette croyance repose en fait sur une hyper-naturalisation des identités sociales, nationales ou plus largement culturelles. Le racisme biologique hiérarchisant, qui correspond finalement à cette forme historique de racisme plus explicite : « tu es inférieur à moi parce que tu es Noir », est aujourd’hui devenu totalement disqualificatoire (Nicolas Lebourg). Donc un glissement s’est opéré et aujourd’hui on a recours à des arguments culturels. Les gens croient à ça, la plupart des gens sont convaincus de ne pas faire reposer leur argumentaire sur du biologique. Mais de fait, l’hyper-naturalisation de la culture ou de l’identité nationale revient exactement à la même chose. C’est en cela qu’on peut parler de vernis culturaliste. Dans ce type de narration, on considère l’Autre comme un Autre absolu. Il n’est pas « intégrable », « assimilable » à la société, même si ces mots sont déjà à discuter. Il est une menace pour l’identité du groupe parce qu’il est absolument étranger. On voit bien que même si le prétexte est culturel, même si on peut être persuadé que la différence fondamentale à la base de ce sentiment d’étrangeté, de cette disqualification de l’Autre est culturelle, en fait la naturalisation de la culture est tellement forte qu’on n’a pas de différence sensible avec un racisme biologique hiérarchisant.

En quoi consiste la manipulation statistique dans le « Grand remplacement » ? Pouvez-vous nous donner quelques exemples ?

Effectivement, les acteurs, pour tenter d’objectiver leur propos, de le rendre crédible et mesurable, vont l’appuyer sur des chiffres, en l’occurrence des projections statistiques. Mais il y a bien sûr tout un tas de problèmes avec ces propositions. Je renvoie aux travaux de François Héran pour des analyses plus poussées. Mais on peut déjà noter que les postulats à la base de ces projections sont biaisés. En 1, le postulat d’« étrangeté » tout d’abord. Les populations sont catégorisées en fonction de critères mis en opposition (blancs ou non-blancs, musulmans ou non-musulmans, etc.). Ces critères, et la dimension d’étrangeté qui leur est attachée, sont ici considérés héréditaires (et par-là biologiques). En 2, le postulat de « constance » qui pose que les taux de fécondité d’aujourd’hui vont se maintenir dans le temps. En 3, le postulat de « non-mixité » selon lequel les populations identifiées, par exemple, « blanches » n’auront pas d’enfants (in extenso « pas de relations ») avec les populations identifiées « non-blanches ». Ces projections statistiques sont évidemment invalides scientifiquement. C’est une tentative, une prétention à l’objectivité qui est en réalité une proposition politique et idéologique complètement biaisée visant à faire valoir une posture xénophobe.

« Des dynamiques identitaristes apparaissent comme des réponses simples et évidentes, selon le principe du bouc émissaire »

Comment analysez-vous cette montée des courants réactionnaires ?

Il me semble que le rapport problématique à l’information est une voix de compréhension de ce qu’il se passe aujourd’hui. Cela advient dans un contexte de méfiance croissante à l’égard de la classe politique, des personnages de cette classe et de son fonctionnement, mais aussi, plus largement, du « discours officiel ». Il y a une forte montée des complotismes, des fake news etc. Ce rapport très problématique à l’information est à la fois le résultat et le terreau de l’arrivée, de la « prise » de ce type d’idéologies qui sont très simplificatrices et très manichéennes. S’ajoute à cela, une multiplication des sources d’informations et des contenus qui composent un « grand bain informationnel » (cf Raphaël Logier). Comment se repérer ? Qui croire ? Que croire ? Qu’a-t-on envie ou besoin de croire ? Et ces besoins et ces envies de croire émergent dans des contextes de crise politiques, économiques et sociales. Ces configurations motivent et favorisent des dynamiques identitaristes qui apparaissent alors comme des réponses simples et évidentes, selon le principe du bouc émissaire.

 

Au-delà du fait que pour combattre une « idéologie » il faut la connaître, quelles seraient vos conseils personnels afin de lutter face à l’extrême-droite ?

Il y a évidemment différentes manières de lutter donc je te partage ma perspective analytique et personnelle. Le levier prioritaire serait l’éducation à l’esprit critique. Il me semble qu’il faut impérativement tout remettre en question pour se prémunir des frontières et des identitarismes en tout genre, à commencer par nos propres certitudes. Et face à la surcharge d’informations, il faudrait éduquer à l’information. Il faut apprendre à les requestionner avec des outils et des stratégies adéquates, à les croiser, prendre un recul critique et s’autoriser à douter. De plus, il me semble que le danger dans ce type de configuration c’est la cristallisation identitaire. Il faut aller au bout de sa proposition. Si je propose la prise en considération de l’Autre, l’écoute et l’empathie, je dois mettre de côté les émotions, qui sont importantes et qui sont aussi un matériel de réflexion et un moteur, mais je dois les mettre de côté, pour essayer de comprendre ce besoin de croire et le besoin de sens de cet Autre.

 

Le terme de « déconstruction » est très à la mode en ce moment afin de lutter face aux courants réactionnaires dans une démarche intellectuelle. Pouvez-vous nous en parler ?

On a besoin de catégoriser pour apprendre, les catégories sont pertinentes d’un point de vue cognitif. En revanche, ce qu’il semble pertinent de requestionner et d’ouvrir ce sont les catégories d’un point de vue social. On peut avoir un sentiment d’appartenance, mais on ne peut pas réduire quelqu’un à une appartenance ou à une identité sociale. La déconstruction des catégories permet de penser le monde d’une façon plus complexe, et ainsi de mettre au jour des leviers de lutte et de remise en cause des dominations.

 

Quelle est votre analyse des difficultés de la France à embrasser sa pluralité ?

J’imagine malheureusement qu’il y a plusieurs choses ! Les frontières sociales évoluent, si elles sont aujourd’hui très marquées par l’histoire coloniale, il n’y a pas si longtemps l’arrivée de polonais et d’italiens posait aussi problème. On retrouve ces problématiques un peu partout, ce rapport à l’altérité a des fondements anthropologiques et va ensuite s’ancrer sur différents historiques en fonction des moments et des situations, on met beaucoup de temps à requestionner tout ça. Il y a en fait tout un ensemble de résistances, on peut aussi noter celles, imbriquées, qui ont trait aux rapports de classe. Bon, et ça prend place aujourd’hui dans un contexte international de réification – rendre concret, rendre chose, chosifier – du national… Mais restons tout de même optimistes sur le long terme !

 

Dans cette banalisation des idées d’extrême-droite, peut-on parler de racisme systémique en France ?

D’un point de vue institutionnel, on est censé avoir des textes qui garantissent l’égalité des droits et « des chances ». On sait que, dans la pratique, ce sont les acteurs qui vont recevoir les dossiers, qui vont agir au niveau infra. Donc il n’y a qu’une adéquation relative entre les différents niveaux de législation et d’application. Au niveau inter-individuel, on retombe sur ce qu’on disait précédemment, il y a des besoins de croire et des traditions de pensée fortement ancrées, des stéréotypes qui ont du mal à partir même si on est de plus en plus dans la déconstruction, ce qui est une perspective optimiste et positive. Sur les questions climatiques et féministes, on voit quand même des évolutions, notamment chez les jeunes générations, donc oui, on peut trouver des raisons d’être optimiste.

 

Recueilli par Ekim Deger

(Illustrations Vidéo : Observatoire du conspirationnisme, association éditrice du site Conspiracy Watch, avec le soutien de la DILCRAH)

Références : 

  • Orientalisations culturelles ou occidentalisme politique ? par Nicolas Lebourg (La Découverte)
  • Vers la guerre des identités ? par Blanchard Pascal, Thomas Dominic et Bancel Nicolas (La Découverte )
  • Face au racisme 2 : Analyses, hypothèses, perspectives, par Taguieff Pierre-André (La Découverte)
  • La guerre des civilisations n’aura pas lieu : coexistence et violence au XXIème siècle, par Liogier Raphaël (CNRS Editions)
  • La grande confusion, Comment l’extrême-droite gagne la bataille des idées ? par Corcuff Philippe (Textuel)
  • Visions complotistes : la singulière histoire des migrations de remplacement, leçon donnée au Collège de France en 2020 par François Héran.
Ekim Deger