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Août / 16

LA FRANCE MONOCHROME

By / akim /

LA

FRANCE

MONO

CHROME

Début 2016, aux États-Unis la polémique bat son plein sous le hashtag OscarSoWhite. En France, quelques mois plus tard, un sentiment de fierté patriotique envahit la salle lorsque Philippe Faucon reçoit le César du meilleur film pour Fatima. Dans ce palmarès 2016, on trouve également Zita Hanrot, meilleur espoir féminin, et Mustang, meilleur premier film. Relativisons tout de suite : Fatima ne pouvait être jouée que par une Maghrébine. Et Mustang se passe en Turquie. Où se cachent, dans les autres productions, les comédiens et les auteurs issus des minorités ?

Attention, la sous-représentativité des Français non-blancs n’est pas un problème inhérent au seul cinéma. Loin de là. Au théâtre, le constat est encore plus alarmant. Si le 7e art a le mérite de récompenser quelques artistes venus de divers horizons (Cannes 2016, Caméra d’or à la talentueuse Houda Benyamina), le théâtre, lui, ne fait même pas semblant.

Le 23 mai 2016 a lieu la cérémonie des Molières qui récompense chaque année les talents de la scène. Sur plus de 86 personnalités nominées dans 19 catégories, une seule est issue des minorités… dans la catégorie humour ! Jour J, le collectif Décoloniser les arts est rassemblé devant les Folies Bergères où a lieu la remise des prix. Le mouvement, créé en octobre 2015, regroupe des artistes venus essentiellement du théâtre, mais aussi de la danse, de la recherche ou des arts plastiques, autour d’une même cause : une meilleure représentativité des minorités dans la culture.

Frédéric Chau

Ce 23 mai, seule une barrière sépare le théâtre, ses invités en escarpins et smoking, attentifs ou gênés, des dizaines de manifestants bardés de pancartes Molières monochromes = Molières de la honte ou L’entre-soi tue l’art. Le collectif s’empare du micro  : « Dans la catégorie acteurs et actrices nommés, 37 au total : combien de Noirs, d’Asiatiques, de Maghrébins, de Latins ? Zéro ! En 2016, les Molières restent monochromes : reflet du milieu théâtral, artistique et culturel français, reflet d’une société qui tourne le dos à une partie d’elle-même et s’étonne que certains puissent s’éloigner (…) Le dernier non-blanc à recevoir un Molière était Jean-Michel Martial en 2004. Il y a douze ans (…) La pratique de la culture se doit d’être pour chacun et chacune l’endroit et le moment d’une célébration partagée, d’un lien social renoué (…) Ils sont pourtant bel et bien là et talentueux les acteurs, les actrices, les auteur.e.s, les metteurs, les metteuses en scène de toutes les origines, de toutes les cultures et de toutes les appartenances ethniques. Là, mais trop souvent et volontairement ignorés. » Cerise sur le gâteau : il y aura bien un Noir sur la scène des Molières. Et il se « nomme » Touchi-Toucha… Le lendemain, la réalisatrice

Isabelle Boni-Claverie (notamment auteure du remarquable Trop noire pour être française) prend sa plus belle plume pour dénoncer cette clownerie coloniale dans le Huffington Post. Extrait : Touchi-Toucha est immense. D’une carrure impressionnante. Mais il a sur le visage un air enfantin. Touchi-Toucha porte un costume noir de vigile (…) On ne connaît pas le son de sa voix, Touchi-Toucha ne parle pas. Jamais. À la demande du maître de cérémonie, Alex Lutz, voire à ses dépens, Touchi-Toucha touchote les lauréats qui se perdent dans des discours trop longs. Touchi-Toucha, c’est le videur des Molières. Il fait rigoler tout le monde, sauf Catherine Frot qui feint d’en avoir peur. Touchi-Toucha, faut-il le préciser, est Noir. Et ceux qui rient sont Blancs (…) Le corps au détriment de l’intellect, la force (…) la réactivation du Ce sont de grands enfants, la position subalterne, le statut à mi-chemin entre sujet et objet (…) C’est ce Noir docile et bon enfant, à la force apprivoisée, que j’ai vu sur la scène des Molières. À la différence que nous ne sommes plus en 1915 mais en 2016, et que la France a cessé officiellement d’être un empire colonial depuis plus de cinquante ans. Mais l’inconscient ignore le temps. L’imaginaire aussi.

Dès le mois de décembre 2015, Décoloniser les arts avait envoyé un questionnaire à trois cents directeurs d’établissements culturels. Extraits : Connaissez-vous des non-blancs, non-blanches directeur ou directrice d’institution cultu­relle publique ? Avez-vous des collaborateurs non-blancs dans votre équipe permanente ? Pourquoi n’y a-t-il que des blanc.he.s dans la plupart des spectacles français ? Quel est le sens dramaturgique recherché ? Seuls deux théâtres ont répondu…

Écrans blancs

La télévision ? Peu représentative. Même constat côté arts plastiques : peu d’expositions. Quant aux directeurs et enseignants des écoles d’art, ils se ressemblent tous. Bref, aucun pan de la culture n’est épargné, si ce n’est un domaine très spécifique : l’humour, bien sûr.

Yasmine Modestine est actrice et auteure. « J’ai intégré le Conservatoire supérieur national d’art dramatique à l’âge de 18 ans. Avant cela, je ne savais pas que j’étais noire. Je l’ai réalisé à ce moment-là. » En fait, Yasmine Modestine est métisse. Plus facile ? « Pas du tout, répond la comédienne qui a consacré un livre à ce sujet 1. Je ne suis pas assez noire pour être « authentiquement » africaine, avec tous les clichés que cela comporte. Mais je ne serai jamais blanche non plus. »

Sébastien Folin, présentateur TV, grandit sur l’Île de la Réunion. Il arrive dans l’Hexagone à 30 ans. « C’est la vie métropolitaine qui m’a renvoyé à ma couleur de peau. » Cette idée de la race, celle que vous renvoient les yeux de l’autre… Une réalité bien plus complexe qu’une simple mention dans la Constitution, celle que François Hollande souhaitait retirer. Qui croira au coup de baguette magique pour se défaire d’un héritage qui influence l’inconscient (Décoloniser les arts parle d’un « racisme d’omission ») et sert, du même coup, un rejet identitaire et militant assumé par certains ? Sébastien Folin et Yasmine Modestine ne se définissaient pas comme Noirs. D’une certaine manière, ils y ont été contraints. Voilà, c’est ça, précisément, ce qu’on appelle la racisation. Être racisé, terme contesté car violent, ce n’est pas se reconnaître dans une « race », c’est être, malgré soi, ramené à une catégorie raciale fabriquée. Avec son lot de stéréotypes et, tout autant, de barrières imposées dans l’imaginaire collectif.

Sébastien Follin

Ridwane Bellawell a joué son premier rôle au cinéma dans le court métrage Le Dernier des Céfrans, nominé aux César 2016. « La plupart du temps, on me propose des personnages d’islamistes. Je refuse presque automatiquement. » Frédéric Chau, l’une des vedettes de Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu ? affirme, lui aussi, s’être opposé durant cinq ans à des rôles-clichés. « Je recevais des scénarios avec la mention Asiatique annotée dessus. Et des rôles d’expert en kung-fu… Les Asiatiques sont victimes de racisme négatif et positif. Négatif : on se moque de nous ouvertement et nous sommes discriminés. Positif, dans les propositions de rôles très spécialisés, informaticien par exemple. » Alors jouer un Chinois dans un film à plus de 12 millions d’entrées a-t-il pu l’aider ? « Depuis, j’ai eu plein de propositions. Ce film m’a beaucoup apporté professionnellement. Et le livre qui racontait mon histoire 2 m’a permis de révéler qui j’étais. » Les stéréotypes ? « C’est un ressort de comédie possible, à partir du moment où l’on n’est pas objet, mais acteur dans la création du rôle. Dans l’humour, il y a le principe du poisson hors de l’eau : vous prenez une communauté, avec ses us et coutumes, et la mettez dans un autre environnement. Mes parents peuvent être d’une incroyable force comique. Et je parle souvent d’eux, comme Jamel Debbouze ou Gad Elmaleh ont pu le faire. Rien à voir avec le fait de me voir imposer un rôle de Chinois, comme un regard extérieur qui m’enfermerait dans une vision-cliché. »

Et les voix alors ? Auraient-elles, ces voix, elles aussi une couleur ? Les coulisses des doublages sont révélatrices d’un vrai malaise. « Apparemment, les Noirs auraient des voix graves de Noirs, et les Asiatiques des voix aiguës d’Asiatiques. Par contre, les Blancs ont des voix universelles », ironise Yasmine Modestine. Résultat : parfois, des accents sont artificiellement ajoutés dans les versions françaises, pour bien signaler qu’un personnage n’est pas blanc. Quant à Denzel Washington, Bill Cosby, Halle Berry, Forest Whitaker, ils sont tous doublés par des Blancs. Des Blancs qui doublent la plupart des Noirs, pourquoi pas ? Mais aussi… tous les Blancs. Cherchez l’erreur.

Ridwane Belawel

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David Bobée

Conclusion : le monde de la culture est-il un entre-soi où personne ne voudrait créer l’ouverture ? Pas tout à fait. Des actions sont entreprises. Notamment en termes d’accès à la formation. Dans le cadre de son programme Égalité des chances, l’École supérieure d’art dramatique de Saint-Étienne a ouvert une classe préparatoire gratuite qui s’adresse aux étudiants issus des minorités. Aurélien Desclozeaux, chorégraphe, est professeur de danse à l’ERAC, École régionale d’acteurs de Cannes. « L’école, dit-il, n’est pas formatée et privilégie la personnalité de l’acteur. Du coup, elle intègre des étudiants venus de tous horizons ».

Démarche spontanée ou résultat d’un travail ? « Je crois en l’école de la République, affirme Didier Abadie, le directeur de l’ERAC. L’épreuve d’un concours est égalitaire, les droits d’entrée sont à zéro chez nous. Quatorze artistes sélectionnés vont vivre et travailler ensemble pendant trois ans. On ne va pas lisser les différences, mais faire en sorte qu’elles se nourrissent. Pour ouvrir davantage, il faut créer le chaînon manquant entre les pratiques amateurs et les conservatoires. Nous avons lancé trois master class, financées par la région, dont le noyau n’était pas forcément passé par le conservatoire. Et nous avons ce programme, Techniques de l’acteur au service de l’individu, où nos étudiants vont à la rencontre de publics parfois très éloignés de la culture. Ce qui peut créer des passerelles, voire susciter des vocations… »

L’École Miroir, créée par Catherine Jean Joseph, une ancienne directrice de casting, est fondée sur les principes d’accessibilité et de diversité. Ridwane Bellawell est sorti de la première promotion, en 2011. « Généraliser ce genre d’écoles, dit-il, peut être une solution. » Une alternative qui fait ses preuves : le casting du Dernier des Céfrans était exclusivement composé d’étudiants de la promo de Ridwane.

L’atelier 1er Acte leur a emboîté le pas. Ce projet s’adresse à des jeunes « ayant fait l’expérience de la discrimination à travers leur parcours professionnel ». Stanislas Nordey, directeur du Théâtre national de Strasbourg, en est à l’initiative. « L’idée est de donner un coup de pouce à des jeunes gens talentueux et, j’ose le dire, de rééquilibrer les chances : les aider à rencontrer des professionnels d’une part et, d’autre part, à accroître leurs chances d’entrer dans les écoles supérieures pour les plus jeunes », déclarait-il à Télérama. Yasmine Modestine réagit : « Je me suis sentie humiliée. Il faut former les metteurs en scène et les producteurs à la diversité, pas les comédiens ! » L’association Décoloniser les arts s’est créée après la présentation houleuse de 1er Acte au Théâtre de la Colline en mars 2015. Françoise Vergès, politologue, s’interrogeait dans Le Point Afrique : « Seuls des Blancs étaient présents sur scène pour présenter l’initiative (…) Comment ne pas y voir une forme de néocolonialisme ? » Malgré la polémique, David Bobée, directeur du Centre dramatique national de Haute-Normandie et, lui aussi, membre de Décoloniser les arts, relève un aspect positif de l’initiative : « Le système de tutorat y est très efficace. Un jeune est encadré par un comédien confirmé qui l’initie aux coulisses du métier et lui fait profiter de son réseau. C’est une idée à retenir. » L’humoriste Shirley Souagnon a, elle, créé cette année Afrocast, une agence web d’actrices et d’acteurs noirs, mais aussi de scénaristes, réalisateurs, producteurs, directeurs de casting. « À nous de faire rêver les gens », confie-t-elle au site totem-world.com.

Quotas, nous voilà !

« Les quotas, on ne va pas y échapper ! » Sébastien Folin résume l’état d’esprit actuel. Pourtant, l’idée a longtemps été impopulaire parmi les artistes français issus des minorités. Sébastien Folin, arrivé à l’antenne en 2001, s’explique : « Ma position a évolué car il y a bien plus de velléités que de réelle volonté à faire avancer les choses. » Ridwane Bellawell n’y avait jamais vraiment pensé : « Ça serait dommage d’en arriver là, mais si on n’a pas le choix … » Pour Yasmine Modestine, « on a tout essayé mais ça ne marche pas ». Frédéric Chau : « On doit en venir à une forme d’obligation. Il y a une vraie frustration. Je comprends aujourd’hui que certains quittent la France. »

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Mata Gabin

La cote de popularité des quotas est au plus haut, c’est certain. Car depuis tant d’années que ce débat existe, les progrès n’ont été que marginaux. Pour mémoire, l’un des premiers grands colloques institutionnels sur la question, Écrans pâles, organisé par le CSA et l’ex-Fasild, date de 2004. Aujourd’hui, c’est d’actions efficaces dont a besoin le monde de la culture. La pétillante Mata Gabin, artiste multicarte – comédienne, musicienne – n’a pas attendu 2016 pour défendre les quotas : « J’ai toujours été pour. Si on dit à une production qu’ils n’ont, légalement, pas engagé assez de Noirs, d’Arabes ou d’Asiatiques, ça va les obliger à chercher d’autres acteurs, ça ne sera plus toujours les mêmes. Ça peut faire émerger des gens. Du coup, ça impulsera plus de brassage. Et le brassage, ça donne des idées, ça crée de l’émulation. De toute manière, on doit faire quelque chose, les gens souffrent. »

Et revoilà posée la question des statistiques ethniques toujours interdites en France. Ridwane Bellawell met quand même un bémol : « La question est de savoir qui va imposer et quels chiffres. » Sébastien Folin n’y voit pas un frein : « C’est un sujet complexe qui doit être traité avec beaucoup de finesse et d’intelligence. Mais cela n’a rien d’impossible. »

Décoloniser Les arts

Un mois avant les Molières, les membres de Décoloniser les arts, micros à la main, font face à 150 personnes venues rencontrer l’association. Une immense baie vitrée offre une vue imprenable sur la Tour Eiffel. Au sein du Théâtre national de Chaillot qui les accueille, le collectif rappelle ses fondements : lutter contre les discriminations dans le spectacle vivant et les arts à l’encontre des populations minorées et postcoloniales, veiller à leur représentation sur les plateaux, les écrans (…) et à des postes de responsabilité au sein des institutions artistiques et culturelles. Mais pas seulement.

Décoloniser les arts veut aussi décoloniser les imaginaires : s’attaquer à la question des récits, des mémoires inexplorées ou si peu, à la pluralité des contenus et des formes, pas seulement celles des visages. Aussi légitime et important soit-il, le sujet de la représentativité ne saurait suffire à interpeller une société sur sa capacité à accepter cette pluralité qui l’habite, du fait de son histoire. Interrogeons sa capacité à être dérangée, tout autant que stimulée ! Le rôle des arts et de la culture en quelque sorte…

1. Quel dommage que tu ne sois pas plus noire. Éditions Max Milo.

2. Venu de si loin. Éditions Philippe Rey.

2016: au forum Décoloniser les arts

RETROUVEZ CET ARTICLE DANS LA REVUE PAPIER NUMÉRO 3

Texte : Ryad Maouche

Grande image : Samuel Nja Kwa, extrait de son livre Minorité visible cinéma invisible, éditions Dagon. 

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