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Sep / 20

Entretien avec Rokhaya Diallo

By / akim /

Figure des questions antiracistes et féministes en France, Rokhaya Diallo, 41 ans, est journaliste, éditorialiste mais aussi réalisatrice et écrivaine. A l’approche de la sortie de son prochain livre La France tu l’aimes ou tu la fermes ?, entretien avec une femme bien décidée à changer les mentalités françaises.

Racisme : «Il y a un déni généralisé assez important dans ce pays»

Comment allez-vous et dans quel état d’esprit attaquez-vous cette rentrée ?
J’ai replongé très rapidement dans le quotidien. J’ai pas mal de projets en cours. C’est donc un retour très dense en terme d’activités. J’ai hâte de voir mes projets éclore. Je suis dans la phase où les choses se finalisent. Je travaille notamment sur un documentaire pour RMC Story : Où sont les noirs ? sur les acteurs et actrices noirs en France.

 

Justement, quelle est la place selon vous des Noirs en France sur les scènes de théâtre et au cinéma ?
Elle est très faible. Au théâtre l’association Décolonisez les arts travaille là-dessus. C’est vrai que de manière générale les imaginaires sont très limités. Cela questionne aussi la place de la création contemporaine au théâtre. Qui écrit ? Qui met en scène ? Disons que ça avance. Sur la dernière décennie, il y a eu des personnes qui ont accédé à des premiers rôles comme Ahmed Sylla, Lucien Jean-Baptiste ou encore Aïssa Maïga. Il y a eu l’effet Omar Sy après 2012 avec Intouchables. Mais c’est encore très timide. Et si on demande à des Français de nommer des acteurs noirs, les gens ne sont pas capables de poser plusieurs noms.

 

C’est lié à quoi ?
C’est dû à un vrai manque d’imagination pour la distribution des rôles. Il y a des rôles pour lesquels on n’imagine pas d’acteurs qui ne soient pas blancs. Il y a des directeurs et directrices de casting qui essaient de faire bouger cela, mais c’est très difficile. Il y a encore beaucoup de rôles stéréotypés, des stéréotypes sociaux, mais aussi de genre. On a vu les témoignages qu’il y a eu après la sortie du livre Noire n’est pas mon métier, écrit par un collectif de comédiennes noires (ndlr : voir notre interview de Shirley Souagnon). Ce livre a été un coup de tonnerre, mais il y a encore du travail.

«On reproche à Thuram de manière implicite, d’avoir parlé de la position des personnes blanches dans le système raciste, car on n'en parle jamais en France.»

Revenons sur le cas Lilian Thuram fustigé par l’opinion publique et certains médias qui l’accusent de racisme anti-blanc après sa déclaration dans Le Corriere Dello Sport suite aux cris de singe lancés le 1er septembre par des supporters italiens contre Romelu Lukaku, l’attaquant noir de l’Inter Milan. Il affirme notamment qu’ «il y a du racisme dans la culture italienne, française, européenne et plus généralement dans la culture blanche» et qu’ «il est nécessaire d’avoir le courage de dire que les Blancs pensent être supérieurs et qu’ils croient l’être». Depuis, il ne cesse de répéter, de l’Obs au micro de RTL, que «cette supériorité vient d’une histoire, d’une hiérarchie imposée par une culture raciste ancrée».

 

Qu’en pensez-vous ?

Ce que je trouve assez drôle, de manière ironique, c’est de voir des personnes pas du tout habituées à dénoncer le racisme qui -tout d’un coup- estiment qu’il y a du racisme. Ce sont les mêmes personnes qui nous disent que l’islamophobie n’existe pas ou qu’il n’y a pas de racisme en France, mais qui sont capables de s’unir pour dénoncer le pseudo racisme anti-blanc de Lilian Thuram. Je pense que Lilian Thuram a tout à fait raison quand il dit qu’il y a quelque chose d’ancré dans les cultures européennes et occidentales qui fait partie de leur histoire. Cela a été le corolaire de leur développement, à savoir la pensée coloniale, la pensée esclavagiste, qui a abouti à la Shoah. C’est donc une pensée qui a été construite d’abord par une justification religieuse et ensuite par une pseudo justification scientifique, qui a été reprise ensuite par les Nazis. Il n’accuse pas chaque blanc de manière individuelle d’être une mauvaise personne. Il dit qu’on grandit dans une société qui nourrit l’égo de certains au détriment d’autres. C’est structurel et culturel. On apprend les codes racistes et même sexistes, car ils nous sont inculqués par notre éducation et la représentation collective, que ce soit dans les livres, les arts, le cinéma, les médias et les discours politiques publics, et la culture qui les perpétue dans l’assignation des différents rôles. On ne peut pas ne pas remarquer par exemple que les rôles, y compris dans le monde professionnel, sont distribués sur un échiquier racial. On voit bien que dans les élites, il y a une surreprésentation des personnes blanches. Quand on regarde un bâtiment en construction, on voit bien qu’il y a énormément de personnes qui sont d’origine maghrébine ou noirs, comme ceux qui nettoient. C’est quand même très racialisé tout ça. Les Noirs et les Arabes n’ont pas des compétences naturelles pour nettoyer. C’est juste qu’il y a une racialisation des tâches. C’est structurel et on ne peut pas ne pas le questionner. J’en ai parlé avec Lilian. Il est affligé par le niveau de polémique. Le point de départ, c’est quand même des joueurs de football qui sont traités de singe. Et ça fait moins de bruit que sa phrase. Tout cela est politique. Ce que l’on reproche à Thuram de manière implicite, c’est d’avoir parlé de la position des personnes blanches dans le système raciste, car on n’en parle jamais en France.

«C’est important de rappeler que des esclaves ont résisté. Ils ne se sont pas laissé cueillir comme ça sans protester.»

Comment peut-on décoloniser les esprits ? Est-ce le rôle de nos écoles ?
Bien sûr, je pense que l’école doit s’en charger dans l’enseignement qu’elle donne, dans le rôle qu’elle donne aux différentes personnes qui interviennent dans l’histoire. Comme les femmes pour leurs rôles dans les découvertes scientifiques, leurs productions intellectuelles et artistiques. De la même manière, parler de la contribution des minorités, c’est expliquer pourquoi la France d’aujourd’hui est composée de cette manière-là. L’immigration a une histoire. Il faut raconter les résistances. On parle souvent de l’esclavage mais il n’y a pas d’oppression sans résistance. C’est important de rappeler que des esclaves ont résisté. Ils ne se sont pas laissé cueillir comme ça sans protester. Il faut davantage de Lilian Thuram. Nous n’avons pas suffisamment de personnes non blanches qui ont le pouvoir d’intervenir dans le débat public et de secouer un peu cette espèce d’entre-soi, très,  trop confortable. Il faut davantage de personnes en position de pouvoir qui dénoncent le racisme et qui le font sans détour. C’est nécessaire. Et puis il faut une vraie politique antiraciste. C’est le rôle du gouvernement et pour l’instant il n’y a pas grand-chose qui est mis en place.  

 

N’êtes-vous pas déçus que des personnalités influentes telles que Omar Sy voire Paul Pogba ne prennent pas la parole ?
Disons qu’Omar Sy s’est quand même beaucoup exprimé ces dernières années notamment sur les violences policières. Il a beaucoup soutenu Assa Traoré et là-dessus je lui en suis reconnaissante car ce n’est pas un sujet évident et populaire. Après, pour revenir à Lilian Thuram, ce qui me consterne, c’est qu’il a quand même pris la parole pour des footballeurs en activité. Il est à la retraite. Ce n’est pas lui qui s’est fait traiter de singes le 1er septembre. Quand on voit un Bafé Gomis (ex-joueur de foot international d’origine sénégalaise) qui trouve le moyen de défendre Pierre Ménès… Je trouve ça d’une tristesse absolue. Il n’y a pas de tweet pour protester contre les cris de singe. Il n’y a pas de tweet pour défendre Lilian Thuram. En revanche, on trouve l’énergie pour donner de la force à Pierre Ménès. Cela dit beaucoup de choses sur les pesanteurs. Sur le fait que, oui, en France, quand on appartient à une minorité, on n’a pas intérêt à se positionner sur ces sujets-là car le retour est très violent, et j’en parle en connaissance de causes.

«Le racisme c’est un tout et un continuum : il va du racisme ordinaire qui parait inoffensif jusqu’aux violences.»

On parle rarement du racisme ordinaire, de ces petites phrases et autres clichés lâchés de manière anodine au quotidien. Le fond du problème n’est-il pas là ?
Le racisme c’est un tout et un continuum : il va du racisme ordinaire qui parait inoffensif jusqu’aux violences. Tout s’entretient. C’est pour ça que l’on parle de système omniprésent. Une même personne peut être exposée à des vexations verbales qui n’ont pas de gravité légale. On ne va rien faire à quelqu’un qui t’appelle Fatou au lieu de ton vrai prénom. Cela ne peut pas aller en justice, mais ça peut être du harcèlement, de la négation de l’individu. Puis on va jusqu’à la discrimination, la violence physique. Et tout cela, c’est le même système qui s’exprime à travers des vecteurs différents. Le fait de nier le racisme en France, c’est déjà quelque chose qui bloque beaucoup la prise en charge du racisme. Il y a quand même un déni généralisé qui est assez important dans ce pays.

 

Il y a également peu de condamnations en cas de discrimination. Y-a-t-il un racisme installé dans la police ?
Le défenseur des droits a donné des chiffres qui prouvent qu’il y a un harcèlement policier orienté vers les minorités. Pourtant, le pouvoir politique ne prend pas de disposition malgré les rapports.

 

Que proposez-vous ?
Cela passe par la formation. Ensuite, il faut sanctionner les policiers qui font du contrôle au faciès. Nous avions fait une proposition très simple, que les policiers remettent un récépissé à chaque contrôle avec une motivation. Si on explique pourquoi on cible telle personne, on pourra voir quelles raisons, quels quartiers. Si les policiers doivent remettre un document à chaque personne contrôlée, je pense que ça les dissuadera de procéder à des contrôles abusifs.

«Élire Trump, c’est aussi réinstituer une forme de domination.»

Faisons un saut aux Etats-Unis où vous avez réalisé plusieurs documentaires. Quels sont vos rapports avec ce pays et pourquoi selon vous les combats des minorités sur place sont bien plus visibles qu’ici ?
Aux Etats-Unis, l’oppression coloniale et esclavagiste contre les minorités s’est déroulée sur leur sol principal. Donc avant même l’existence des Etats-Unis, il y avait des Noirs sur le sol américain. Les premiers répertoriés sont arrivés en 1619, les Etats-Unis sont nés en 1776. Ils sont arrivés avant les Italiens ou les Irlandais. La présence noire est donc consubstantielle même de l’existence des Etats-Unis. Ce qui est différent avec la France où l’esclavage a eu lieu en dehors du territoire hexagonal et les colonisations également en dehors. Ce qui fait qu’on a toujours pensé les minorités comme étant hors de la France et hors de l’identité française. Il n’a jamais été possible aux Etats-Unis de nier la légitimité de la présence noire sur leur sol, même s’ils ont été réduits à l’esclavage et ont été ségrégués. C’est pourquoi les luttes noires sont plus visibles car elles sont là. On ne peut pas dire on ne vous a pas vu. En France, on peut dire on ne savait pas, on ne connaissait pas, parce qu’il y a toujours cette histoire que la colonisation c’est loin, c’est fini, que l’on n’a rien fait. C’est d’ailleurs un parallèle qu’on peut faire avec la question des juifs en France. On ne peut pas dire qu’on n’était pas au courant, car Drancy c’était là, le Vel d’Hiv c’était à Paris. De ce fait il y a une culpabilité aussi qui existe vis-à-vis des Noirs car la plupart des Blancs, dont les familles sont présentes depuis longtemps, peuvent tracer la participation à l’oppression esclavagiste. De la même manière, en France, quand on parle des personnes juives, c’est très difficile pour les personnes qui ont des grands-parents et arrières grands-parents de dire qu’ils n’étaient pas là. Même s’ils n’ont pas forcément contribué à la Shoah, il y a quand même eu beaucoup d’appartements occupés, beaucoup de dénonciations, etc. Pour ma relation avec les Etats-Unis, c’est un pays sur lequel je suis très critique, et j’ai choisi de ne pas y habiter. Mais ce pays reste une vraie ressource intellectuelle, car c’est un pays où l’on autorise la pensée sur les questions raciales. Il y a donc des productions universitaires très importantes. C’est donc un pays qui m’inspire de ce point de vue-là. En tournant mes documentaires, j’y ai appris beaucoup de choses. Dans le premier documentaire, il s’agissait d’Américains qui venaient regarder la France à travers leurs yeux. C’est toujours intéressant. On parle beaucoup des Etats-Unis et des violences policières, mais finalement c’est un miroir qui est tendu vers nous et qui peut peut-être nous contraindre à nous regarder davantage. C’est un peu comme ça que j’utilise le terrain américain pour parler de la France de manière indirecte.

 

Comprenez-vous qu’ils aient pu élire un président comme Donald Trump ?
Oui, Trump, c’est la conséquence d’Obama. Quand Barack Obama a été élu, les ventes d’armes ont explosé et le nombre de crimes racistes ont augmenté. D’une certaine manière, on faisait payer dans la rue aux Noirs le fait qu’un président noir était à la Maison Blanche. Je pense que la présence d’une famille noire à la Maison Blanche a réveillé une angoisse chez les personnes blanches qui se sont senties menacées sur le plan identitaire. D’autant plus qu’on est dans un contexte où l’on sait qu’entre 2045 et 2050 les Blancs seront minoritaires suite à l’augmentation très rapide des Latinos et des Asiatiques notamment. Ils ont élu un président qui nous parle de restaurer la grandeur américaine. Mais quand on parle du passé américain, pour qui l’Amérique est plus grande ? Pas pour les femmes, pas pour les Latinos, pas pour les Noirs, pour personne d’autre que pour les Blancs. Du coup, élire Trump, c’est aussi réinstituer pour eux une forme de domination.

«J’ai appris des choses et ces outils-là je ne veux pas les garder pour moi»

Dans Ne reste pas à ta place paru en mars, vous parlez de votre parcours, de vos petites victoires, de l’importance de mixer les cercles et de clamer ses compétences ou encore de revendiquer sa beauté. On y voit clairement un message adressé aux jeunes…
Je n’avais pas forcément ambitionné d’écrire un livre sur ce sujet-là dans une collection dédiée au développement personnel, mais mon éditrice est venue me voir en me le proposant. Et j’ai pensé aux questions qui me reviennent régulièrement. J’ai souvent des jeunes qui m’écrivent ou qui viennent me voir lors d’événements et qui me demandent comment je fais. Je me suis dit que ça vaudrait le coup d’y réfléchir. Car, honnêtement, quand j’ai commencé la télé, je pensais m’être engagée sur une saison, et finalement ça fait dix ans. Qu’est-ce qui explique que, malgré toutes les tentatives qu’il y a eu pour me faire trébucher, je sois toujours là ? Quels principes, sans y penser, j’en ai tiré et quelles stratégies j’ai développé pour garder la tête hors de l’eau ? C’est ce que je voulais partager tout simplement. Souvent, chez les personnes minoritaires, il y a beaucoup de gens qui ont été là avant nous, qui ont été noirs, arabes, etc. qui ont disparu et dont on ne sait pas grand-chose. Il n’y a pas de trace. Je me dis toujours que si on ne se raconte pas nous-mêmes, ce sont les autres qui vont nous raconter. Je pense que c’est important de transmettre. J’ai appris des choses et ces outils-là je ne veux pas les garder pour moi.

 

Dix ans après, quel est votre regard sur les médias en France ?
Disons qu’il y a une vraie crispation qui s’est créée. En même temps, je me dis qu’il y a une place qui s’est ouverte pour certaines questions. Alors pas suffisamment : nos places en tant que journalistes et éditorialistes se comptent sur les doigts d’une main. J’ai le sentiment que les médias ne peuvent plus ignorer un certain nombre de questions. Il y a beaucoup de colère et de rage qui s’expriment à travers un certain nombre de conservateurs. Pour moi, cette rage témoigne d’une avancée qui est en train de s’opérer. Quand je vois des gens exprimer leur colère par rapport à ce que je dis, ça veut dire que ce que je dis les atteints. Et pour moi, ça ne peut pas être un mauvais signe.

 

Au bout d’un moment, n’est-ce pas lassant voire épuisant ?
Je crois que nous avons une nouvelle génération que l’on ne voit pas venir. Les médias sont quand même tenus par des gens de l’ancienne génération. Alors je ne vais pas faire l’article de la jeunesse qui est forcément éclairée et du progrès forcément linéaire, car il y a des jeunes qui ont voté massivement pour le Front National. Ceci dit, je vois dans la jeunesse une compréhension différente de ces phénomènes. Le public qui me suit est beaucoup plus jeune que moi. J’ai beaucoup de détracteurs dans ma génération. Beaucoup de gens qui écoutent mes podcasts ont entre 20 et 30 ans. Ils s’interrogent. Dernièrement, une jeune fille de 18 ans est venue assister à l’enregistrement du podcast. Mais ce public on ne le voit pas car ils n’ont pas encore accès à la visibilité, au pouvoir etc. Je pense qu’il y a une transformation que l’on ne voit pas venir. Quand des gens me traitent de radical, ça me fait rigoler. Je leur dis que quand les petits vont arriver, ils vont tellement pleurer. Ces jeunes se documentent, regardent ce qu’il se passe ailleurs, aux Etats-Unis par exemple. Ils ont intégré une pensée qui est totalement différente de la pensée dominante. Oui c’est lassant et épuisant. Mais le fait que je ne sois pas épuisée, c’est que je fais autre chose. Je suis sur mon film, je fais mes chroniques à la radio, à la télé. Je bouge à Bruxelles, à Berlin. Tout cela me permet de respirer un peu.

«Quand une personne comme moi, issue de l’immigration post-coloniale, adopte une position critique vis-à-vis de la France, on interroge toujours son rapport à la France.»

Le métissage des nouvelles générations est-il la clé ?
Pour un jeune, le fait d’être arabe ou noir, ce n’est plus la même question que quelqu’un qui a 60 ans. Leur génération est beaucoup plus mixte. Quand on voit des éditorialises qui ont tous la cinquantaine et qui nous parlent de la France, ils nous parlent de leur France. Les jeunes, je ne dis pas qu’il n’y a pas de racisme chez eux, mais en tout cas il y a des choses qui sont établies pour eux et ils ne se posent plus de question. A l’époque où mes parents sont arrivés, dans les années 1970, on pensait qu’ils allaient repartir. Ce n’est plus le cas. Ce n’est plus une question qui se pose en ces termes.

 

C’est pourquoi vous sortez le 9 octobre La France tu l’aimes ou tu la fermes ?, un concentré de vos combats en 55 tribunes ?
Quand une personne comme moi, issue de l’immigration post-coloniale, adopte une position critique vis-à-vis de la France, on interroge toujours son rapport à la France. Si elle n’aime pas la France, elle a qu’à partir. Et je remarque que des personnes blanches qui peuvent être très critiques comme Edouard Louis ou Virginie Despentes – des personnes que j’admire – on ne va jamais leur demander de partir. On ne se demande même pas si elles aiment ou non la France. Car finalement, quand on est blanc, on n’est pas soupçonné de ne pas aimer la France. A l’inverse, on nous demande en permanence de ne pas faire preuve d’ingratitude. C’est comme les gilets jaunes. Personne ne dit si les gilets jaunes n’aiment pas la France ils n’ont qu’à partir. Et pourtant ils l’ont retourné au sens figuré comme au sens propre. A l’inverse, s’il y avait une révolte de gens non Blancs de quartiers populaires, on leur aurait directement dit : si vous n’êtes pas contents, partez. Donc, ce que j’ai voulu dire dans ce livre, c’est qu’apparemment nous sommes obligés d’aimer la France ou de la fermer. Est-ce que l’on est obligé de la fermer ? Moi j’ai choisi que non.

 

La France n’est-elle pas un peu schizophrène ? Le racisme existe. Et pourtant, quand l’équipe de France de football en vient à gagner une 2e Coupe du Monde, des millions de gens chantent à la gloire de Pogba, Kanté et autres Mbappe sur les paroles de Vegedream, des campings aux discothèques. Cela vous inspire quoi ?
Je crois qu’il y a une ambivalence. Quand les équipes de France n’ont pas de bons résultats, on met l’accent sur le fait qu’il n’y a pas beaucoup de Blancs, qu’ils sont communautaristes, qu’ils mangent hallal, qu’ils sont impolis, qu’ils sont des caïds, etc. Et quand ils gagnent, il est hors de question de dire qu’ils sont Africains. Cela signifie que l’on refuse leur héritage. On peut être Français et Africain, ce n’est pas incompatible. C’est à chaque joueur de dire en quoi il se reconnaît. Ce n’est pas un tort. Selon moi, l’équipe de France, c’est un peu un baromètre de l’ambiance générale. Entre Knysna en 2010 et l’été dernier, c’est à la fois horrible et très parlant.

 

Pour finir, le débat public est aujourd’hui polarisé autour de deux conceptions qui s’affrontent. Les « intégristes laïcs républicanistes » d’un côté, et ceux que les premiers appellent « indigénistes racialistes » de l’autre, à savoir la mouvance décoloniale. Pour autant, n’y a-t-il pas un manque de débats de fond ? N’agitons pas des mots comme « racisme d’Etat », « racisé », « racisme structurel » davantage pour se conforter dans un jargon que pour inspirer une vraie réflexion ? Par vos différentes tribunes, vous apportez des éléments. Reste que bien souvent les concepts transformés en jargon transforment la réflexion en évidence, et peuvent confiner à l’entre soi. Qu’en dites-vous ?
Je trouve que c’est intéressant car les anathèmes qui sont jetés aux uns et aux autres polarisent le débat et ne permettent pas de voir les nuances. Du coup, quand on parle de racisé, on parle d’un processus, et je pense que tout le monde est racisé. Les personnes, quelques soient leurs couleurs de peau sont racisés. Il y a des gens qui sont favorablement racisés, en position de domination, et inversement. Du coup, le fait qu’on n’ait pas d’espaces pour dire ça simplement, évidemment, cela crée des caricatures. Et c’est pourquoi avec mon amie Grace Ly, j’ai créé le podcast Kiffe ta race sur les questions raciales. On y prend le temps de déconstruire les notions et de s’y attarder, loin des polémiques, loin des débats, et dans un cadre bienveillant. Et c’est vraiment ce qui m’intéresse de prendre le temps de nourrir une réflexion. Qu’est-ce que ça veut dire indigéniste ? C’est consternant. Malheureusement on n’a trop peu d’espaces pour ne pas sortir des caricatures. C’est pourquoi c’était important pour moi de revenir sur les textes que j’ai écrit depuis dix ans dans mon prochain livre. L’air de rien, il y a 55 tribunes, textes et reportages. Que l’on soit d’accord ou non avec le contenu, il y a quelque chose de construit, d’écrit et qui pour moi mérite le débat. Plutôt que l’étiquette de indigéniste, de communautariste ou de racialiste. Je trouve que ce n’est pas à la hauteur du débat intellectuel français.

Recueilli par Florian Dacheux

 

Ne reste pas à ta place, R. Diallo, Editions Marabout.

La France tu l’aime ou tu la fermes ? R. Diallo, Editions Textuel.

akim