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Oct / 20

Entretien avec Deza Nguembock

By / akim /

Camerounaise de naissance, Parisienne dans l’âme, Deza Nguembock est une entrepreneure hors du commun. Son combat ? L’inclusion -notamment- des personnes en situation de handicap. À la tête de l’agence de conseil en communication E&H LAB, cette social working girl vient de lancer sa sixième campagne d’intérêt général qui s’attaque aux troubles psychiques. Entretien avec une femme qui piétine les préjugés.

Handicap et diversité : «Il y a trop de cases en France»

Entretien avec Deza Nguembock

Après plusieurs années au sein de l’incubateur La Ruche, vous avez officiellement lancé en 2016 l’agence E&H LAB à Paris. Trois ans après, où en êtes-vous ?
Mon agence a été créée en juin 2011 et officiellement lancée en 2012 où j’ai pris mon premier bureau à Gentilly. Je suis partie de là en 2014 pour investir un espace partagé à La Ruche car j’avais besoin d’un écosystème d’entrepreneurs sociaux pour mutualiser les savoirs, les coûts et être moins seule. Et je suis partie de La Ruche pour reprendre un bureau indépendant en 2016 où nous sommes installés. Oui, c’est tout le temps la course. Nous avons baptisé notre LAB  le 15/8, nom qui symbolise notre nouvelle adresse à Paris. Entre 2013 et 2019, je suis passée de un à six salariés. Je suis fière de contribuer au développement économique de ma ville.

 

Quelle est la particularité de votre agence ?
Notre LAB est un lieu ouvert au dialogue et à la réflexion. Nous traitons des sujets divers et variés qui prennent bien souvent source dans le « S » de RSE (Responsabilité Sociale des Entreprises). Ayant fait face à une double, voire triple discrimination à une certaine époque, j’ai pris conscience que la différence et notamment le handicap était perçu comme un problème majeur et c’est là où tout cela a commencé. En réfléchissant sur tous ces freins, j’ai voulu apporter une contribution à la société et ça se traduit par une partie de mon activité. E&H LAB est une agence hybride qui, d’un côté, développe des campagnes d’intérêt général pour faire évoluer les perceptions sociales et professionnelles sur le handicap. Et d’un autre côté, accompagne ses clients sur trois différents pôles : le conseil, la communication et l’évènementiel.

Les campagnes d’intérêt général étaient autofinancées au départ. Et au fil de l’eau, des partenaires nous ont apporté leur soutien pour aller encore plus loin. Sur la partie business, nous avons gagné des marchés qui ont contribué au développement de l’agence. Seulement en 2018, j’ai traversé une grande crise financière à cause d’un client qui a quitté le navire brutalement et de manière très déloyale, sur un budget très important. Pour une petite entreprise, cela peut être catastrophique, mais j’essaie de continuer tant bien que mal avec des solutions alternatives. J’ai dû mettre des collaborateurs au chômage partiel en attendant de trouver de nouveaux projets ; ça reste très fragile l’entrepreneuriat social en France.

 

Vous avez lancé depuis juin dernier la campagne nationale #XperienceChaos afin de lever les tabous sur les troubles psychiques. Quel est l’impact recherché ?
Les troubles psychiques concernent 25% de la population mondiale selon une étude de l’OMS. C’est la première cause d’invalidité et la deuxième cause d’arrêt de travail. Les personnes en souffrance psychique sont doublement condamnées à la fois par la maladie, mais aussi par un regard social stigmatisant.

La méconnaissance des troubles psychiques est alimentée par les tabous. Les conséquences sont nombreuses : isolement social, rejet, peur, déni… En 2020, nous ne pouvons plus continuer d’ignorer des personnes derrière leurs troubles psychiques. Nous ne pouvons plus nous permettre d’exclure et de pousser nos proches ou nos collègues dans leur retranchement. Nous devons agir maintenant et tous ensemble pour réduire la souffrance et encourager chacun à regarder sa réalité en face et de chercher des solutions. Une étude en 2014 de Ipsos indique qu’1/3 des Français sont gênés à l’idée de travailler dans la même équipe et de partager un repas avec une personne ayant un trouble psychique. Etant donné qu’il est question d’handicap invisible, pensez-vous qu’une personne dans cette situation serait encouragée à s’ouvrir à son collectif de travail sachant cela ? Non. En entreprise, il y aura une prise de risque considérable de la part des personnes concernées par les troubles psychiques. Ce qui peut les fragiliser davantage. A travers #xperiencechaos, je souhaite ouvrir le dialogue sur ce sujet et amener mes partenaires à créer un climat de confiance et à accompagner efficacement et durablement leurs collaborateurs potentiellement en souffrance psychique. Le travail est un facteur essentiel dans le rétablissement et la stabilisation d’une personne en situation de handicap psychique. Si on y arrive, ce dont je ne doute pas, la société aura fait un bond en avant.

« Cela manque de profondeur sur les questions de handicap »

Au fond, les discriminations envers les différentes formes de handicap ne sont-elles pas ancrées dans notre société, à l’instar de l’homophobie ou du racisme ?
C’est culturel et fortement ancré. Longtemps, des familles ont caché leurs enfants handicapés. Aujourd’hui, on n’en est plus là fort heureusement, mais il reste cependant encore beaucoup à faire. Lors de nos campagnes citoyennes, il y a finalement beaucoup d’intérêt de la part de personnes qui nous disent ne pas être suffisamment informés sur le handicap. Cela devrait commencer dans la rue. C’est pourquoi, à travers notre campagne, on invite les citoyens à se joindre à nous le temps d’une rencontre, on crée des espaces de partage et d’échange pour faire du lien social. Lors de ces moments, l’autre peut se livrer, parler librement, dire quelque chose que les autres ne vivent pas, que l’on peut comprendre car cela peut nous arriver aussi. C’est cette parole-là qui va permettre aux gens, petit à petit, de dépasser leurs peurs, car souvent celles-ci sont posées sur des a priori. On pense que l’on a vu cela à la télé, puis selon les sensibilités ça se transforme, se développe, et on finit avec des films d’horreur totalement éloignés de la réalité…

 

Pourquoi stagne-t-on ?
Il y a trop de choses qui se font parce que c’est dans l’ère du temps, parce que les autres le font, etc. Mais lorsque l’on propose de ne pas rester en surface et d’aller en profondeur, ça devient compliqué. Ce que je veux, c’est laisser une empreinte. Je n’ai pas envie de perdre mon énergie à faire semblant de traiter un sujet, sans prendre le pouls par un diagnostic, sans construire avec les gens qui sont des relais, sans tenir compte de leur maturité et de leur possibilité. Rien ne se fait au hasard si on veut avoir un impact positif. Ça continuera de stagner tant qu’on continuera de saupoudrer… Hélas, il y a un manque de profondeur sur les questions de handicap.

« Nous souhaitons une société plus inclusive sur tous les sujets qui concernent la diversité »

 

 

Q’aimeriez-vous voir éclore ?
Les personnes en situation de handicap doivent se mobiliser elles-mêmes car les choses ne se feront pas sans elles. Longtemps, les choses se sont faites sans elles et le résultat est celui que nous connaissons tous. On a toujours réfléchi et parlé à leur place. Si on commençait par les intégrer dans les collectifs et groupes de travail sur le handicap, cela irait mieux. Je prends pour exemples des projets tels que la construction d’un bâtiment, on est encore très éloignés de l’accessibilité universelle. Tant que les personnes handicapées n’auront pas compris qu’il faut qu’elles rentrent dans l’action, ça restera compliqué.

 

C’est ce liant que vous souhaitez amener en élargissant vos champs d’action ?
Notre travail, c’est une vision de la société qu’on voudrait plus inclusive sur tous les sujets qui concernent la diversité. On veut amener plus de compréhension, plus d’interaction, plus de transversalité. Certes, on parle de handicap de plus en plus, mais dans les faits ça reste très en silos, très cloisonné. Il faudrait une approche systémique englobant la politique, le social et l’économie. C’est notamment ce que proposent quelques entrepreneurs sociaux sur le champ du handicap. Mais le handicap n’est finalement que le traitement de l’humain si on veut regarder plus largement les choses. D’où une dimension RSE dans ma manière d’accompagner cette transformation sociale que je pousse avec E&H LAB.

« Peu importe les réticences, les écueils, je suis prête »

Le vivez-vous tous les jours ?
Je vis ces choses-là tout le temps. Ma volonté, c’est de transformer la société. Je suis prête par rapport à la société qui, elle, est étrangère à cette situation que je vis. Peu importe les réticences, les écueils. Je suis préparée à amener les gens à entrer dans la transformation.

 

Vous êtes au cœur d’un énorme chantier. Est-ce que les pouvoirs publics ou des hauts dirigeants sont au courant de vos actions ?
Oui, j’ai largement communiqué sur cette nouvelle campagne. En tant que Présidente du Jury des Trophées APAJH, en tant que membre experte du programme handicap de la Fondation de France, en tant que membre du comité d’orientation de la Fondation Malakoff Médéric Handicap, en tant que membre de la commission RSE de l’AACC (syndicat professionnel des agences conseil en communication) je suis très bien identifiée sur mes sujets de prédilection. Certains groupements peuvent peut-être parfois me percevoir comme une menace car il y a des territoires gardés pour des raisons économique probablement ou d’autres raisons qui dépassent ma raison. Actuellement en France, tout le monde s’accorde à dire que la situation sur la santé mentale est alarmante. Mais, je vois très peu de mobilisation sur un outil expérimental et innovant comme CHAOS, qui pourtant, a été salué par tous les participants qui se sont arrêtés à St Lazare. Mais, c’est le propre de la France. Ce qui me fait dire que c’est peut-être le moment d’aller explorer d’autres territoires à l’étranger où il y aura moins de perte d’énergie et aussi une reconnaissance de la qualité du projet.

 

Jusqu’où comptez-vous aller à travers votre grande campagne d’utilité publique #XperienceChaos ?
L’ambition est de faire le tour de France, avec la volonté de le faire sur trois ans dans plusieurs villes. Le but est d’aller à la rencontre des personnes, leur permettre de poser leur poids, les écouter, leur permettre de retrouver confiance et dignité. En confrontant la société à cela, et en prenant la température sur les peurs de chacun, on verra ce qui peut émerger de toute cette matière.

Recueilli par Florian Dacheux

 

 

Photos: E&H Lab

akim