Jan / 24
Embarquement romanesque
Directeur d’études à l’École pratique des hautes études, spécialiste de la pensée juive médiévale, auteur d’essais innovants, Goncourt de la biographie 2015 pour son superbe Moïse fragile, Jean-Christophe Attias nous emmène en voyage dans un premier roman, Nos conversations célestes, où éclate avec brio tout son imaginaire.
C’est un livre étonnant qui vous emporte dans un univers à la fois familier et étrange. Des quartiers que l’on connaît sans arriver à situer leur époque, des personnages en mutation, des lieux réels qui côtoient une dimension irréelle, une étrangeté diffuse qui survole le récit à partir d’une enquête très concrète, des personnages d’une grande richesse dont l’univers frôle parfois celui de la bande dessinée ou de la littérature populaire, à l’instar d’un Fantômas (1) en quête de sens dans un Paris mystérieux.
Pari osé et… totalement réussi ! Ces conversations célestes nous embarquent dans un univers des plus fascinants.
On vous a lu comme chercheur, universitaire, citoyen engagé, puis auteur de récits, vous nous emmenez maintenant en voyage dans une fiction, et quelle fiction !
Je me suis sans doute un peu lassé de l’écriture scientifique, de l’écriture savante. Peut-être en ai-je fait le tour, non pas le tour des questions qui m’intéressent, mais du genre. Mon dernier livre encore sous forme d’un essai, c’est Moïse fragile (2). C’est déjà tout sauf une biographie car il dresse le portrait d’un personnage qui n’a probablement jamais existé. Il y avait donc bien une part d’invention dans cet essai présenté comme une enquête : qui est Moïse ? Quelles figures peut-on trouver derrière les mots et les silences des Textes ? J’enfreignais déjà les règles du genre savant, académique, et puis je suis allé un petit peu plus loin en décidant de me raconter avec Un Juif de mauvaise foi (3). D’une manière assez libre.
Ce n’est pas de l’autofiction, c’est vraiment un récit autobiographique même s’il s’y trouve de petits arrangements avec la vérité. Ce qui me préoccupait, c’était que cela se lise vraiment comme un récit. Une forme de création qui se rapproche du roman mais qui n’en est toujours pas un… Mon deuxième « faux-pas » ! Le troisième, c’est le roman, quelque chose à quoi je ne m’étais pas encore confronté. La fiction, toute simple… Toute simple, c’est une façon de parler. Je me suis rendu compte que c’était quelque chose de très difficile. Quand on raconte sa vie, il y a quand même des faits auxquels on se raccroche. Il y a une exigence -facile à satisfaire- de cohérence, de continuité dans le récit. Et quand on fait du scientifique ou même de l’essai, on s’appuie là encore sur des faits, sur des textes, on cite. Tout peut être vérifié : il y a l’argumentation que l’on développe et le réel auquel on est confronté, et qui résiste. Le roman, c’est beaucoup plus compliqué, parce que finalement, on n’a pas grand-chose à quoi se raccrocher, mais il faut quand même maintenir une cohérence. Ce monde-là, celui que l’on écrit, n’est pas dehors, il n’est pas observable, il est purement intérieur. Quelle liberté ! Une liberté où l’on peut perdre pied. Ça a commencé déjà avec Moïse, ça s’est aggravé avec le récit, et là, franchement, je me suis laissé emporter par ma propre imagination.
Au départ de l’histoire, il y a une enquête…
Le livre commence en effet par quelque chose de très concret. Un professeur -plutôt hors normes- a disparu depuis six semaines. Le doyen de l’Institut où il enseigne s’inquiète et, bizarrement, confie une enquête pour le retrouver à sa secrétaire et à un collègue du professeur disparu. À partir de là, on glisse insensiblement dans un monde différent de celui qu’on imaginait. Les personnages eux-mêmes sont de plus en plus curieux, ils semblent changer, même physiquement. On n’est pas toujours certain d’avoir affaire à la même personne, un personnage peut en être plusieurs et il est possible que derrière plusieurs personnages, il ne s’en cache en fait qu’un seul. La plupart n’ont pas d’attaches ethniques ou religieuses claires, ils n’ont pas d’enfants, leurs parents sont absents. Mes personnages ne sont donc pas prisonniers d’une filiation, d’une communauté ou d’une histoire, ou alors de plusieurs. Peut-être est-ce là ma façon à moi de me soustraire à la tyrannie contemporaine de l’identité ?
Les lieux aussi se baladent entre réel et irréel…
Oui, il y a plein de choses que l’on croit reconnaître : Paris, le XIème, le XVIIIème, le quartier de la Place Léon-Blum, la Goutte-d ‘Or… Mais les lecteurs qui habitent-là vont se rendre compte qu’il y a un léger décalage entre ce qu’ils connaissent de ces endroits et ce que je leur en raconte. La rue Doudeauville dont je parle pourrait être celle d’il y a trente ans. La rue de la Roquette est devenue la rue du Petit-Roc. Même les noms des lieux, altérés, font dériver le lecteur dans un univers parallèle. C’est vrai aussi pour d’autres endroits qui sont visités au fil de l’enquête : la Normandie puis Israël, dans une ville qui d’ailleurs n’existe pas. Les protagonistes de mon histoire rencontrent des personnages étranges, une concierge, deux rabbins insolites…
Ah les rabbins, quel régal ! Est-ce qu’il en existe de semblables ?
Je ne sais pas mais on peut toujours rêver qu’il en existe. Ils ont un côté très caricatural, proche de la bande dessinée. Pourtant ils jouent un rôle très rabbinique, tout simple : cette proximité avec le fidèle, répondre à des questions, et souvent d’abord à des inquiétudes. L’un d’eux est manifestement trafiquant et fils de trafiquant, et puis l’autre… c’est un drôle de bonhomme, plus sorcier que rabbin. L’idée s’est imposée ; j’ai aimé me surprendre moi-même, aller là où je n’avais pas prévu d’aller, croiser des gens que je n’avais a priori pas imaginés. Mais j’espère que ce monde un peu étrange, qui n’est pas vraiment le nôtre mais qui, malgré tout, lui ressemble, présente une cohérence : qu’on en ressente le mystère tout en finissant par s’y sentir presque chez soi.
On va d’étonnement en étonnement jusqu’à la dernière page !
En commençant, je n’avais pas idée de ce que serait la fin. Est-ce qu’on allait retrouver ce fameux personnage disparu ? Je ne vais pas dire comment ça se termine -de toute façon ça ne servirait à rien puisque le livre a deux fins. Une que l’on peut qualifier d’heureuse et d’assez drôle. Et une autre, peut-être plus émouvante, plus triste, plus inquiétante.
Tout au long du récit, vous vous amusez de milieux que vous connaissez bien !
Oui je m’amuse.
Je me suis moqué du monde universitaire dont je brosse un tableau complètement déjanté, onirique. Mais je me suis moqué de tous mes personnages sans exception. Narrateur compris. Je me suis même moqué de gens que j’aime beaucoup -comme une certaine sénatrice aux cheveux rouges qui apparaît de temps en temps. Mais c’est une moquerie qui n’est, je pense, jamais méchante. Une moquerie affectueuse. Enfin il y a d’autres personnages importants, moins habituels dans un roman… Dieu, présent dès le début, mais Dieu n’est peut-être Rien… et puis les anges. Alors sur les anges, je ne vais rien dire. On découvre les choses petit à petit. Il faut être attentif quand on lit, et si on l’est, au détour d’un mot, d’un murmure, ou d’un silence, ces anges, on les entend, on les devine, on les voit. Et on ne sait pas trop si ce sont des êtres maléfiques, protecteurs, ou de simples espions… Ça s’éclaire à la fin d’une manière assez inattendue mais ça s’éclaire. Mais je n’en dis pas plus, ça serait dommage !
Recueilli par Marc Cheb Sun
Nos conversations célestes, Jean-Christophe Attias, 2020, Alma.