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Sep / 30

Cultures et familles migrantes

By / akim /

CULTURE

ET FAMILLES

MIGRANTES

Des parents venus d’ailleurs qui ne veulent plus se souvenir. Des enfants soucieux de combler les trous du récit familial et de s’assumer en toute fierté. Pour soutenir ce désir de transmission culturelle, des profs s’engagent avec l’appui de certains musées.

 

« Madame, dites c’est quoi vos origines ? Votre religion ? » Ces questions, Ibtissem Hadri-Louison, prof d’arts appliqués dans un lycée pro de Fresnes (94), les a entendues maintes fois dans la bouche de ses élèves. « Je n’ai jamais franchement répondu pour éviter toute identification simpliste entre eux et moi», souffle cette fille d’immigrés algériens aguerrie aux interrogations sur la transmission identitaire.

Pour élever la réflexion des élèves en la matière, Ibtissem Hadri-Louison puise dans son domaine de prédilection, l’art. « La culture invite au partage et à un regard qui dépasse le prisme de l’entre soi », estime cette prof engagée, à l’initiative d’ateliers originaux créés en classe : des séquences pédagogiques conçues à partir des nombreuses ressources du Musée national de l’histoire de l’immigration. Le thème d’un de ses ateliers phare ? Les récits migratoires dans la BD. Des sessions où les élèves créent leurs propres planches. « La plupart veulent raconter leur histoire personnelle. L’un d’eux s’est même décidé à parler avec son père de ses conditions d’arrivée en France pour mieux les illustrer, in fine, sur la planche, relate la prof. De quoi combler les trous du récit mémoriel familial. »

L’apport du bilinguisme

À l’image de ces lycéens, de nombreux jeunes issus de l’immigration « ressentent tout particulièrement le besoin de s’approprier leur histoire familiale pour aller jusqu’au bout de leur construction identitaire », analyse Marie Rose Moro, pédopsychiatre et auteure du très bon livre Aimer ses enfants ici et ailleurs. Histoires transculturelles (1) . « Or, cette transmission s’avère plus complexe à assurer pour un migrant qui a dû construire son identité avec créativité et difficulté, en prenant d’ici et de là. » Certains parents venus du Maghreb, d’Afrique noire, d’Asie, d’Europe de l’Est ne veulent plus se souvenir, détruisent des photos, restent évasifs sur leur histoire… Les causes sont connues : «la crainte d’afficher son passé, sa culture dans un environnement qui n’incite guère à l’ouverture, celle d’affaiblir l’intégration des enfants en leur inculquant la langue ou les valeurs du pays d’origine», poursuit Marie Rose Moro. Pourtant, une transmission assurée dans la fierté « s’imposerait, dans les faits, comme un facteur 100% protecteur pour les enfants, affirme la pédopsychiatre, à commencer par le bilinguisme qui favorise très largement la réussite scolaire ». De nombreux pays le valorisent. Pour conférer aux jeunes issus de minorités post-coloniales cette légitimité culturelle qui leur fait défaut, « le rôle d’un adulte déjà intégré dans la société – prof, bibliothécaire, guide de musée – s’avère essentiel », précise la spécialiste. « Tel un passeur, il peut investir l’univers hybride de l’enfant et ainsi conforter l’apport parental. »

 

Bataille culturelle

Une fonction largement assumée par Ibtissem HadriLouison, ou encore Halida Boughriet, artiste franco-algérienne et prof d’arts appliqués dans un lycée de Chevilly-Larue (94). En 2014, elle monte un workshop avec des jeunes de Vitry-sur-Seine, en partenariat avec le musée MAC-VAL.

« Je voulais représenter les visages de la diversité nationale dans un univers pictural occidental », résume l’artiste qui parvient à réunir durant trois jours une trentaine de jeunes. L’objectif ? Leur faire prendre la pose dans un décor rétro évoquant la vieille Europe. « En jouant sur un tel contraste, j’ai cherché à redonner une visibilité à des populations post-coloniales trop souvent stéréotypées et exclues du récit national. De quoi faire évoluer le regard négatif -fruit d’une soumission historique- à leur encontre, et les débarrasser d’un sentiment intériorisé de honte culturelle. » Côté musées, nombre d’initiatives émergent pour reconnaître l’apport culturel des Français immigrés. C’est la vocation même du Musée national de l’histoire de l’immigration, dont l’action éducative est 100 % centrée sur cet objectif. Notamment via l’accompagnement d’enseignants dans différents projets, comme celui qui est proposé à Ibtissem Hadri-Louison. « Une bataille culturelle doit être menée pour faire connaître l’histoire de notre pays -et donc des immigrés- à tous les Français, pas seulement ceux issus des minorités », estime Peggy Derder, responsable des programmes pédagogiques du musée.

 

 

Made in Algeria

Et c’est là que le bât blesse : « Les enseignants sont loin d’être suffisamment formés en la matière, déplore Peggy Derder. La transmission de ce passé est, jusqu’à récemment, restée absente des programmes scolaires. C’est dire le déficit de connaissance généralisé sur l’immigration en France, notamment celle qui vient du Maghreb ou d’Afrique noire… » Si l’immense richesse culturelle d’une histoire arabo-musulmane et africaine avant la colonisation reste peu connue des nouvelles générations – d’ascendance immigrée ou non – « c’est parce qu’un seul regard, celui de la France, prévaut sur ce passé colonial commun », analyse Thierry Fabre, responsable du département du développement culturel du Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem), ouvert à Marseille en 2013. « C’est pourquoi le Mucem souhaite conjuguer la pluralité des récits à travers ses expositions. » Un parti pris adopté pour Made In Algeria, exposition organisée début 2016 sur la conquête de l’Algérie. « Le point de vue des autochtones, mais aussi leur mode de vie avant l’arrivée des Français, ont été largement mis en avant », poursuit-il. Décentrer le regard sur la colonisation, oui, même s’il reste in fine à transformer ces lieux de transmission en espaces de mixité ouverts au pluralisme culturel ! « La diversité de Marseille exige, plus encore, de capter des publics larges, notamment issus des quartiers d’immigration du nord de la ville. Par exemple, en proposant des moments d’échanges qui valorisent la richesse des cultures présentes sur le territoire », développe Cécile Dumoulin, responsable du département des publics au Mucem.

Chroniques de Mars

Ainsi, Made in Algeria « a permis la rencontre entre des chibanis habitant le quartier populaire de Belsunce et des ados d’un collège sensible qui les ont interrogés sur leur parcours de vie, leurs souvenirs de l’Algérie, leur exil en France », poursuit-elle. Plus encore, le musée travaille en étroite proximité avec certaines associations qui œuvrent dans les quartiers populaires. Comme le centre social Agora. « Pour les jeunes de nos quartiers, la fréquentation des musées est loin d’être une évidence. Le Mucem nous a sollicités en 2014, avec notre partenaire, l’association culturelle Alafou, afin de créer un pont entre eux et nous», raconte Farouk Youssoufa, qui œuvre au sein du centre social. Une première collaboration qui aboutit au lancement de Chroniques de Mars, événement annuel où le hip hop s’invite au Mucem durant tout un week-end.

Rap conscient et engagé, nouvelles scènes et débats ponctuent chaque édition visant à explorer les liens entre colère et création dans la Méditerranée contemporaine.

« De quoi offrir un nouvel espace d’expression aux jeunes et ainsi consacrer leur art, le hip hop, traditionnellement déconsidéré par les institutions culturelles officielles », poursuit Farouk Youssoufa.

 

 

Libérez les cheveux afro !

Transformer ces lieux culturels, souvent empreints d’élitisme, en espaces ouverts à la jeunesse des quartiers, c’est aussi le leitmotiv d’Aurélie Leveau, ex administratrice générale de l’ancien musée Dapper, spécialiste des cultures de l’Afrique et de ses diasporas, hélas fermé depuis deux ans. « Pendant longtemps, peu de jeunes d’origine africaine visitaient nos expos, paradoxalement plus prisées par un public blanc et assez âgé », confie Aurélie Leveau qui amène des jeunes de quartiers à s’intéresser aux arts africains, via des animations ludiques : concerts, spectacles, films et débats. «L’un des débats les plus marquants de 2015 – sur les cheveux afro à travers le mouvement nappy (2) – a été fréquenté par de nombreux Afrodescendants. Ils y ont échangé sur la nécessaire libération du diktat des cheveux lissés », raconte l’administratrice du musée ensuite visité par un nombre croissant de trentenaires issus de la diaspora africaine. « Nous espérons que ce type d’initiatives les amènera à se forger un nouveau regard sur les arts et traditions très riches de leurs ancêtres. De quoi les aider à assumer un tel héritage avec fierté. »

 

Charles Cohen

1. Éditions Odile Jacob, 2007.

2. Contraction de heureux et naturel, une libération du cheveu afro et de la beauté noire.

 

Grande image : Sistas keeper par Adrienne Gaither

akim