Mar / 03
Dans le XIXe arrondissement parisien, le lycée professionnel Hector-Guimard accueille de nombreux migrants. Parmi eux, des mineurs isolés étrangers. Pour ces jeunes-là tout est combat : achever sa scolarité, obtenir une régularisation… Vivre dignement les dernières heures de son adolescence.
Reportage -La bataille de l’école
Où puis-je aller,
Où puis-je m’arrêter,
Dans ce monde qui baigne dans le sang ?
Micro à la main, Elly, vingt ans, répète en boucle le refrain de sa chanson, rythmé par le jeux d’une batterie et d’une guitare. Dans la salle de musique improvisée du lycée Hector-Guimard, pas besoin d’un public pour que l’élève dégaine ses paroles avec toute son âme. Son surnom : Soldat de la paix. Le titre de l’album qu’il prépare : R.A.R. pour Rage, Amour, Regret. « Trois choses que j’ai en moi », précise Elly, sourire et doux regard. Ce Comorien, débarqué en France en 2009, chante pour dénoncer. Ses paroles laissent entrevoir un passé douloureux qu’il ose à peine raconter et qui l’a amené à obtenir l’asile en France. J’ai l’impression que la moitié de la planète est morte/L’autre moitié pour l’instant elle dort/Plus je grandis, plus je vois le monde plonger dans la noirceur/Des balles perdues, des enfants vivent dans la peur.
Aîné de sa famille, Elly a rejoint sa mère en France avec ses sept frères et sœurs. Un départ brutal de son île natale. « Je me souviens que mon père avait quelques problèmes. Un matin, j’ai vu plein de monde rôder autour de la maison en train de le chercher. On m’a dit : il faut partir. J’étais tellement heureux d’aller en France ! On a pris un bateau qui ne pouvait contenir que vingt personnes. On était beaucoup plus nombreux que ça. Jamais je n’oublierai ce voyage car d’autres y ont laissé leur vie. C’est une chance que ma famille ait survécu. » Elly, comme tous ses camarades migrants, peine à faire remonter les souvenirs qu’il tente désespérément d’oublier. Et son bégaiement refait surface dès l’évocation des Comores. Ce handicap, il a pourtant réussi à le vaincre grâce à la musique. « J’ai fait écouter ma première chanson à mon prof d’anglais qui m’a encouragé à continuer. Mais je bégayais tellement que j’arrivais à peine à sortir un mot. Je me suis dit qu’il fallait que j’essaie de m’exprimer pour, un jour, oser parler devant des gens. Je chante pour vaincre la peur. »
Depuis, Elly est instoppable. Après son CAP plomberie, il compte pousser jusqu’au bac pro et vise ensuite un BTS. Il a deux objectifs : créer son studio de musique, lancer sa société de plomberie. D’ici là, il espère quitter l’appartement insalubre qu’il occupe avec sa famille. Pour échapper au bruit et étudier, Elly s’enferme régulièrement dans la chambre qu’il partage avec ses sœurs. Une bulle dans laquelle il consacre tout son temps libre à la création artistique. De petit boulot en petit boulot, le lycéen est même parvenu à acheter près de cinq cents euros de matériel pour assouvir sa passion : micro, pied, casque audio, synthétiseur… « Quand j’ai quelque chose en tête, je fonce ! »
L’école, une terre d’accueil
Cette niaque sidère M. Mahmoud, le professeur de génie thermique au lycée Guimard. « Ici, ce sont les élèves étrangers qui ont le plus de rigueur. Ils sont matures, ils ont traversé des situations difficiles. Ces jeunes savent qu’ils n’ont pas d’autre choix que l’apprentissage pour un jour travailler et obtenir des papiers. » Le proviseur, M. Boiteux, abonde dans son sens. « Ce sont des élèves en or, lance le chef d’établissement, en poste à Guimard depuis dix ans. Assidus, travailleurs, ponctuels… Ils connaissent le prix de l’école. » Parmi les six cents élèves du lycée, un tiers vient de l’étranger, surtout en provenance de « pays sous tension ». « Au total, nous comptons cinquante et une nationalités. Pour plusieurs raisons : d’abord, nous sommes le plus grand lycée professionnel de la capitale, avec la plus grosse capacité d’accueil en CAP. Ensuite, nous offrons des formations dans les métiers du bâtiment, un domaine que connaissent les migrants, même s’ils ne sont jamais allés à l’école. Et nous avons toujours des places vacantes car ce ne sont pas des filières très attractives pour les familles parisiennes. »
Mais le proviseur et l’équipe du lycée Guimard ne se contentent pas de transmettre un savoir à ces jeunes. Ils se démènent aussi pour les protéger. Car un tiers des élèves migrants de l’établissement sont arrivés seuls en France. Lorsqu’on est sûr qu’il s’agit bien de mineurs, l’Aide sociale à l’enfance (ASE) les prend en charge. Malheureusement, tous n’ont pas cette chance. Certains se retrouvent sans ressources financières et parfois même à la rue. Lycéen le jour, SDF la nuit. Inacceptable aux yeux du proviseur qui milite auprès de la Mairie de Paris pour trouver des places d’hébergement à ces élèves. Et quand il n’obtient pas satisfaction, M. Boiteux n’hésite pas à ouvrir les portes de son établissement pour leur donner un abri temporaire. « Le boulot de l’Éducation nationale, c’est d’accueillir et de scolariser les gamins vivant sur le territoire français. Je ne fais donc ni plus ni moins que mon travail de service public, souligne le proviseur avec humilité.
On veut être une terre d’accueil. »
Chiné, venu du Tibet jusqu’à Paris.
Changer l’image des immigrés
Grâce à la mobilisation du personnel de Guimard, Hamza peut enfin dormir au chaud. Depuis quelques mois, il a trouvé refuge à La Mie de pain, un centre d’hébergement d’urgence. Originaire de l’Est marocain, le lycéen s’est retrouvé en France un peu par hasard. En 2013, un ami vivant près de la frontière espagnole lui a proposé de tenter sa chance en traversant la Méditerranée à bord d’un bateau, planqué entre les essieux d’un autocar. « Je n’allais plus à l’école au Maroc, je n’avais rien à perdre », explique-t-il. Arrivé en Espagne, Hamza appelle son père. « Je lui ai dit que j’étais en Europe, il ne m’a pas cru ! » Le jeune homme continue seul sa route jusqu’à Paris. Il a alors dix-sept ans. L’association France Terre d’Asile lui offre des nuits d’hôtel. Hamza ne tient que deux semaines, tant les chambres sont sales. « Il y avait des punaises dans les lits, je ne fermais pas l’œil de la nuit tellement ça me grattait. J’ai préféré dormir dans la rue. » Pourtant il se l’était promis : il retournera au Maroc le jour où il n’aura plus de toit ici. Mais rebrousser chemin n’est pas si simple. « Si je rentre, je devrai tout reprendre à zéro. Ça me fait peur. Et puis les gens parlent, là-bas. Ils diront que je n’ai pas réussi en France. »
Dès qu’il obtiendra les papiers français, il prendra l’avion pour revoir enfin sa famille qui lui manque tant. L’athlétisme aussi lui manque. Il courait le huit cents mètres, haute compétition, au Maroc. « Il a fallu choisir entre ça et l’école. C’est dur d’être bon dans un truc et de le laisser tomber. » Après avoir redoublé à plusieurs reprises dans son pays d’origine, Hamza reprend goût à l’apprentissage et surmonte les difficultés de la langue française qui lui était complètement étrangère à son arrivée. Impossible cependant de faire ses devoirs dans la chambre qu’il partage avec trois autres personnes.
Et avec seulement neuf cents euros de bourse par an, beaucoup auraient cédé à la tentation de l’argent facile Hamza s’accroche coûte que coûte aux cours pour décrocher son CAP d’installateur thermique. « Je préfère galérer trois ans que galérer toute ma vie. Si je me mets à travailler maintenant, je risque de me faire arrêter à tout moment. Mais sans argent, tu deviens fou. Quand je veux sortir avec mes amis ou me faire couper les cheveux, je dois emprunter. » Alors, il ne raconte rien à ses parents de son parcours du combattant quotidien. Pour extérioriser ses angoisses, Hamza préfère rapper. Aujourd’hui je viens pour mes frères les lycéens/Je lâche rien, je donne tout/Je crie, je gueule/Je ferme pas ma gueule/On est dans la misère/ L’état nous demande de quitter le territoire/Ils veulent nous mettre dehors.
Son objectif : « changer l’image des immigrés ».
À l’inverse, son camarade Chimé a du mal à rêver. Lui, a fui le Tibet très tôt. « Les Chinois tuaient des gens », ose-t-il à peine se rappeler. Après une marche d’un mois jusqu’en Inde, il rejoint ensuite la France. Malgré ses quatre années passées ici, Chimé, ado à la peau mate, parvient difficilement à enchaîner les mots d’une phrase. Des difficultés de langage qui le frustrent et l’ont rendu timide. D’autres, comme lui, sont passés par là et ont remonté la pente. Ali, d’origine pakistanaise, a presque basculé dans la dépression. Impossible de s’en douter à voir le sourire scotché sur son visage du matin au soir. « Je rigole tout le temps mais à l’intérieur je suis triste. Il faut dire à son cœur que tout ira bien », glisse-t-il. Après avoir connu la violence des passeurs, la traversée de l’Europe, il est arrivé seul en France avec un sac à dos, dix mille roupies en poche (environ cent trente euros) et son acte de naissance. L’an dernier, sa demande de régularisation a été rejetée. Un gros coup dur pour lui. « Le proviseur m’a encouragé à poursuivre ma scolarité au lycée et m’a trouvé une place dans l’internat. » La semaine, le jeune homme dort au lycée. Le week-end et les vacances scolaires, c’est une autre histoire. Il travaille au noir sur des chantiers et squatte chez des amis. « Le lycée, c’est un monde pour moi. C’est ma maison. Maintenant, plus rien ne me fait peur, je suis un bloc. J’ai appris à me débrouiller sans mes parents, en avançant à l’aveuglette. » Aujourd’hui, il est en première ligne pour défendre les droits des lycéens sans papiers. À l’occasion d’une manifestation du personnel de plusieurs établissements parisiens, Ali s’empare du mégaphone pour demander, devant le Rectorat de Paris, la libération de Kaïs. Un camarade de Guimard, lui aussi sans papiers, arrêté la veille et qui risque l’expulsion. Sur la banderole qu’il brandit, l’inscription Aucun élève n’est illégal. Ce jour-là, le personnel d’Hector Guimard demande la prise en charge, la scolarisation et la régularisation des élèves immigrés isolés. Le porte-parole du collectif Actions Guimard, Alex Adamopoulos, prof d’anglais, s’insurge. « J’ai pris conscience de la situation de ces jeunes en 2006, lorsqu’un de mes élèves, Abdellah, a été expulsé vers le Maroc. Les gens meurent aux portes de l’Europe. Et nous, on ne leur ouvre même pas les portes de l’école de la République. » La centaine de jeunes immigrés présents sont galvanisés par l’atmosphère de révolte qui règne. Et tous en chœur, accents du monde confondus, répondent au slogan : « Les blédards, à l’école ! »
RETROUVEZ CET ARTICLE DANS LA REVUE PAPIER NUMÉRO 2
Texte : Lisa Serero
Photographies : Anaïs Dombret
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