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Sep / 17

Shuck One, graffiti artiste : « Il faut assumer notre histoire »

By / Florian Dacheux /

Originaire de Pointe-à-Pitre en Guadeloupe, Shuck One pratique l’art du graffiti depuis le milieu des années 1980. Son travail, habité par les identités afro-caribéennes, a reçu bon nombre d’éloges et de récompenses. Plongée dans l’histoire d’un remarquable ambassadeur de la dimension culturelle et politique du graffiti.

Shuck One, graffiti artiste : « Il faut assumer notre histoire »

Quand il n’est ni aux quatre coins de la planète ni chez lui à Paris, Shuck One, 51 ans, passe le plus clair de son temps au cœur de son atelier de Choisy-le-Roi dans le Val-de-Marne. Installé depuis 12 ans dans les anciens bâtiments de l’usine Hollander qui abritait autrefois une maroquinerie, ce représentant de la première génération de graffeurs français a trouvé le refuge idéal pour peindre ses œuvres, au côté d’une vingtaine d’artistes divers qui partagent ce lieu niché en bord de Seine. Au pied des rails du RER C. « C’est un commissaire d’exposition du Quai Branly qui m’a mis en relation avec la Mairie pour pouvoir y travailler, explique celui qui a connu par le passé différents ateliers de Montreuil à Paris. Avec l’histoire de l’usine, la Seine, le chemin de fer, j’y ai trouvé une vraie énergie. Je ne regrette pas. Plein de choses se sont passées in situ et à l’extérieur. C’est devenu mon laboratoire, mon espace personnel où je prends le temps de peindre et concevoir mes projets en cours. » 

Shuck One dans son atelier de Choisy-le-Roi le 6 septembre 2021.  © Florian Dacheux

Et des projets, le natif de Pointe-à-Pitre n’en manque pas. Un processus artistique entamé dès son arrivée à Paris un beau jour de juin 1983. Elevé jusqu’ici par ses grands-parents, il rejoint alors ses parents dans le quartier Alexandre Dumas. Ici, le long de la ligne de métro 2, il tombe aussitôt dans l’univers du tag. C’est le temps de l’adolescence et des premiers questionnements. « J’ai tout de suite comparé avec ce qu’on pouvait faire en Guadeloupe, se souvient-il. Car le graffiti, je l’ai découvert dès 1979 par les tags, les mots, les expressions et les revendications laissés sur les murs de Pointe-à-Pitre par les indépendantistes. Il s’agissait d’un graffiti identitaire et politique qui faisait le lien entre passé, présent, futur. C’est là qu’a démarré ma quête personnelle, pour savoir d’où je viens, en discutant avec mon oncle, en étudiant l’histoire de l’Afrique, de l’Amérique et des Antilles, en fouillant à la bibliothèque, en essayant de retracer l’histoire de l’esclavage, de la colonisation, de la départementalisation. A mon arrivée à Paris, ce côté identitaire et historique n’y était pas. En fin de compte, j’étais un peu le chainon manquant. J’ai été surpris par l’énergie de cette ville et son multiculturalisme. J’ai tout de suite compris que cette richesse correspondrait à mes différentes approches de l’être humain. »

Le King du métro

Soutenu et conseillé par son cousin Yoe qui lui fait découvrir la capitale, il se lie d’amitié avec tout un tas de tagueurs parisiens armés de bombes de peinture posant leurs blazes sur les rames de métro et les murs de la ville. Avant de prendre la bombe à son tour. Désireux d’amener une partie de lui dans ses ambitions artistiques dès son premier tag dans les entrailles de la station Avron, il s’impose très vite comme un leader engagé des terrains vagues et autres artères souterraines. Fondateur des groupes DCM et Basalt, deux collectifs de taggeurs et graffeurs dont la créativité et le dynamisme vont laisser une empreinte indélébile dans le mouvement hip hop, Shuck One se fond à merveille dans la culture européenne. Son terrain de jeu ? Le 20e arrondissement, du square de la Réunion à la rue des Orteaux en passant par Buzenval et Maraîchers. « J’ai pris le nom Shuck comme ça, et volontairement sans le C de Chuck D de Public Ennemy. Au départ, il n’y avait pas de rapport avec ce que je faisais puis ça a pris du sens quelques années après quand une amie m’a amené le livre Le peuple du blues de LeRoi Jones. Était écrit shuck along, le geste qui symbolise comment les esclaves décortiquaient le maïs et enlevaient l’écorce des peaux dans les champs de coton. » Le jour comme la nuit, Shuck fait peu à peu ses preuves et gagne le respect de ses pairs, au point d’être nommé le King du métro par trois fois. Le bac en poche, il prend conscience que son envie de peindre prend déjà le dessus sur ses études et décide de prendre un petit boulot à mi-temps.

Du mur à la toile

Immergé dans un squat d’artistes, il passe aisément du mur à la toile, avec sa toute première œuvre nommée Stop Apartheid. Une période de créativité intense qui fait de lui un coloriste à part, capable de mêler graffiti, sculpture, dessin et autres collages. « J’ai réellement commencé à vivre de ma peinture en 1989, poursuit-t-il. Je n’étais pas forcément le meilleur des artistes mais je commençais à produire des choses qui parlent de notre histoire commune. Puis un collectionneur s’est mis à venir chaque semaine pour m’acheter une œuvre. Je crois que les murs de la ville m’ont appris à voir grand afin de transmettre mes messages au monde. Le graffiti crée un espace qui se superpose à nos représentations ordinaires de l’espace, à nos usages, à notre vécu. » Ainsi habité par sa soif spontanée de libre expression, il ne cesse d’approfondir son travail graphique en puisant dans les ressources de l’acrylique, de l’aérosol, et du marker. De toile en toile, il n’hésite pas à faire jaillir les couleurs tout en conservant cette sensibilité et cette controverse propres à la rue. De corps suspendus en trouées de lumière dépeignant le rythme effréné des mégalopoles, il replace l’être humain au centre. Une émancipation artistique mêlée à l’urbain qui lui file l’envie de s’envoler vers d’autres horizons, dans l’idée de faire évoluer son style bien au-delà des frontières de l’underground. « J’ai pris deux ans de 1994 à 1996 pour multiplier les voyages au Bénin, en Egypte, en Italie, à Copenhague ou encore à New-York. J’avais envie de nourrir mon art de connaissances. Je créais des œuvres en relation avec mon histoire et celle des différentes civilisations, en mêlant les genres comme un meeting calligraphique. J’ai toujours eu un rapport intense avec les villes et leurs populations. »

« L’artiste doit prendre ses responsabilités »

De son travail de mise en lumière des minorités invisibles à ses engagements au sein de différents mouvements sociaux dédiés notamment au droit au logement et aux familles sans papier, Shuck va multiplier les projets d’envergure. Faisant constamment écho aux maux de notre monde, son trait percutant et engagé, qui donne naissance au graffic artism, attire l’attention de nombreux connaisseurs. Ses œuvres finissent par atterrir dans diverses collections publiques et privées, à l’instar de son œuvre Trans-Mission to Urban Ecology pour la Biennale de Venise à travers laquelle il donne une seconde vie à des matériaux récupérés, questionnant la situation paradoxale de l’être humain vivant dans les villes où les déchets s’accumulent.

Trans-Mission to Urban Ecology, 2019.  © Fondation Thétis – Biennale Venise

D’installations exécutées en live au Palais de Chaillot en expositions au musée de l’Homme, il acquiert une reconnaissance sur le plan international. Outre la Fondation Thétis, la Ville de Strasbourg et le ministère de l’Outremer, il est présent au Fonds National d’Art Contemporain pour son œuvre majeure Etat d’Urgence faisant référence au 11 septembre 1973 / 11 septembre 2001. Ou plus récemment en 2015 où Shuck a rejoint la collection permanente du Memorial ACTe en Guadeloupe, en réalisant une installation sonore et visuelle monumentale intitulée L’Histoire en Marche, retraçant l’épopée libre de Louis Delgres et Joseph Ignace. « Il s’agissait du premier musée de l’esclavage, se souvient Shuck. Revenir chez moi et faire cette œuvre sur l’histoire de la Guadeloupe, c’était comme si la boucle était bouclée. » Autre séjour fondateur ? Son immersion à Johannesburg en 2009 : « Cela restera gravé dans ma mémoire. Un commissaire d’exposition m’avait invité à y présenter mes peintures et sculptures. Au fil des jours, je m’y plais et commence à peindre dans la ville. J’ai visité les anciens quartiers de l’apartheid, Soweto et Pretoria. Je m’investis, puis au lieu d’un mois, j’y reste trois mois. » Résolument en prise avec les réalités sociales, Shuck invite à l’éveil. Un activiste de l’ombre pour lequel il n’est pas question de raconter le présent sans évoquer l’histoire de ses aînés. « En fait, je développe tout simplement ce que j’ai appris en étant jeune en le mettant à une autre échelle. Je considère que l’artiste doit prendre ses responsabilités. »

« Comment vivre ensemble sans mettre en valeur l’histoire de l’autre ? »

Des responsabilités qu’il a prises dès les premiers mois de confinement au printemps 2020. Face à la sombre actualité, il a préféré y voir du positif, convaincu que notre société allait se réinventer en revenant à l’essentiel. Il a notamment travaillé sur une œuvre dédiée aux grandes personnalités noires avant de s’attaquer à un projet nommé Neurones sociales, sa façon à lui de rendre hommage au personnel soignant. « En ce moment, ce qui me fait rigoler, ce sont toutes ces pubs sur la laïcité. J’ai l’impression de revenir sous l’époque Mitterrand, sauf qu’aujourd’hui tous les maux ressortent, rebondit-il. Quand tu regardes l’état de la France, il y a un mot qu’on a oublié depuis 30 ans, c’est le mot considération. Le racisme ne vient pas de nulle part. On nous parle de sauvages, de barberie. J’ai envie de dire : qui sont les plus sauvages, les plus barbares ? La méconnaissance de l’histoire, quelque part, ça les arrange. Quand on voit comment De Gaulle n’a pas réussi les indépendances africaines. Idem, je suis allé voir la dernière exposition sur Napoléon à La Villette. Le passage qui évoque le fait qu’il a rétabli l’esclavage en 1802 a eu un succès phénoménal. La plupart des gens qui en ressortent affirme : on ne nous l’avait jamais dit ! Même un Français cultivé, quand il découvre la réelle histoire de son pays, il en est très peu fier. »

Live exhibition à Shangaï, 2019.  © Guillaume Dimanche

Passionné, Shuck pose alors les arguments du nécessaire travail de transmission dans cette idée d’histoires communes en partage : « En vérité, ce siècle des Lumières, c’était le siècle de l’obscurité. Cette part sombre de l’histoire de France, c’est primordial de pouvoir en parler sans complexe. On nous parle de vivre ensemble. Mais comment vivre ensemble sans mettre en valeur l’histoire de l’autre. Ce melting-pot, cette France diverse, cette énergie colorée, si la France en prenait conscience réellement, ce serait merveilleux. Il faut assumer notre histoire. La France a une diversité plus forte que toutes les diversités anglo saxonnes réunies. Et même les Anglo-saxons, qui ont pourtant des torts et des lacunes, arrivent à faire vivre cette pluralité autrement. Je le vois dans des détails de la vie quotidienne où il y a beaucoup moins de racisme ordinaire que chez nous. J’ai compris que le changement pouvait venir de l’expression, du contenu, du fond, de l’essence. »

Grand Paris et perspectives

Fier de son identité afro-caribéenne, Shuck n’hésite pas à célébrer cette France multiculturelle qu’il affectionne tant à travers l’organisation de divers ateliers créatifs dédiés aux jeunes franciliens. Artiste référent du concours de la Flamme de l’égalité 2019, il a animé des ateliers avec trois classes de CM2 et leurs enseignants à l’école Marcel Lelong de Sarcelles. A l’arrivée, ses 82 élèves ont été lauréats du concours. « Après un travail de connaissances sur des personnages légendaires pour leur engagement tels que Gandhi, Mandela, Simone Veil, Aimé Césaire, Martin Luther King ou encore Sœur Thérésa, nous sommes partis sur l’idée d’un ancien esclave qui écrit un courrier à son ancien maître en lui expliquant sa nouvelle vie. Ce sont des ateliers qui ont fait leur preuve. Je dis souvent aux jeunes : avant de critiquer, il faut d’abord se regarder en face, lire et écrire. Notre force collective, c’est un moyen de répondre aux négations de la société. » Fan de la chanteuse béninoise Angélique Kidjo pour son engagement, Shuck a récemment collaboré avec la directrice artistique Emily Goneau, la cofondatrice de l’association Change de disque pour des solutions concrètes concernant le sexisme et les violences dans l’industrie musicale. Cofondateur en 2018 de l’association Vivre libre ou mourir, une plateforme d’échange et de transmission autour de la mémoire et de l’histoire, Shuck a également œuvré au côté de Lilian Thuram. « Mon art dialogue avec la texture de la ville, la surface des bâtiments. Il pose des questions dont les réponses restent ouvertes pour les personnes qui le regardent. Notre société évolue à une telle vitesse qu’il devient crucial de protéger notre multiculturalisme dans le contexte d’explosion sociale qui menace. » Ainsi, par sa longévité et sa détermination, Shuck One est devenu une figure majeure du graffiti international. Sans cesse en évolution, il prend le temps, en cette rentrée de septembre, de soigner ses toiles en cours, lui qui aime peindre sur fond de jazz. « L’essentiel du jazz me contient dans ma ferveur, commente-t-il. Le matin, ça peut être du classique. En fin d’après-midi, du rap, de l’électro. Je n’ai pas de barrières. »

Solo show à Hangzhou, 2019.  © Guillaume Dimanche

Dans ce cocon où trône le portrait de Frantz Fanon parmi des dizaines d’images et de souvenirs glanés au fil de ses voyages, Shuck s’attache actuellement à « mettre de l’essentiel dans le réservoir », comme il dit. Il peaufine notamment son projet d’exposition lié à l’histoire du Bumidom, cet ancien organisme public français chargé d’accompagner l’émigration des habitants des départements d’outre-mer vers la France métropolitaine dans les années 1960 à 1980. Avant une série d’interventions jusqu’à fin septembre pour le Samu Social de Paris et son prochain départ pour un festival international de graffiti à l’Ile-de-la-Réunion, il formule un vœu pour Paris. Bien au-delà du périphérique. « Je pense que le Grand Paris peut être ce projet architectural, social et artistique qui permette de développer notre tissu humain dans le tissu urbain, de combattre l’architecture de division qui tend à nous séparer de jour en jour. C’est dans cette relation tissée entre l’urbain et la reconnaissance mutuelle des citoyens du Grand Paris que mon art inscrit sa volonté de créer du commun. En créant des images en partage sur les murs, je propose un code poétique de notre époque. » Un Grand Paris en toile de fond. Telle est sa perspective. Son inspiration.

 

Florian Dacheux

Florian Dacheux