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Mai / 05

Sexisme et racisme : les travers du rapgame

By / Oguz Aziz /

Comment et pourquoi le rap a fait du sexisme son étendard ? Telle est la question que s’est posée Benjamine Weill, auteure de A qui profite le sale, sexisme, racisme et capitalisme dans le rap, publié en avril dernier aux éditions Payot. Grande amatrice de rap depuis son adolescence, la quadragénaire, qui œuvre dans le domaine social depuis vingt ans, collabore en parallèle avec plusieurs médias spécialisés. Philosophe de formation, elle réalise dans cet essai une critique acerbe de la place prise par les représentations virilistes promues par l’industrie musicale dans le rapgame à travers des idoles stéréotypées. Pour autant, elle défend que le rap ne peut pas être réduit à cette vision sexiste, dont les rappeurs sont aussi victimes. Le mouvement doit continuer à se poser des questions. « Tout laisser passer au rap, ce n’est pas l’aimer, c’est le mépriser », écrit-elle dans son ouvrage. L’essayiste y montre aussi toute la diversité du paysage rap, où des rappeuses et des rappeurs sortent des cases et des caricatures. Comme Benjamine Weill le défend, « le rap continue d’être subversif, de soulever le tapis pour montrer le sale qu’il y a en dessous. C’est dans son ADN ». Entretien.

Sexisme et racisme : les travers du rapgame

Vous racontez dans votre livre qu’au moment où vous recommencez à écrire sur le rap en 2015, ce style musical a été assigné au sexisme, ce qui n’était pas le cas au milieu des années 1990 quand vous vous plongez dans le milieu du hip-hop et du rap. C’est cela qui vous a poussé à écrire le livre ?

Cela fait environ 30 ans que j’écoute du rap. Je fais partie de ces gens que le rap a accompagnés dans l’existence. De 1995 à 2005, c’est une période où j’écoute tout ce qui sort, tout ce qui se fait dans le rap français. Après cette date, j’en ai toujours écouté, mais j’ai arrêté de digguer (ndlr : chercher, fouiller, de l’anglais to dig, creuser), en raison de la vie professionnelle, le fait de devenir mère. Être à bloc tout le temps, c’est compliqué. A partir de 30 ans, on se dit qu’on a fait le tour. Et je reste alors sur mes références. Puis je me remets à digguer. Et à partir de 2015, je recommence à publier sur le rap d’abord sur le Huffington Post, puis sur mon blog sur Mediapart. A la base, mon leitmotiv est de valoriser le rap comme un art à part entière. Et je me confronte progressivement à un sexisme qui est nouveau pour moi. Quand j’étais jeune et qu’une fille prenait le micro dans une maison de quartier, ça n’était pas en soi un problème. Aujourd’hui, le simple fait que je m’y connaisse en rap et que j’en parle dérange. J’entends : « t’es une femme, tu ne peux pas parler de rap ». 

 

Qui vous dit ça ?

Des commentateurs, des auditeurs, des twittos de base. Ce qu’on me dit est en fait assez révélateur d’un environnement médiatique, très concentré sur des personnalités masculines. Il y a peu de relai de ce que font les femmes, moi comme d’autres, de leur part. Il y a une forme d’invisibilisation. Quand on nous appelle, c’est pour parler de la place des femmes dans le rap. J’observe donc un décalage avec ce j’ai connu plus jeune. Aujourd’hui, les femmes sont mal représentées dans le milieu du rap. Cela m’a questionné. Ce n’est pas tant l’essence du rap – son esthétique, sa musicologie – qui m’intéresse, mais comment il est reçu, qu’est-ce qu’il véhicule, comment il est en lien avec les faits de société comme le sexisme. D’autant qu’on m’interroge sur la compatibilité entre mon féminisme et l’écoute du rap. Comme si j’étais chelou, comme si ce n’était pas possible. Pour moi, c’est nouveau. Jeune, on me disait plutôt « le rap, ce n’est pas de la vraie musique », « c’est une musique d’ado ». J’ai mis du temps à me saisir de cette question. Par exemple, je ne comprenais pas la démarche du site Madame Rap (ndlr : créé en 2015, dédié aux femmes et aux LGBTQI+ dans le hip-hop). Aujourd’hui, je suis convaincue de son intérêt pour recenser les artistes existant.e.s mais je continue de penser qu’il faut être vigilant à ne pas recréer des niches. Le rap féminin me pose problème en tant qu’étiquette marketing. Puis il y a eu le mouvement #MeeToo. Avec d’autres, nous nous organisons pour proposer une lecture spécifique de ce moment historique, mais nous nous heurtons à la perte de sens des notions hip-hop de départ comme l’inclusivité, l’émancipation, etc. Aussi, la plupart des personnes qui s’identifient comme hommes dans le milieu se montrent très frileux sur la question. Et puis il y a le clip Ahoo, qui sort en novembre 2021, un clip avec les rappeuses Chilla, Bianca Costa, Davinhor, Le Juiice et Vicky R réduit à de la promotion du documentaire Reines sur Canal + alors que c’est un banger (un hit). Là, je me dis qu’il y a un problème dans la manière de traiter le rap et d’invisibiliser les femmes. Il y a quelque chose qui dépasse la seule question des femmes et du féminisme. Je me mets à tirer le fil.

« On ne doit plus rien laisser passer, ni en matière de sexisme ordinaire, ni en matière de violences sexuelles et sexistes »

Aujourd’hui, le clip totalise plus de 6 millions de vues sur YouTube, ce qui est important, mais il passe néanmoins sous les radars des médias à sa sortie. Beaucoup de gens n’en entendent pas parler. Qu’est-ce qui pose problème ?

Ce son aurait dû passer partout. Il y a beaucoup de choses à écrire sur le traitement de ce titre et du documentaire. La production a beaucoup mis l’accent sur le réalisateur Guillaume Genton. Les rappeuses n’ont pas été mises en avant. Le documentaire met en scène par exemple les artistes dans une émission de Planète Rap sur la radio Skyrock, sans qu’un passage dans la vraie vie ne soit envisagé. C’est quand même incroyable. Cela montre bien que l’idée était de faire une opération marketing et non de promouvoir des femmes. Et je vois bien dans le milieu que travailler avec des femmes, les mettre en avant, cela reste compliqué pour les hommes, comme partout ailleurs. Ils ont l’impression de leur donner un coup de pouce. Il y a une forme de condescendance et de paternalisme. Beaucoup de rappeurs sont managés par des femmes : leurs carrières sont construites par des femmes. Aujourd’hui, comme le dit la rappeuse Meryl dans l’émission le Code, son public est majoritairement féminin. A un moment, il faut arrêter de penser à la place des femmes. Tout ça, c’est du sexisme, et comme ce milieu est à la base inclusif, il peut être en réalité à la pointe de ces questions, et non un espace de régression. Sauf que cela suppose de prendre les choses à bras le corps. On ne doit plus rien laisser passer, ni en matière de sexisme ordinaire, ni en matière de violences sexuelles et sexistes. Mais cela doit aussi être pensé d’un point de vue antiraciste car le rap doit toujours être entendu comme un espace privilégié pour les non-blancs et à ce titre, l’analyse ne peut qu’être afroféministe ou décoloniale. Et bien avant moi, plein de femmes ont initié des choses. Je pense par exemple aux journalistes Dolorès Bakela et Adiaratou Diarrassouba, qui ont lancé le festival Fraîches Women festival, et qui ont initié des choses autour de ces questions-là, notamment le lien entre sexisme et racisme.

 

C’est donc quoi le sale dont vous parlez ?

Ma question pour ce livre est la suivante : comment et surtout pourquoi le rap a fait du sexisme son étendard ? Cet étendard se range sous le terme générique de « sale ». Sauf que ce sale a un sens polysémique. Il est protéiforme comme le rap. Le sale est d’abord un élément d’ambiance, une sonorité sale, une façon de décrire un environnement sale. Dans la culture hip-hop, l’enjeu est la réappropriation de l’espace et de l’environnement. De ce fait, le sale a une fonction. Progressivement, le sale est devenu une façon de dire qu’on « fait du sale », sous-entendu des choses qui ne sont pas très morales. D’un sale musical, on passe à un sale moral. Le sale, désormais revendiqué comme transgression des codes moraux, va même au-delà d’un système D revendiqué, où l’on frôle souvent avec la zone grise, l’illégalité. Ce n’est plus comme nous le disait Keny Arkana, « ma délinquance des principes », à savoir une transgression par nécessité, une manière de s’en sortir pour ne pas rester à sa place. Mais ce qui est problématique, c’est la vision du sale comme elle est développée aujourd’hui. Un sale qui est nécessairement violent, agressif, sexiste. 

 

Vous prenez l’exemple du titre Tchoin de Kaaris, qui dit « La go là c’est p’têtre une fille bien / Mais on préfère les tchoins, tchoins, tchoins (ndlr, les putes) », ou quand Niska devient le Roi des Charo, un personnage viriliste et misogyne. Le sexisme serait donc complètement encouragé par l’industrie du rap, relayé par les médias, la radio Skyrock en tête…

Comme beaucoup d’autres, ces rappeurs ont été marketés sur le modèle de l’hyper-sexiste et ils l’ont tous repris à leur compte. En interview, ils disent que ce ne sont pas eux, qu’ils ne sont pas comme ça dans la réalité. Kaaris a régulièrement répété que dans la vie de tous les jours qu’il n’était pas ce personnage misogyne qu’il a décrit dans sa musique. Mais on voit bien qu’ils se retrouvent complètement piégés dans ces stéréotypes. Ils répondent au fantasme que l’homme blanc se fait du sauvage. C’est en ceci que le fil du sexisme nous amène vers d’autres horizons que sont ceux du racisme et du capitalisme. A travers le traitement du rap au sens de la production et de la diffusion, c’est une image de plus en plus sexiste qui est véhiculée du rap. Celui-ci est assimilé aux non-blancs et l’association sexisme/non-blancs s’opèrent dans les esprits : le non-blanc devient LE sexisme, LE sale, entendu comme mauvais moralement. L’homme blanc se préserve de toute remise en cause tant sur le plan du racisme que du sexisme alors même que ce traitement opéré est en réalité foncièrement raciste. 

 

Le terme de « pute » revient souvent dans la bouche des rappeurs. C’est même devenu un gimmick pour l’artiste Alkpote.

C’est de la provocation pure et dure, mais à force cela devient lassant. J’entends aujourd’hui des gamins m’expliquer que « pute » fait partie du langage rapologique. En fait, non. Traiter une femme de pute, c’est sexiste. Point à la ligne. C’est de la putophobie. A un moment, il faut arrêter. Cela ne devrait même pas être une insulte. Est-ce que dealer, c’est une insulte ? Non, alors pourquoi pute ? C’est la même débrouille, la même envie de s’en sortir en trouvant ses propres moyens, comme le rappelle Liza Monet. Faire du sale, ce n’est pas que du côté masculin. Cette zone grise concerne les deux sexes.

« Le rap est un objet intersectionnel par excellence »

Dans le livre, vous écrivez qu’« il existe de la misogynie, du sexisme et de l’homophobie dans le rap, comme ailleurs. Le fait de toujours le voir davantage dans le rap doit nous interroger sur le fond raciste de cette assignation ». Pour autant, cela ne doit pas empêcher de dénoncer le sexisme ou l’homophobie qui y existe. La réponse est-elle intersectionnelle ?

Comme dans le reste de la société, il y a du sexisme chez des rappeurs, et ça aurait été étonnant qu’il n’y en ait pas, mais le rap en soi n’est pas sexiste. Mais si on ne brandit pas le féminisme dans l’analyse du rap, sous couvert d’antiracisme, on risque forcément d’avoir des impensées sexistes, amenant des positions réactionnaires. De la même manière, si le féminisme n’a pas de lecture antiraciste, il versera dans le racisme. Le rap est donc un objet intersectionnel par excellence. C’est pour cela qu’il y a des impensés à tous les niveaux, et notamment en France où la question intersectionnelle est si compliquée à aborder. On y jure que par le Un. Or, justement le rap est multiple et il ne peut être entendu comme un bloc, être essentialisé. Sauf que déjà dire ça, pour certain.es c’est être trop « woke ». C’est aberrant. Normalement, on devrait tous être woke dans la culture hip-hop.

 

L’année dernière, Booba, tout en critiquant l’extrême droite, a validé sur les réseaux sociaux des propos transphobes d’Eric Zemmour. Comment peut-on analyser ce positionnement ?

Dans le titre ISTE, sorti en novembre 2022, il dit « L’égalité des sexes, c’est bien, mais B2O n’fait pas l’ménage. /Féministe, colonialiste, viens pas si ça finit en « iste » ». Sous couvert d’antiracisme, il est réactionnaire. Et il n’est pas le seul. La manière dont on dénonce le racisme aujourd’hui dans le rap mainstream, c’est catastrophique. On ne peut pas tolérer de tels propos venant d’un rappeur comme Booba, qui est aussi producteur, diffuseur, qui a été homme de média avec OKLM (qui a existé de 2014 à 2020). Il ne peut pas bénéficier d’une présomption d’ignorance comme les plus jeunes.

 

Il y aussi des ambivalences chez les rappeurs. Le rappeur marseillais SCH dit « se lever pour 1200 (euros), c’est insultant ». Et il est repris dans les manifestations sociales. Récemment, il a défendu des grévistes. Et en même temps, il véhicule une idée homophobe dans le titre A7, sorti en 2015, quand il dit : « Papa m’reniera jamais : j’suis ni flic, ni pédé ».

Et récemment, le rappeur Dinos a repris la punchline en 2022 en disant « Papa m’reniera jamais : j’suis ni flic, ni non-binaire ». Et tout le monde l’a encensé. Et en plus, on dit qu’il fait du rap intellectuel. Mais il y a des choses qui aujourd’hui sont inacceptables. En fait, ce sont des questions que l’on a mis trop longtemps sous le tapis. Et on doit se les poser aujourd’hui. Cela ne signifie pas que des artistes sont en soi problématiques, mais qu’ils peuvent être interrogés sur ces points et que les équipes doivent le faire aussi pour eux. Ma position tient aussi au fait que je ne vis pas du rap, ce qui m’autorise à le critiquer. Par-là, j’évite aussi à d’autres de s’exposer, vu que j’ai déjà une cible sur le dos et que j’assume mes convictions. J’invite à ce que les rappeurs se posent des questions. Et s’ils le font, c’est déjà une victoire pour moi.

 

Quel est la responsabilité de l’industrie musicale ?

Selon moi, les artistes sont aussi des victimes. Ils se retrouvent pris au piège d’un système. Quand MHD ou Koba LaD ont été incarcérés pour des violences (non liées à des affaires d’agressions sexuelles), ils ont été lâchés du jour au lendemain. Aucun producteur ne s’est levé. De fait, dans les affaires de violences sexuelles, les rappeurs sont jugés plus durement que des Depardieu ou des Besson, qui ont été soutenus par la grande famille du cinéma. Les rappeurs pensent qu’ils ont gagné grâce au capitalisme, qu’ils ont la moula (l’argent). Mais en fait, ils sont dépendants d’un système qui, selon moi, tire profit d’eux.

« J'aime aussi quand des hommes interrogent le virilisme du rap »

Dans votre livre, vous montrez bien que si la presse généraliste parle volontiers des déboires judiciaires des rappeurs, avec l’image du rappeur-délinquant, il y a au contraire un silence médiatique des médias spécialisés sur les affaires de violences sexistes et sexuelles. Pendant l’affaire Moha La Squale, Booska-P – le premier site sur le rap français – ne publie aucun article sur le sujet. La radio Skyrock non plus. C’est le signe d’un tabou, non ?

C’est clairement un impensé plus qu’un tabou. Le tabou, c’est quand tout le monde sait, mais personne n’en parle car c’est marqué par le sceau de l’interdit, c’est fondateur d’une société, d’un groupe. Là je parlerai plus d’un impensé, au sens où c’est ce qui est évité, occulté. Cela se rapproche plus du déni. Mais ce n’est pas une surprise. Les principaux médias rap sont tenus par des hommes : Jean Morel pour Grünt, Alvaro Mena pour Raplume, Amadou Ba dit Hamad pour Booska-P, Laurent Bouneau pour Skyrock. Et la solidarité masculine fait son œuvre. Le milieu a son fonctionnement en boysclub, en cooptation entre pairs, etc. Forcément, dans ce contexte, aborder le sexisme n’est pas leur priorité.

 

Cela témoigne aussi d’un plafond de verre pour les rappeuses dans le milieu ?

Oui, et cela concerne toutes les femmes, rappeuses ou non. Les femmes sont soit renvoyées à leur genre, soit elles ne doivent pas en parler. Elles doivent se démerder. Elles sont mises en concurrence les unes, les autres. Dans les émissions de rap, les femmes sont rares. Quand elles sont présentes, elles sont femmes prétexte. Elles doivent sourire aux blagues. Elles peuvent s’en prendre plein la gueule quand elles donnent leur avis. L’idée est de permettre davantage aux femmes d’intégrer et d’être reconnues dans le milieu du rap même si être femme, comme être racisée, n’est pas un totem d’immunité contre le sexisme ou le racisme. Mais cette féminisation ne doit pas se faire que sur le devant de la scène, mais à tous les niveaux et en nombre, sinon, c’est de l’affichage. Et il faut ouvrir au féminin, pas seulement aux femmes, cela va permettre justement qu’il y ait des débats. J’aime aussi quand des hommes interrogent le virilisme du rap. Des rappeurs comme Isha, Lefa ou Alpha Wann se questionnent face aux représentations virilistes, même si parfois certains peuvent aussi avoir des phases sexistes. Attention, derrière le sexisme se cache aussi parfois des formes d’humour qu’il s’agit de voir et non de tout prendre au premier degré, ce qui serait de nouveau raciste. En effet, pourquoi le second degré est invoqué pour Brassens et Gainsbourg mais pas pour le rap ?

« Etre hip-hop, c'est se poser des questions sur le monde qui nous entoure. »

A côté de ce rap mainstream, lié aux principales majors, des rappeurs comme le groupe PNL, Médine, Youssoupha, ont choisi la voie de l’indépendance ou de l’autonomie. Est-ce la solution ?

Aujourd’hui, il existe un modèle indépendant dans lequel des rappeurs peuvent se retrouver. Ils peuvent ainsi échapper à des visions caricaturales. Aujourd’hui, le rap est très diversifié. Il produit énormément de choses et des styles très variés. Parler du rap comme d’un bloc homogène est finalement le cœur du problème. Ne pas voir sa diversité et sa pluralité, c’est le réduire à sa caricature sexiste et donc avoir une lecture finalement assez raciste du rap. Le rap n’est pas en soi réactionnaire, loin de là. Certains rappeurs le sont devenus mais ce n’est pas du fait du rap mais du rapgame, c’est-à-dire de l’industrie et des médias rap. Et on a des rappeurs, comme Alpha Wann, Lino, Lefa, Médine, Casey ou Keny Arkana qui ont fait des choix marketing radicalement opposés. Ils ont construit une musique qui leur permet d’exister en dehors des cases, d’avoir leur propre modèle. Le rap continue d’être subversif, de soulever le tapis pour montrer le sale qu’il y a en dessous. C’est dans son ADN. Etre hip-hop, c’est se poser des questions sur le monde qui nous entoure.

 

Faire de l’argent, pour des rappeurs et rappeuses, c’est aussi une forme de revanche sociale. C’est quoi la limite avec le système capitaliste que vous dénoncez ? 

En soi, l’argent ne me pose pas de problème, l’argent est un moyen. Mais quand l’argent devient une fin en soi, c’est problématique. Ce tournant, où l’argent devient une fin en soi et le cœur d’un certain rap, se fait au milieu des années 2000 avec l’avènement du rap bling bling. Jusque-là, l’argent pourrissait les gens, mais c’était aussi un moyen, un vecteur pour s’en sortir. Après, c’est devenu l’objectif ultime de certains d’en avoir, de le montrer et de surenchérir. C’est pour cela que j’aime beaucoup le titre BB compte de Meryl, sorti en 2021, qui réhabilite l’argent comme moyen, ainsi que la responsabilité à laquelle il oblige, et comment il esclavagise quand on y pense. Elle propose un trap responsable, très loin du style viriliste qu’en ont fait certains : « Bébé, compte, compte/ Compte les billets sur la table/ […] Faut payer factures, faut payer essence, /Faut payer l’loyer, faut payer la conso’ ». Faire de l’argent n’est donc pas le problème. A mes yeux, l’idéologie capitaliste doit être interrogée. Le chiffre et la quantité sont-ils les seuls gages de qualité ? Sommes-nous vraiment les entrepreneurs de nous-mêmes ? Peut-on s’autoriser à penser en dehors du modèle libéral ? Des questions philosophiques finalement… Le capitalisme contient des limites qui induisent des effets racistes et sexistes par les angles morts que son idéologie impose.

 

Pensez-vous que le rap peut être en avance sur les questions sociétales ? Comment voyez-vous évoluer le mouvement ?

Oui, le rap peut même être en avance. Il a la capacité de l’être. C’est un milieu qui réfléchit, qui s’intéresse à ces questions. Ce sont des questions brûlantes partout dans la société. Pourquoi on ne se les réapproprie pas ? Les rappeur.ses disent des choses très fortes sur ces sujets. L’évolution est en cours. Cela va prendre du temps mais dans une décennie, on constatera qu’il y a plein de femmes dans le rap. Tout le travail de Lola Levent (qui a lancé le dispositif D.I.V.A, un compte Instagram puis une agence spécialisée dans l’accompagnement d’artistes féminines et LGBT+), de Madame Rap, toutes ces initiatives commencent à faire effet de masse. Parler du rap comme exclusivement masculin devient difficile ou problématique, même si c’est encore à bas bruit. Cela fait son chemin. Aujourd’hui, on voit apparaître de nouveaux médias où les femmes sont présentes et représentées. On peut citer 33 Carats, Mosaïque Magazine, Oxmose, qui commencent à faire changer les mentalités dans le traitement des représentations. Certaines artistes se soutiennent entre elles et développent une forme de sororité. Dans la dernière partie de mon livre, je parle d’ailleurs de toutes ces initiatives que nous pouvons soutenir. En fait, ce sont des petites pépites et des graines qu’il va falloir arroser. Il se passe plein de choses en dehors de la sphère libérale. A nous d’y prêter attention.

 

Recueilli par Aziz Oguz

 

A qui profite le sale ? Sexisme, racisme et capitalisme dans le rap français, Benjamine Weill, Editions Payot. 
Oguz Aziz